Flaubert et la Musique

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 51 – Page 12

 

Flaubert et la Musique

Il convient d’accueillir avec beaucoup de réserve le témoignage de Maxime du Camp sur les capacités musicales de Gustave Flaubert : « Son oreille était si extraordinairement fausse, qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fût-ce une berceuse » (1). D’une manière très révélatrice, Flaubert établit une comparaison entre l’amour et des « morceaux de musique qui se chantent en nous » (2). Le pronom réfléchi est fondamental : la musique chante intérieurement ; elle n’a pas besoin de s’extérioriser pour donner une preuve de son existence. En réalité le transfert musical s’affirme dans le style aux « ondulations », aux « renflements de violoncelle » (3). Du Camp reconnaît l’importance accordée par son ami à la mélodie de la langue écrite. Partout, dans l’œuvre du grand écrivain, nous rencontrons ce souci de musique. Celle-ci reflète constamment la recherche douloureuse et passionnée de la musicalité, contrôlée par l’oreille :

« Ainsi pourquoi y a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? » (lettre à G. Sand, 1876).

« De la musique plutôt : tournons au rythme, balançons-nous dans les périodes » (lettre à Louise Colet, 1852).

« Mais si je réussis, ce sera bien symphonique », suggérant « l’orchestration des comices, les plans sonores, les contrepoints ». « Si jamais les effets d’une symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là. Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs » (lettres, 1853),

« Quelquefois, la musique lui semblait seule capable d’exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies » (L’Éducation sentimentale).

« Poètes, sculpteurs, peintres et musiciens, nous respirons l’existence à travers la phrase, le contour, la couleur ou l’harmonie, et nous trouvons tout cela le plus beau du monde » (à Louise Colet, 1854).

Dans les Mémoires d’un fou, Flaubert exalte le pouvoir magique de la musique :

« Je ne sais quelle puissance magique possède la musique ; j’ai rêvé des semaines entières au rythme cadencé d’un air ou aux larges contours d’un chœur majestueux ; il y a des sons qui m’entrent dans l’âme et des voix qui me fondent en délices. J’aimais l’orchestre grondant, avec ses flots d’harmonie, ses vibrations sonores et cette vigueur immense qui semble avoir des muscles et qui meurt au bout de l’archet ; mon âme suivait la mélodie déployant ses ailes vers l’infini et montant en spirales, pure et lente, comme un parfum vers le ciel ».

Ce jeune romantique, à la sensibilité exacerbée, fait songer à Berlioz. À Genève, en 1845, devant la statue de Rousseau, il entend une musique qui le fait frissonner, qui le pénètre jusqu’aux entrailles (4). Mais son imagination lui entrouvre le monde du théâtre, « aux loges pleine de femmes poudrées ». Car, plus que la musique peut-être, l’atmosphère du théâtre exerce sa fascination sur l’auteur. La même année, il visite la Scala de Milan et résume, dans ses notes de voyage, la profonde impression qu’il a ressentie, dans un lieu où règne l’illusion, l’au-delà du réel :

« Un théâtre est un lieu tout aussi saint qu’une église, j’y entre avec une émotion religieuse, parce que, là aussi, la pensée humaine, rassasiée d’elle-même, cherche à sortir du réel, que l’on y vient pour pleurer, pour rire ou pour admirer, ce qui fait à peu près le cercle de l’âme » (5).

Dans Novembre, il écrit : « Je n’aimais rien tant que le théâtre ». La poitrine de l’actrice, « d’où sortaient des notes précipitées, se baissait et montait en palpitant ».

Grâce à la correspondance et aux notes, on peut connaître les spectacles auxquels Flaubert a assisté et quelles ont été ses réactions ou ses critiques. L’écrivain place Don Juan de Mozart au sommet de la création lyrique : « Les trois plus belles choses que Dieu ait faites, c’est la mer, l’Hamlet et le Don Juan de Mozart » (à Louise Colet, 3 octobre 1846). Propos tenus d’une manière équivalente en 1839 dans Les Arts et le Commerce. Flaubert abandonnerait volontiers le luxe et la richesse pour pouvoir « pleurer au théâtre », « écouter Mozart, regarder Raphaël, contempler tout un jour les vagues de l’Océan ».

Au cours de ses déplacements à Paris, en France et à l’étranger, Flaubert ne manque pas d’assister à des représentations d’opéras, ou à des concerts. Il parle des œuvres lyriques nouvelles avec sa sœur. En novembre 1842, il se rend au Théâtre des Italiens, avec les dames Collier, pour la création de Linda di Chamouni, de Donizetti. L’année suivante, il voit le Faust de Ludwig Sphor, mais pendant ses années de Droit, il ne va plus aux Italiens. Au Théâtre Carlo Felice de Gênes, il entend le premier acte de la Somnambule de Bellini. Lors du voyage dans les Pyrénées, il dîne chez un brave homme, mais sa digestion est « gâtée par des romances au piano ». Un air italien de Rossini, chanté en français, lui arrache ce cri : « Pauvre Rossini ! plus disséqué que mes cadavres du Gange, et par des becs féminins encore, ce qui est pis ».

