Exposition consacrée à Georges Dubosc

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 51 – Page 3

 

Exposition consacrée à Georges Dubosc

Éditorial

La bibliothèque municipale de Rouen a eu l’excellente idée d’organiser avant les vacances d’été, une exposition pour commémorer un journaliste rouennais : Georges Dubosc, disparu il y a cinquante ans : le meilleur du siècle avec Alain ; les seuls dont on conservera à la fois le souvenir et la valeur. Il est naturellement presque oublié de nos contemporains. Le modeste monument qui lui avait été élevé sur le boulevard près de la gare Rue Verte, face à son domicile, a été victime de la récupération des métaux et des bombardements ; il n’a pas été reconstruit. Aucun nom de rue dans sa ville et pourtant il le mériterait. Si bien qu’aujourd’hui son action régionaliste et sa mémoire ne sont plus conservées que par les Rouennais âgés de plus de soixante-cinq ans, qui se souviennent de sa physionomie narquoise, de sa démarche nonchalante et des articles lus autrefois, intitulés « Par-ci par-là » et consacrés à l’archéologie, à l’histoire de la région rouennaise, aux vieilles habitudes et pendant un certain temps aux expositions de peinture. Son grand mérite est d’avoir fait aimer et respecter le passé et sans doute d’avoir suscité de jeunes vocations historiques.

L’exposition que la bibliothèque a rassemblée pour son fidèle lecteur d’autrefois n’a pas connu une affluence aussi élevée que celle qui l’avait devancée. Il ne faut pas en être surpris. Elle rappelait un autre rouennais : Maurice Leblanc, créateur du célèbre personnage d’Arsène Lupin, cet habile et chanceux gentleman cambrioleur, agissant toujours sans armes, ne s’attaquant qu’aux riches comme il se doit, heureuse trouvaille qui assura sa fortune littéraire. Elle dure toujours : le cinéma et la télévision ont maintenu et prolongé son succès originel. Les Français se sont toujours montrés sensibles aux romans d’aventures comme aux romans de cape et d’épée, et Maurice Leblanc a créé avec son Arsène Lupin un mélange des deux. Il est par conséquent mieux connu tandis que Georges Dubosc a sombré dans l’oubli : c’est cela la gloire et l’indifférence.

Pour ceux qui se rappellent encore de lui, il représente dans la presse rouennaise le type même du « flâneur salarié » aimant déambuler dans les rues des différents quartiers, pour en découvrir les changements, maudire les fâcheuses destructions, se réjouir des restaurations, causer longuement avec les gens de connaissance qu’il rencontrait. En un mot, le type même du rédacteur localier d’autrefois, aimant vivre et savoir ce qui se passait en ville, ce qui s’y disait et l’interpréter dans ses écrits. Une sorte de journalistes totalement disparue avec l’usage des dépêches d’agences et des téléscripteurs. Ceux d’aujourd’hui sont davantage devenus ronds de cuir. Les anciens faisaient estimer davantage l’usage des journaux locaux.

Par ses parents, il appartenait à la bourgeoisie aisée de la ville. Son père était associé dans une fabrique de produits chimiques et en plus membre du conseil d’administration de la succursale de la Banque de France : sérieuse référence. Au sortir du Lycée Corneille, où il excella en dessin et en lettres, il voulait devenir peintre. Ses premiers essais furent avec Zacharie et Delattre, ses aînés. Puis il gagna Paris pour se perfectionner, entra dans l’atelier de Dupuy de la Roche. Il eut des ennuis pulmonaires, fit un séjour de trois ans au pays basque dont sa mère était originaire et revint à Paris. Il entra dans les ateliers de Gervex et de Bonnat. Un autre rouennais, Julien Goujon le fit entrer dans sa revue théâtrale le Molière, puis à Paris-Plaisir, aux côtés de Huysmans et de Raoul Ponchon, y tenant la rubrique des théâtres. Enfin, fatigué de la vie parisienne, la jeunesse et les camarades s’éloignant, il revint à Rouen vers la quarantaine. Avec André, son frère cadet, ingénieur chimiste, auteur de revues locales dont celle des Eperlans, il fonda un journal de théâtre La Lorgnette qui dura plusieurs années. Sous la signature de Myop, il écrivit des pointes savoureuses à droite et à gauche. Un camarade de jeunesse écrivait à ce sujet, en 1906, dans le Travailleur Normand : « Ce spirituel ironiste blaguait avec une verve si mordante et une si outrancière fantaisie les travers et les ridicules de nos petits grands hommes d’autrefois ». Les Rouennais ont toujours aimé qu’on les brocarde et ils regrettent aujourd’hui de ne plus avoir de petits théâtres où les revues locales avaient un grand succès et permettaient de sourire malicieusement des autres.