Avant de partir pour l’Orient, Flaubert rejoint Maurice Schlésinger à l’Opéra-Comique (23 octobre 1849) et voit un acte de Halévy, La Fée aux roses, sur un livret de Scribe et Vernoy de Saint-Georges. Le 26, il entend pour la première fois Madame Viardot, à l’Opéra, dans le Prophète de Meyerbeer. L’émotion est profonde. « Quel bien m’a fait Mme Viardot I Si je n’avais craint de paraître ridicule, j’aurais demandé à l’embrasser. Pauvre cœur, sois béni, tant que tu battras, pour la délectation que tu as versée dans le mien ! ». Au passage, l’écrivain note des détails amusants : deux bourgeois cherchant à deviner l’intrigue de la pièce et, à l’orchestre, « le père Bourguignon, rouge de luxure en contemplant les danseuses » (6).

Plus tard, Flaubert fréquente la « bande Viardot », mais il ne fait véritablement connaissance avec la cantatrice, grâce à Tourguenev, qu’en 1872. Entretemps, il l’entend par deux fois dans Orphée, avec le même éblouissement. « C’est une des plus grandes choses que je connaisse. Depuis longtemps je n’avais eu pareil enthousiasme ». Le 1er mai 1874, il confie à George Sand :

« Je vous ai bien regrettée chez Mme Viardot, il y a quinze jours. Elle a chanté de l’Iphigénie en Aulide. Je ne saurais vous dire combien c’était beau, transportant, enfin sublime. Quelle artiste que cette femme-là ! Quelle artiste ! De pareilles émotions consolent de l’existence » (7).

Avant de s’embarquer pour l’Égypte, en novembre 1849, il va voir jouer deux actes de La Juive au Théâtre de Marseille. Il entend la Norma à Alexandrie À Smyrne, le 7 novembre 1850, il assiste à un concert du violoniste grec « à longs cheveux », « il signor Nicosia ». Constantinople l’étonne : « Drôle de ville que celle-ci, où l’on sort des tourneurs pour aller à l’opéra !  ». Notation qui montre la jonction de deux mondes, l’Orient et l’Europe. Là, il a l’occasion de voir Lucia de Lammermoor « représentée convenablement » (12 novembre 1850), Robert le Diable (19 novembre) et un ballet, Le Triomphe de l’amour (3 décembre). En janvier 1851, ce sont Les Puritains de Bellini, à Athènes ; en février, au Théâtre San Carlo de Naples, il assiste à une matinée où l’on donne un spectacle « coupé » : un ballet, La Prova d’un opera seria, l’Ouverture de la Semiramide de Rossini et le premier acte du Bélisaire de Donizetti.

I. Le Théâtre des Arts de Rouen et Madame Bovary

Gustave Flaubert avait acquis cette « sensibilité » et cette première connaissance de l’art lyrique au Théâtre des Arts de Rouen. Sur le « gentil théâtre de Rouen », sont représentés les ouvrages du répertoire, souvent très peu de temps après Paris. Mais ce sont « encore des perles aux pourceaux », lance-t-il à Ernest Chevalier, en 1835, à propos de Angelo de Hugo et du Cheval de Bronze, opéra-féérie de Auber. Il est très au fait des engagements dans la troupe : Mme Ponchard, Tilly, Julie Berthot. Le célèbre chapitre XV de la deuxième partie de Madame Bovary se déroule sur cette scène provinciale réputée.

Flaubert parle du « parquet » et des habitués, mais non du fameux « parterre debout », qui était l’une des plus curieuses institutions locales. C’était là que se coudoyaient le courtier, le garçon farinier, l’artisan, le commerçant, les membres de la « claque ». Une ruche bourdonnante et une « arène tragique » pour les chanteurs. Comme le note justement l’écrivain, on n’oubliait point les affaires, on causait « encore cotons, trois-six ou indigo ».

Selon J. Desprez, chroniqueur de L’Indiscret, la salle du Théâtre des Arts ressemble à la fois à une promenade, « à voir les allées et venues des habitants du parterre », à une bourse, « à y entendre les négociants », à un salon « pour les dames et les fashionables ». Le rédacteur pense, à la vérité, que « c’est tout ce que l’on voudra, hormis un théâtre » (8). Dans un tohu-bohu indescriptible, les négociants à l’entracte, continuaient leurs affaires et la Bourse des marchandises. Il arrivait que le coton en laine « qui avait été en baisse au marché du Havre et de Liverpool, se relevait entre le second et le troisième acte de la Juive ou de La Dame Blanche ». En somme, « c’était l’égalité des conditions dans son essence la plus intime » (9). Dans son compte rendu de Madame Bovary, le 21 avril 1857 dans le Journal de Rouen (chronologiquement, la première critique parue de l’ouvrage), Alfred Darcel juge la description du spectacle et de la salle « un peu chargée », « quoique vraie dans le fond ».

Le Professeur Joseph-Marc Bailbé a analysé avec soin ce chapitre du Théâtre des Arts (10). Lucia de Lammermoor est donnée au Théâtre de la Renaissance, à Paris, le 8 août 1839, avec le ténor Ricciardi dans le rôle d’Edgard Ravenswood et Anna Thillon dans celui de Lucie. Ce drame d’amour romantique, d’après Walter Scott, qui fera frissonner Emma, voit les feux de la rampe, au Théâtre des Arts, le 24 décembre 1839, avec le ténor Wermelen, le baryton Lesbros, Madame Lavry, Messieurs Padrès et Lecourt. La réussite est éclatante malgré un livret jugé absurde. Le Journal de Rouen, du 23 juillet précédent, annonçait l’arrivée de Duprez et de la troupe italienne, pour quatre représentations, « dont l’une se composera de Lucia ». Cette troupe ne viendra à Rouen qu’au mois d’avril 1841. « Superbe enthousiasme » du public rouennais pour les interprétations de Lucie, note la Revue et Gazette Musicale (25 avril). Une couronne est déposée sur le front de la prima donna, Madame Donatelli. Lucie est encore représentée en juin par une seconde troupe italienne. Liszt, le 3 avril, au Théâtre des Arts, joue son Andante de Lucie, « cette belle et noble inspiration de Donizetti, qu’il a si admirablement transcrite pour le piano » (11).

Flaubert, dans Madame Bovary, fait bien allusion à la première représentation à Rouen de Lucie, « car il évoque aussi les danseurs espagnols qui étaient le 11 juillet 1839 au Havre et le 25 août 1839 au Théâtre de la Renaissance » (12) Emma et Léon parlent « d’une troupe de danseurs espagnols, que l’on attendait bientôt sur le théâtre de Rouen ». Ceux-ci se produisent le 16 avril, donc avant Le Havre et Paris. Le Journal de Rouen fait remarquer qu’ils étaient déjà venus en 1837, avec un médiocre succès. Rappelons que Lucie est jouée le 24 décembre 1839, mais sans entr’actes, alors qu’ils sont respectés dans le roman.

Qui est Lagardy ? Le nom, qui sonne fier, est imaginaire. Joseph-Marc Bailbé estime qu’ « il est difficile de vérifier ce que raconte Flaubert sur Lagardy. Un fait certain : les ténors étaient à l’ordre du jour et l’on suivait leur carrière ». En ce qui concerne les bonnes fortunes de Lagardy, il pense plutôt au baryton Massol, « bien connu en ce domaine ; Duprez étant surtout renommé pour son orgueil, et Roger pour sa dureté envers ses camarades chanteurs » (13) L’action de l’opéra de Donizetti est suivie scrupuleusement par Flaubert : « il a donné un résumé exact des principales scènes et brossé le décor très rapidement On peut suivre sur la partition piano et chant les principales remarques qui relèvent de la technique musicale proprement dite ».

Si Lagardy est un personnage inventé, un composé de Massol, Roger ou Duprez, les chanteurs cités par Léon, auprès desquels Lagardy ne vaut rien existent réellement : le baryton Antonio Tamburini est au faîte de la gloire Giovanni Battista Rubini, ténor, a, lui aussi, chanté le rôle d’Edgard dans Lucie.

II. Antoni Orlowski et les musiciens de Rouen

Le pseudonyme d’un chef d’orchestre offre une ressemblance frappante avec celui de Bovary. Antoine, Nicolas, Joseph Bovy, dit Jules Bovéry (Liège, 21 octobre 1808 – Paris, 17 juillet 1868), fut premier chef d’orchestre au Théâtre des Arts, à deux reprises (mai 1840 – 1844, 1852 – 1855). Cette similitude est signalée par le Professeur Bailbé. En outre, le Nouvelliste de Rouen avait fait paraître Madame Bovary, à partir du 9 novembre 1856, avec une « coquille suggestive » : Madame de Bovery. Félix Clérambray, dans Flaubertisme et Bovarysme cite une famille de Boveri, dont le plus beau fleuron était le chevalier Ange-Marie de Boveri, propriétaire, chef de bataillon, demeurant aux Authieux. En 1845, une jeune fille de 21 ans, du nom de Bovary, avait été entendue comme témoin dans un procès criminel.

Z. L. Zaleski (14) voit en Antoni Orlowski, musicien polonais exilé, le modèle du médecin Yanoda, dans Madame Bovary :

« Dans la silhouette fugitive de Yanoda, ce médecin et réfugié polonais qui a « décampé » comme exprès pour laisser sa place et sa maison à Charles Bovary, on distingue sans peine quelques traits d’Antoine Orlowski : son goût de vivre commodément, largement, son amour du luxe et de la bonne chère, et jusqu’à sa manie de changer de domicile ».

Personnalité très attachante de la vie rouennaise entre 1832 et 1861, ami d’enfance de Frédéric Chopin, Antoni Orlowski, né à Varsovie en 1811, a fait toutes ses études musicales dans cette ville. Comme Chopin, il s’expatrie, d’abord en Allemagne, puis à Paris, où il arrive en 1830. Muni d’une lettre de recommandation d’Ambroise Thomas pour J. Gompertz, négociant à Rouen, Orlowski réussit à se faire engager comme violoniste au Théâtre des Arts. En 1834, il est pianiste accompagnateur de la toute jeune Société Philharmonique, et dirige l’orchestre des Sociétaires. Il prend en 1836 la tête de l’Orchestre du Théâtre des Arts, conduit la première représentation de La Juive de Halévy et son propre opéra, Le Mari de circonstance.

Orlowski est de toutes les fêtes rouennaises, de toutes les réunions de bienfaisance ; il dirige ou joue du piano, du violon. Il fait venir à Rouen Frédéric Chopin pour un concert mémorable, à l’ancien Hôtel de Ville, le 12 mars 1838.

II fait connaître les compositions de son maitre Joseph Elsner, reprend, en 1842 et en 1845, la direction de l’orchestre de la Société philharmonique restaurée. Il se lie d’amitié avec les jeunes Flaubert et donne des leçons de piano à Caroline :

« Je ne joue pas autant de piano que je le voudrais, à cause de la fausseté de notre piano qui a déjà été accordé deux fois : je crains bien qu’Orlowski ne soit très mécontent de « la belle Poulette » (lettre de Caroline à son frère, 3 août 1842).

« Père Orlowski vient toujours très régulièrement et il trouve que je fais de grands progrès. Je suis un peu de son avis et continue à avoir assez d’ardeur malgré les morceaux assommants pour piano seul » (25 mai 1843).