Il fit ses débuts dans la presse quotidienne rouennaise dans le Petit Rouennais, de tendance radicale et d’origine protestante, comme chroniqueur artistique et théâtral. Selon Louis Muller, le père de Charles associé à Paul Reboux, il y resta peu de temps ; les familles Dautresme et Dubosc n’étant plus en bons termes. Il devait entrer en 1887 au Journal de Rouen, à la demande de Brière, pour remplacer Samuel Frère démissionnaire et assurer la vie théâtrale. En 1894, il succéda à Alfred Darcel, pour l’archéologie et les expositions. Il avait trouvé sa voie naturelle qu’il continua avec le même entrain jusqu’à sa mort brutale en 1927.

Il fut aussi un membre assidu de cette curieuse société de bons vivants, La Cafetière fondée en 1892 et composée de joyeux noctambules de la ville, dont certains, comme Eugène Brieux, ont fini à l’Académie Française. Ils se réunissaient tous les soirs, dans un petit café du Théâtre des Arts fréquenté par les artistes. Rouen apparaît comme une ville sérieuse, soucieuse de sa réputation ; elle a cependant toujours eu une fraction plus turbulente, frivole et humoristique, l’envers de son écorce, avec une jeunesse aimant se divertir et s’amuser librement, éloignée des médisants salons. Charvelle, compagnon de jeunesse de Georges Dubosc, écrivait au début du siècle, rappelant la sienne : « Quand j’observe les jeunes gens d’aujourd’hui, il me semble qu’ils ne savent plus être jeunes. Peut-être, est-ce moi qui me trompe, peut-être est-ce ma quarantaine, un peu lasse et désabusée, peut-être n’a-t-elle plus la nette perception des juvéniles mentalités, mais les jeunes gens d’aujourd’hui m’apparaissent presque tous moroses et tristes ; ils affectent une pose hargneuse, ils font les ennuyés et sont tout bonnement ennuyés. Comment diable peut-on s’ennuyer quand on a vingt ans ! Etre jeune, n’est-ce pas être gai, joyeux, insouciant, enthousiaste, un peu fou même ; n’est-ce pas être épris de toutes les belles choses qui, par le prestige de l’Art, ravissent les yeux, charment l’esprit, pénètrent l’âme, flattent les sens ; n’est-ce pas aussi, et, ce n’est pas le moindre de tes privilèges, ô Jeunesse, d’être amoureux de toutes les jolies filles. Cette science de la jeunesse nous la possédions bien, nous autres. Faut-il l’avouer, au risque d’encourir le blâme des prétendus sages, qui ne sont la plupart du temps que des hypocrites ou des pharisiens, nous avons bien du mal à l’oublier… » Ajoutons soixante-dix ans à ces propos : cette jeunesse souvent désargentée savait s’amuser à peu de frais, celle que nous avons sous les yeux, malgré les guitares, les disques, les cassettes et la liberté actuelle des jeunes filles, n’a plus ce qui était encore valable pour la nôtre. Et Charvelle ajoutait à l’adresse de Georges Dubosc : « Toi, chacun le sait, tu es devenu un écrivain sérieux, un savant. Tu as abandonné les sentiers fleuris de la fantaisie pour un champ plus sévère, celui de l’Histoire et de l’Archéologie, mais là quelle belle moisson n’as-tu pas engrangée ? Il n’est pas un événement, un fait de l’histoire anecdotique de notre vieille cité que tu n’aies contracté dans tes chroniques d’une érudition si documentée et si curieuse, les mœurs pittoresques, les coutumes bizarres des siècles passés te sont aussi familières que nos usages contemporains, d’une si désespérante banalité. Et quand tu racontes les scènes de la vie publique, au temps de ces âges disparus, la peinture est tellement saisissante de vérité, les personnages sont si puissamment évoqués qu’on se croit transporter soi-même dans ce cadre que tu reconstitues avec une si scrupuleuse exactitude… Cet esprit, cette fantaisie, cette verve, on les retrouve du reste, et avec quelle abondance, dans l’étincelant causeur qu’est resté l’écrivain… » Un de nos membres les plus âgés, l’ayant bien connu, nous a raconté le souvenir qu’il en a conservé avec les détails savoureux qu’il avait appris en enquêtant sur les sujets qu’il préparait et que l’on ne rencontrait plus dans ses articles parus quelques jours plus tard, devant respecter les lois de la presse et la bienséance rouennaise. Ah ! s’il avait voulu nous laisser de petits carnets bien garnis, comme nous serions bien renseignés sur ce qui peut se dire et non s’écrire !