« Orlowski m’abandonne tout à fait pour Limosin où il va chasser avec M. Toutain qui est cul-de-jatte. Ce doit être le steeple-chase. Papa prétend qu’ils luttent à la bouteille. Toujours est-il que toutes les fois que le Maestro revient de ces parties champêtres, il a la voix très enrouée et se plaint d’être fatigué » (6 juin 1843).

Selon Zaleski, le jeune Gustave Flaubert admire bien plus chez son ami les « qualités gastronomiques et mondaines », que le talent du musicien. Les lettres de l’écrivain abondent de détails éloquents qui concernent plus particulièrement le compagnon de plaisir (15). Orlowski était, à n’en pas douter, un bon musicien. « Les compositions de M. Orlowski », écrit Louis Maillot, critique du Nouvelliste de Rouen, « se distinguent par un jet mélodique facile, gracieux et portant un cachet d’originalité caractérisé. Sa manière d’écrire était vive, brillante et naturelle » (16). Une délicieuse valse « dédiée à ses jeunes élèves » a été publiée le 10 janvier 1836 dans le Boieldieu, peu de temps avant les Couplets du Jardinier, extraits du Mari de circonstance (22 mai).

Rempli d’admiration, semble-t-il, par le talent de son ami, Gustave Flaubert demandait à James Pradier, le 21 septembre 1846, de faire intervenir ses relations pour nommer Orlowski à la succession de Habeneck à l’Opéra. L’écrivain ne se fait guère d’illusion : « le pauvre garçon manque absolument de chic, qualité indis­pensable pour réussir à Paris ». On lui préférera sûrement quelque « compositeur de romances andalouses ». La lettre à Pradier avait été envoyée à Louise Colet, accompagnée d’une missive plus intéressante quant aux sentiments d’amitié liant les deux hommes :

« Je suis tout dévoué à ce brave garçon qui se rallie à mes souvenirs les plus gais et les plus tendres aussi. C’est lui qui faisait jouer à ma sœur du Mozart et du Beethoven. J’ai beaucoup ri avec lui autrefois, et beaucoup bu aussi. Maintenant entre lui et moi, comme avec tous les autres du reste, il n’y a plus rien de commun » (17).

Plusieurs fois, Flaubert évoquera ses amis musiciens de Rouen, associés presque toujours au souvenir de sa sœur : le violoniste Fournier, les violoncellistes Engelmann (orthographié par Caroline et Gustave : Anghelman) et Malençon (orth. : Malenson). L’audition d’une Sonate de Beethoven, à Jérusalem, lui rap­pelle sa sœur, le père Malenson « et ce petit salon où je vois miss Jane apporter un verre d’eau sucrée. Un sanglot m’a empli le cœur, et cette musique si mal jouée m’a navré de tristesse et de plaisir » (18).

Nous ne savons rien des relations entre Gustave Flaubert et le musicien le plus connu de Rouen, Amédée Lefroid de Méreaux. La Correspondance de l’auteur est muette à ce sujet. Toutefois les deux hommes devaient se connaître fort bien et s’estimer, comme en témoigne la dédicace portée sur un exemplaire grand papier de Madame Bovary : « À mon ami A. Méreaux. Puissent mes phrases être aussi mélodieuses que sa musique et aussi spirituelle que sa conversation. G. Flaubert » (19). Méreaux remercie Flaubert par une lettre, datée du 5 mai 1857 :

Mon cher Flaubert

Hier soir, j’ai appris que vous étiez à Rouen ! — Je vous ai donc laissé revenir sans vous avoir été faire, à Paris même, ma visite sans… ( ?). Dites-moi que je suis un grand coupable, un impensable temporisateur, une coquette même : mais ne pensez rien de tout cela, je vous prie. Excusez-moi plutôt de n’avoir pas répondu tout de suite à votre trop aimable offrande : je compte bien sur votre indulgente amitié dont vous m’avez envoyé un si affectueux témoignage. J’y ai été bien vivement sensible. J’ai dit tous les jours et à tout le monde que j’allais vous écrire … Hier soir, j’ai dit que j’irais vous voir ce matin — mais il faut avouer que je suis libre juste autant qu’il le faut pour être très esclave. J’espérais une vacance pour la matinée d’aujourd’hui — On est venu me relancer et j’ai été forcé de remettre ma visite à une autre fois, qui sera prochaine ; je vous assure. J’aurais un brin de plaisir à causer avec vous de vos triomphes et du dernier hommage tout académique que Ste-Beuve vient de vous rendre publiquement. Cet article m’a causé un véritable Bonheur ; il est magnifique et il pense comme moi, moins certaines petites restrictions que je ne reconnais pas fondées. À bientôt et encore tous mes remerciements pour la bonne et amicale pensée que vous avez bien voulu me réserver.

Tout à vous

Amédée Méreaux

Jeudi matin 5 mai 1857.

C’est certainement à l’instigation de Méreaux que Flaubert se rend à un concert du Quatuor Alard. Le 21 février 1852, le chroniqueur du Journal de Rouen annonce pour la première fois l’arrivée du violoniste et de son Quatuor, composé de Delphin Alard, premier violon, de Armingaud, second violon, de Casimir Ney, alto, et de Auguste Franchomme, violoncelliste. Dans les salons Darré, rue Gan­terie, à la fin du mois de mars 1852, le Quatuor Alard donne deux concerts uniquement consacrés à la musique de chambre. Ce qui est contraire à l’habitude du temps, qui voulait que l’on alterne les musiques instrumentale et vocale. Flaubert assiste au premier concert (24 mars), au cours duquel les instrumentistes jouent le Trio en Sol de Beethoven, les Variations sur l’air national autrichien, du Quatuor en Ut majeur, opus 76, n° 3, de Haydn, le Trio « À l’Archiduc », de Beethoven (avec le concours précisément de Méreaux au piano), le Quintette en La majeur, avec clarinette, de Mozart (soliste : Deldicque), enfin, la Canzonetta de Mendelssohn. « J’ai été à Rouen, au concert, entendre Alard le violoniste, et j’en ai vu là des belles ! », écrit Flaubert à Louise Colet, le 27 mars, (… ) « Le plaisir d’entendre de fort belle musique très bien jouée a été compensé par la vue des gens qui le partageaient avec moi ».
III. Les Schlesinger, La Gazette, L’éducation Sentimentale

Grâce à Maurice Schlésinger, Gustave Flaubert fait la connaissance du milieu musical parisien. Jusqu’en 1844, il dîne le mercredi chez l’éditeur, assiste à ses soupers annuels. Là, il rencontre le pianiste Thalberg et le violoniste Henri Panofka (20). Il se souviendra toujours, avec émotion, de la rue de Grammont, où habitaient Elisa et Maurice Schlésinger en 1842, des locaux de la maison d’édition de la Revue et Gazette Musicale, rue de Richelieu. La mort du critique musical Henri Blanchard, en 1859, lui remet des souvenirs en tête. Brandus a, depuis le départ du couple pour Bade, succédé à Maurice Schlésinger. Flaubert prend des nouvelles : « Jamais je ne vois Panofka, et je ne passe pas devant le splendide magasin de Brandus sans un serrement de cœur, en songeant au vieux temps où l’on blaguait si bien et si fort à la Gazette musicale », écrit-il au mois de décembre 1859 (21).

L’Éducation sentimentale fait revivre, sans aucun doute, cette atmosphère musicale parisienne et, dans les personnages de M. et Mme Arnoux, Maurice et Elisa Schlésinger. Relisons ce passage de la soirée chez les Arnoux (22) :

« Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s’entrouvrirent et un son pur, long, filé, monta dans l’air.

Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.

Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église, puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s’apaisait tout à coup : et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large et paresseuse.

Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, son cou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës, redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue.

Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de jouer pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait ».

Les considérations, les observations d’ordre musical fourmillent dans l’œuvre de Flaubert. La musique fait partie de l’éducation d’Emma :

« À la classe de musique, dans les romances qu’elle chantait, il n’était question que de petits anges aux ailes d’or, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui lui laissaient entrevoir, à travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, l’attirante fantasmagorie des réalités sentimentales » (23).

Elle joue du piano devant son mari fasciné :

« Quant au piano, plus ses doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre. Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l’huissier qui passait sur la grand route, nu-tête et en chaussons, s’arrêtait à l’écouter, sa feuille de papier à la main » (24).

Des annotations de haut style se rencontrent dans la première Education sentimentale : « Mlle Aglaé fut priée de chanter, elle se mit au piano, enfila des gammes, hennit, piaffa, pompa et brossa le clavier ». Ce sont surtout les métaphores d’un jeune écrivain romantique, nombreuses et recherchées, qui nous éclairent sur la sensibilité d’une époque. Flaubert compare la vie au « même air éternel, avec ses notes aiguës dans le haut, qui déchirent l’oreille, et ses basses sourdes continues, qui tiennent la mesure ». Et cette délicieuse image : « un mot tendre plein de langueur qui passe sur ses lèvres, ainsi que, dans un orchestre, ces petites notes endormies et voluptueuses qui traversent l’air après le large ouragan des violoncelles et le rugissement des cuivres ». Enfin, « si le cœur humain est un immense clavier que d’octave en octave et d’accords en dissonances le penseur doive parcourir ».

Le professeur J.-M. Bailbé fait remarquer que dans les œuvres de jeunesse, Flaubert « a ressenti avec intensité les sons, tout ce qui est d’une manière ou d’une autre agression contre l’oreille, ou discordance fondamentale ». Quelques exemples : « Les bruits du monde, musique discordante et infernale », « Le bruit de l’orchestre », « Le bruit de la musique, les sons de la danse », « Musique saccadée, remplie de notes aiguës, de cris déchirants ».

Dans la seconde Education sentimentale, dans Salammbô, dans Bouvard et Pécuchet, les éléments musicaux sont notés avec précision. Le moindre détail historique ou technique concourt à la vérité de l’œuvre. On parle, fugitivement certes, de la création du Stabat Mater de Rossini, dans L’Éducation sentimentale. Pécuchet apprend le solfège à Victor, ainsi que l’art vocal. Flaubert a pris soin de se documenter avec une exactitude méticuleuse pour Salammbô. Pendant le sacrifice à Baal, les instruments sonnent « tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes » : scheminith à 8 cordes, kinnor, sorte de cithare à dix cordes, nebal, harpe à douze cordes des hébreux, tambourins, « outres énormes hérissées de tuyaux », salsalim (cymbales) et clairons. On joue de la flûte en roseau et du kinnor pendant que Salammbô accomplit ses ablutions, avant de rencontrer Mâtho : « c’était trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ». Taanach joue du nebal : « L’esclave souleva une sorte de harpe en bois d’ébène plus haute qu’elle, et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal, et des deux bras se mit à jouer ».
IV. L’imbroglio de Salammbo

L’on sait que Sainte-Beuve trouvait déjà à Salammbô un goût « d’opéra, de pompe et d’emphase ». Le Figaro-Programme du 1er avril 1863 annonçait la possibilité de tirer un ouvrage lyrique de Salammbô. Après la publication de Madame Bovary, on avait demandé à Flaubert d’écrire un opéra-comique, ce dont il se gaussait. Beaucoup plus tard, l’écrivain conçut une féérie pour le Théâtre de la Gaité, mais Offenbach refusa de la mettre en musique : « C’est vraiment une très belle chose, vraiment littéraire, mais hélas, n’offrant pas assez de développements au point de vue musical », répondit sans ambages le compositeur (25).