Né en 1854, il avait deux ans à la parution de Madame Bovary et il a publié sans arrêt, jusqu’à sa mort survenue en 1927. Il a donc vécu à Rouen toute l’aventure flaubertienne. Personnellement, je l’ai souvent rencontré dans les rues, déambulant souvent seul, le binocle toujours remuant, l’éternelle cigarette éteinte au coin de la bouche, une sorte de sourire de satisfaction de vivre, prêt à la boutade, au cours d’un périple non organisé qui allait se terminer sur les quais, de la Petite Provence, aux orchestres des grands cafés toujours regrettés, à la rue Jeanne d’Arc pour s’achever à la gare Rue Verte, quand parvenaient les journaux du soir et surtout ses chers Débats , dont il était le correspondant local. Cependant son lieu favori était la bibliothèque municipale, où nous le considérions comme un heureux privilégié, pouvant aller librement dans tous les étages de la grande salle d’alors. Un familier de la bibliothèque devait écrire lors de sa mort : « Arrivant vers dix heures, il était des nôtres presque chaque jour. Le règlement pour lui s’était fait indulgent, sauf pour sa cigarette qui ne franchissait jamais notre seuil. Mais les fermetures de midi et de la fin de l’après-midi ne l’excluaient pas de nos salles. Sentant venir ses dernières années, seul et tranquille, notre ami était alors sûr de pouvoir travailler, sans être, ne disons pas importuné, mais dérangé ou tout au moins distrait… » Il avait, il est vrai, pour faciliter sa tâche, un chef appariteur exceptionnel, le père Isaac, fin lettré et curieux pour lui-même, qui, après être demeuré longtemps valet de chambre à Paris, chez Dautresme, musicologue et sénateur, s’était reconverti à la bibliothèque de Rouen. Il connaissait à fond la bibliothèque et nous émerveillait par la mémoire des cotes des ouvrages. Sachant nos recherches, il venait à nous avec une pile d’ouvrages dont il avait écrit lui-même les feuilles de demandes. Il se montrait encore plus généreux à l’égard de Georges Dubosc, qui le considérait comme son collaborateur. Nous avions alors vingt ans et le chroniqueur rouennais nous intimidait par sa réputation acquise. Il n’était pas fier, mais j’avoue plus de cinquante ans après, n’avoir jamais osé l’aborder pour lui demander un renseignement qu’il aurait donné avec plaisir. Nous avions cette considération à l’égard de nos aînés qui avaient réussi.

Un des anciens habitués de la Cafetière écrivait lors de sa mort : « Pour nous, ceux de sa génération ou presque, qui l’avons connu en pleine force, en pleine santé, qui l’avons suivi dans sa vie laborieuse et si remplie, il nous suffit de fermer les yeux pour le revoir à trente ans. Petit, déjà gros, son petit chapeau rond rejeté en arrière, son col blanc en pointes, rabattu sur sa lavallière bleue à pois blanc, son veston relevé par ses mains enfoncées dans les poches de son pantalon, sa cigarette collée au coin des lèvres, son œil malin, clignotant sous son lorgnon, quand il venait de vous poser une colle embarrassante, son bon sourire s’épanouissait quand il vous avait définitivement collé… » C’est ce souvenir que nous conservons de ce bourgeois rouennais sans prétention, appartenant à cette fraction libérale toujours minoritaire dans cette cité, où les réussites commerciales comptent infiniment plus que la valeur intellectuelle, voire Flaubert.