Flaubert crut pouvoir réaliser le livret de Salammbô, que Théophile Gautier mettrait en vers, à l’intention de Verdi. En 1863, le grand compositeur italien est à Paris. L’écrivain voudrait saisir l’occasion.

Gautier fils écrit à Flaubert (26) :

 Cher maître

« Mon père est toujours disposé à faire l’opéra de Salammbô ; fournissez lui le scénario en prose, il est tout près à le mettre en vers.

Ne vous abandonnez donc pas aux Portugais ni aux Algarves et gardez pour votre pays une si belle matière à poème et à musique.

Je vous serre la main bien affectueusement ».

Théophile Gautier fils.

Flaubert se mit donc à l’ouvrage, mais son scénario est curieux : Taanach rajeunie se pose en rivale de Salammbô. L’écrivain avait pensé faire agir les ressorts classiques du grand-opéra : un ténor pris entre deux femmes, aimant celle qui ne l’aime pas et vice-versa. Cette situation ne pouvait se démêler que par la mort de Mâtho, poignardé par Taanach.

Dans une lettre à sa nièce, datant de novembre 1863, Gustave Flaubert ne se fait guère d’illusion sur le travail de Théophile Gautier. Pressé de voir naître son opéra, il confie au gendre du poète, Catulle Mendès, le soin de bâtir ce fameux livret.

Depuis juin 1862, Flaubert s’était engagé avec le compositeur Ernest Reyer, « affriandé par l’idée de Carthage ». Il espérait que son œuvre fût représentée au cours de l’inauguration de la nouvelle salle de l’Opéra de Paris. L’écrivain rouennais n’avait pas, semble-t-il, tenu rigueur à Reyer d’avoir mis en musique la pièce à Rachel, « Je ne suis pas le Christ », de son ami Bouilhet, avec pour titre Rédemption et la dédicace à Du Camp.

En revanche, on ne comprend pas pourquoi Flaubert n’a pas pensé à Berlioz. Le compositeur de La Damnation de Faust avait répondu par une lettre enflammée à l’envoi de Salammbô (27).

Mon cher Monsieur Flaubert

« Je voulais courir chez vous aujourd’hui, cela m’a été impossible ; mais je ne puis attendre plus longtemps pour vous dire que votre livre m’a rempli d’admiration, d’étonnement, de terreur même… j’en suis effrayé, j’en ai rêvé ces dernières nuits. Quel style ! quelle science archéologique ! quelle imagination I Oh ! votre  Salambô (sic) mystérieuse et son secret amour involontaire et si plein d’horreur pour l’ennemi qui l’a violée, est une invention de la plus haute poésie, tout en restant dans la vérité la plus vraie.

Laissez-moi serrer votre main puissante et me dire votre admirateur dévoué.

Hector Berlioz 4 Rue de Calais

Paris 4 nov. 1862

 

P.S. qu’on ose maintenant calomnier notre langue !… »

René Dumesnil pense que Berlioz était trop absorbé par la composition des Troyens, pour pouvoir mettre en chantier un autre opéra. Reyer donc, pressenti par Flaubert, s’intéresse vivement au roman (28).

« Votre livre est un événement — pour moi il y aura un double attrait car j’espère bien y trouver, ainsi que vous me l’avez fait pressentir, un beau sujet d’opéra ».

« J’ai mis huit jours à lire votre livre et je suis prêt à recommencer. Mon enthousiasme et celui de Berlioz sont au même diapason. Quant à faire un opéra avec ce chef-d’œuvre, je n’y vois qu’un inconvénient — c’est de mettre en vers médiocres votre magnifique prose. Et puis il y a le danger de voir la partition écrasée par le livre. Nous causerons de cela la première fois que j’aurai le plaisir de vous rencontrer »

Pour le livret, Flaubert perd patience. Il s’adresse à Catulle Mendès le 20 avril 1877 : « Eh bien ? et Salammbô opéra ? vous y mettez-vous, enfin ? » Mendès dans une longue lettre manifeste bien pourtant son intention d’être vigoureux à la tâche (29).

Mon cher Maître

« Si, au moment de toucher à Salammbô, je n’avais pas eu un peu d’hésitation, je serai un simple vaudevilliste.

Mais, votre consentement m’encourageant, l’espoir de ne faire à votre admirable poème aucune modification désapprouvée par vous, m’ont décidé.

Je suis prêt à travailler vigoureusement.

Je l’aurai fait plus tôt. Mais, ceci de vous à moi, je mène une vie de chien ; il y a des besognes auxquelles je ne puis pas dire : non ; quand Peragallo me dit : « un scénario d’opérette pour Jonas I », il faut que je réponde : « Comment donc ? » avec le plus aimable sourire.

N’importe. Demain matin, je serai devant le papier blanc, et votre livre ouvert.

Dimanche 6 janvier, pouvez-vous me recevoir, vers midi, ou à tout autre heure que vous voudrez ? Je vous communiquerai le plan général, écrit, de notre drame lyrique.

Voilà qui est convenu.

Mais il y a dans votre lettre cette phrase, qui n’est point de vous : « Reyer me supplie de reprendre la parole que je vous ai donnée ».

Si, par suite de mes retardements, ou pour toute autre raison, Reyer avait cessé de me considérer pour collaborateur, je le prie instamment de le dire.

J’admire vraiment Reyer ; mes opinions en musique sont les siennes à peu de chose près.

Mais je n’entends imposer ma collaboration à personne.

Il n’y a donc plus que ce point.

Si Reyer me préfère toujours à tous, je suis à lui.

Si quelque autre poète lui semble plus désirable, qu’il le choisisse.

J’espère qu’il résultera de ceci ce seul mot : « travaille ! » et vous verrez comme j’obéis.

Votre

Catulle Mendès ».

Le 14 juin 1877, Catulle Mendès abandonne. Des dissensions se sont fait jour entre Reyer et lui-même (30)

« Je voulais écrire l’opéra de Salammbô, parce que je croyais pouvoir faire cette adaptation le moins irrespectueusement possible. II est sûr que l’on gâtera votre livre en le transportant au théâtre : je croyais que je le gâterais un peu moins gravement que les autres ».

En outre, Catulle Mendès n’a jamais pu trouver les trois mois nécessaires pour réaliser le livret.

« Et puis — ceci pour vous seul — il m’a semblé que ma façon de comprendre Salammbô convenait assez mal à Ernest Reyer. Et même, dans l’une de nos dernières rencontres, il m’a parlé de m’adjoindre un auteur expérimenté. M. Jules Barbier, par exemple. Ça m’a un peu refroidi ».

Reyer pensait donc à Jules Barbier, librettiste d’opéras en vogue, auteur notamment de l’adaptation à la scène, en collaboration avec Michel Carré, du Faust de Gœthe, pour Gounod. « J’ai rompu avec Catulle Mendès, et Reyer va prendre Barbier pour se mettre à Salammbô », écrit Flaubert à Madame Roger des Genettes, le 13 avril 1879. Mêmes propos, le 15 juin, à sa nièce Caroline : « Je me suis débarrassé de Catulle ! Espérons qu’aux mains de Jules Barbier la pauvre Salammbô marchera plus vite (… ) Ah ! si l’on faisait un bel opéra avec Salammbô ».

Flaubert n’est pas au bout de ses peines, dans l’imbroglio qui est en train de se nouer. La collaboration avec Barbier échoue. Reyer pense alors à Du Locle ou à Gille (31). Pour « couper court à toute espèce de sollicitations et d’importunités relativement à Salammbô », Reyer demande à l’écrivain d’envoyer une note au Gaulois ou au Figaro (32)

« Mr Gustave Flaubert vient d’autoriser Mr Reyer à composer un opéra sur le roman de Salammbô, très fertile en péripéties dramatiques et dont le sujet se prête si merveilleusement à ce luxe de décor et de mise en scène indispensable aujourd’hui au succès d’une grande œuvre lyrique »  .

Le 30 mars 1872, le chef des chœurs de l’Opéra et professeur au Conservatoire, Victor Massé, demandait à Flaubert l’autorisation de faire un grand-opéra de Salammbô et proposait… Jules Barbier comme librettiste ! Le compositeur voulait prouver qu’il n’était pas seulement un musicien d’opéras-comiques, mais pouvait exprimer les passions du drame lyrique. Jean-Baptiste Faure lui semblait être un Mâtho idéal (33) :

Monsieur,

« J’ai lu, il y a déjà quelque temps, avec un bien vif intérêt, votre beau livre : Salammbô.

Je trouve, en ma qualité de compositeur, que le sujet, l’époque, les personnages sont pleins de musique, et qu’il y a là un magnifique opéra à faire.

D’un autre côté, mon ami Faure me demande de lui écrire un rôle, je trouve que celui de Mâtho, qui n’est pas l’amoureux et le ténor ordinaires, lui conviendrait parfaitement.

Tout ceci posé, je viens, Monsieur, solliciter de votre bienveillance l’autorisation de faire un grand opéra avec Salammbô.

Je ne vous cache pas que depuis quelque temps j’ai beaucoup vécu avec cette idée et qu’un refus de votre part m’affligerait sensiblement.

Pardonnez-moi de me présenter à vous sans intermédiaire. J’aurais sans doute pu obtenir cette présentation d’un de nos amis communs, mais il m’a semblé, qu’entre artistes, l’on pouvait sans crainte prendre la ligne la plus courte.

Veuillez agréer, Monsieur, toutes mes espérances et aussi l’expression de mes sentiments de haute considération.

Victor Massé

de l’Institut

26, rue de Laval.

Il va sans dire que vous n’aurez aucun souci, et que le scénario et les vers seraient faits par mon éminent collaborateur et ami Jules Barbier, à qui je n’en parlerai que si j’obtiens votre autorisation ».

Au mois de juin 1872, Flaubert va pour la première fois dans les coulisses de l’Opéra, pour y rencontrer Massé. II lui assure que l’on « ferait de Salammbô ce qu’on voudrait », mais qu’il ne peut reprendre sa parole. Tous ces contretemps indisposent l’écrivain, et lorsque Madame Roger des Genettes lui annonce que l’on fait un opéra en Italie d’après son drame carthaginois, il s’en « moque profondément. Si Reyer et Catulle Mendès en sont contrariés, qu’ils s’arrangent ».