Georges Dubosc fut un Rouennais toujours vigilant, luttant avec opiniâtreté par sa plume contre les inutiles destructions ou les stagnations prolongées. Il fut par ses articles l’introducteur des impressionnistes dans la vie normande, apprenant au public, à admettre, à apprécier ces visions alors jugées déconcertantes. Il fut aussi pour le développement du tourisme en Normandie et se trouve à l’origine de la création du syndicat d’Initiatives en 1907. Cependant, la raison d’en parler longuement dans ce bulletin est autre et largement méritée. Il a publié un ouvrage local, fort important : Trois Normands : Corneille, Flaubert, Maupassant. En plus, une vingtaine d’articles sur Flaubert, parus dans le journal de Rouen et dans quelques autres revues rouennaises. Avec son style clair et convaincant, son coup de patte personnel, il était cru et estimé à une époque où Flaubert était fortement boudé.

Ry et les époux Delamare

Il est de surcroît, l’auteur de l’article paru dans le journal de Rouen du 22 novembre 1890, la veille de l’inauguration du monument de Chapu à Rouen et qui a fait alors son tour du monde.

Dix ans après la mort de Flaubert, il révélait au public, que le thème de Madame Bovary devait avoir comme source d’inspiration la vie conjugale à Ry des époux Delamare, dont le mari était médecin, tous deux, mari et femme, morts quarante ans auparavant.

Le bruit en avait couru dans les milieux médicaux après la publication du roman et la nouvelle avec le temps s’était estompée. C’est nul doute, au cours d’une des premières excursions par l’association des Monuments Rouennais à ses débuts, et conduite cette année-là à Ry, à la demande d’un architecte qui avait réparé le clocher. Georges Dubosc participait à cette excursion faite dans un omnibus tiré par deux chevaux ; l’accès dans ce bourg était difficile, le chemin de fer n’y passant pas et une autre lettre répondant à son article l’espérait. L. C. en témoigne : « Je me rappelle encore sa joie lorsqu’il découvrit dans le bourg qu’habitaient M. Homais et l’abbé Bournisien, l’endroit exact où, sur un ruisseau, l’ami d’Emma posait la planche sur laquelle il passait pour rejoindre l’épouse de l’officier de santé. Cette curiosité des petits faits ne lui faisaient pas négliger les plus hauts problèmes d’histoire… » Sauf un article d’un magistrat Félix et d’allure générale, Flaubert n’avait été l’objet d’études rouennaises : ce fut Georges Dubosc qui en lança l’idée avec cet article, sur lequel nous aurions aujourd’hui quelques petites réserves à formuler, mais il ne faut pas oublier que la critique littéraire a pris avec lui un nouveau tournant.

Si les journalistes sont facilement indiscrets, Georges Dubosc ne le fut point. Il ne cita jamais dans ses articles, que la fille des époux Delamare était devenue rouennaise par son mariage avec un pharmacien de la rue Cauchoise. Ils eurent une fille qui demeura célibataire et qui, morte durant la dernière guerre, fit de la ville de Rouen sa seule héritière. Cette discrétion voulue l’honore.

Les Rouennais et bien d’autres avec eux sont convaincus que Flaubert a copié en partie cette aventure tragique, connue des milieux médicaux. Cependant, le romancier ne s’est pas conduit comme un juge d’instruction. Rien n’indique qu’il soit allé à Ry pour s’y documenter et pas un petit détail dans sa correspondance. Notre surprise est autre : il n’existe aucun carnet à la bibliothèque historique de la ville de Paris parmi la série entière donnée par sa nièce, concernant Madame Bovary, alors qu’il en existe pour ses autres ouvrages. A-t-il existé, a-t-il été volontairement détruit par un de ses héritiers ? Nous ne le saurons jamais, car sa conservation s’il a existé, aurait clairement résolu toutes les hypothèses que nous nous posons au sujet de Ry et de sa venue.

Le bourg de Ry a su d’ailleurs en tirer profit pour son propre tourisme. Un monument avec un médaillon du romancier a été élevé près du Crevon, voici quelques années et en juin dernier, un musée d’automates a été ouvert, œuvre patiente de l’horloger local, rappelant les principales scènes de Madame Bovary et dont la présentation artistique et méticuleuse ne manque pas d’intérêt.

Rappeler dans notre bulletin, et si longuement, cinquante ans après sa mort, ce que fut Georges Dubosc, pour l’essor de la critique rouennaise de l’œuvre de Flaubert, nous est apparu comme un devoir, surtout qu’il fut au premier rang de cette pléiade de Rouennais qui batailla pour le rachat du Pavillon de Croisset en 1905. Notre société en est issue et continue aujourd’hui son rôle en faveur du romancier normand.

André Dubuc