En réalité, deux compositeurs italiens s’occupent de Salammbô. Vincenzo Fornari et Nicolo Massa font représenter chacun un opéra tiré de l’œuvre, le premier à Florence en 1884, le second à Milan, deux ans après. En outre, Flaubert ignore totalement qu’un compositeur russe, et non des moindres puisqu’il s’agit de Modeste Petrovitch Moussorgski, avait failli distancer tout le monde. En effet, Moussorgski connut très tôt le roman. Dès 1863, il s’attelait au livret d’un opéra qui devait comporter 4 actes et 7 tableaux. Des fragments furent composés entre 1863 et 1866. Moussorgski aurait abandonné le projet en s’écriant : « La jolie Carthage que j’eusse fabriquée là ! » (34). D’après Rosenthal et Warrack (35), cet opéra inachevé « est intéressant surtout pour ses éléments lyriques et son réalisme vigoureux qui annonce déjà Boris ». Bessel l’édita en partie, à Saint-Petersbourg, en 1884.

Enfin, Du Locle accepte de faire le livret de Salammbô pour Reyer, malgré les dissentiments apparus entre les deux hommes à propos d’un précédent drame lyrique : Sigurd (36). Mais Flaubert mesure encore la distance qui le sépare de la représentation : « Mais avant la première de Salammbô, grand opéra, etc… » écrit-il à Madame Roger des Genettes, le 15 juillet 1879, « il se passera encore bien du temps ». L’affaire est toutefois sérieuse.

Du Locle expédie à Reyer, de Capri où il s’était retiré, deux fragments importants : le Festin des Mercenaires et la Scène des Colombes, immédiatement mis en musique. Malheureusement, à la mort de Flaubert, Reyer est découragé. Il cesse tout travail et décide de ne se remettre à la composition de Salammbô que lorsque son Sigurd sera enfin représenté. Depuis 1870, en effet, on jouait de loin en loin des fragments de cet opéra dans les concerts. Le Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles assurait la création de Sigurd, le 7 janvier 1884. L’Opéra de Paris le représentait le 12 juin 1885. Reyer pouvait donc se remettre au travail.  Mais, entretemps, selon Adolphe Jullien (37), Madame Franklin-Grout « avait hâte de voir populariser Salammbô par le théâtre ».

« Elle aurait vite accepté des propositions qui pouvaient être avantageuses, si Reyer, averti de ce qui se préparait, n’eût produit à temps les papiers authentiques qui établissaient son droit formel, exclusif, et n’eût fait avorter ces beaux projets : le livret d’opéra et le scénario de ballet qu’on avait fabriqués très vite à l’intention de Gevaert et de Léo Delibes restèrent donc sans emploi ».

Le livret et la découpe des sept tableaux de l’œuvre, par Du Locle sont d’ une belle simplicité :

Acte 1 : Le Festin des Mercenaires.

Acte 2 : L’Enceinte Sacrée du Temple de Tanit.

Acte 3 : 1er Tableau : Le Conseil des Anciens dans le sanctuaire du Temple de Moloch.

2ème Tableau : La Terrasse de Salammbô.

Acte 4 : La tente de Mâtho.

2ème Tableau : Le Champ de bataille, avec une Symphonie du Combat.

Acte 5 : Les noces de Salammbô.

Selon Adolphe Jullien (38), les auteurs ont rejeté « le côté purement décoratif ». Le personnage central est bien Salammbô.

« Dans l’impossibilité où ils étaient de transporter la scène et de traduire en musique les prodigieuses et splendides descriptions de Flaubert, les deux auteurs ont tiré de préférence du roman les scènes où Salammbô figure et l’ont ainsi reportée au premier plan ».

Pour l’Opéra, Reyer dut allonger l’œuvre en écrivant les divertissements du tableau du camp, et en développant la marche triomphale du dernier acte.

Trente années séparent donc le pacte de collaboration entre Flaubert et Reyer de la création de l’Opéra à la Monnaie de Bruxelles, le 10 février 1890, avec Rose Caron dans le rôle de la prêtresse. Trente-deux représentations se déroulèrent jusqu’au 4 mai, date de la clôture, sous la direction d’Edouard Baerwolf. Salammbô eut la plus forte recette de la saison : 8.286 francs à la 4e, le 17 février. La 28e représentation fut offerte, en soirée de gala, à l’explorateur Stanley, le 21 août (39). Reyer, enthousiasmé par le jeu et la voix de Rose Caron, s’exclamait : « Je veux que cette sublime artiste rapporte mon œuvre à Paris dans son manteau ; elle m’ensevelira dans son triomphe, car je n’écrirai plus rien » (40). Mais, avant d’être représenté à Paris, l’opéra fit un détour par Rouen.

Bien que Reyer se soit opposé à la représentation à Rouen, l’œuvre est néanmoins jouée en présence de la nièce de l’écrivain, Caroline Commanville, le 22 novembre 1890. Le Nouvelliste de Rouen cite un entretien du compositeur avec un rédacteur de L’Indépendance Belge, de passage à Paris : « Je voulais m’opposer à ce que la province eût la primeur de mon œuvre avant Paris ; mais il paraît que j’ai signé un traité — sans le lire du reste — qui donne droit à mon éditeur de faire jouer Salammbô partout où il le jugera convenable » (41).

L’Orchestre du Théâtre des Arts de Rouen était dirigé par Philippe Flon, qui avait conduit les études de la partition à Bruxelles, avant sa création mondiale. La cantatrice belge Eva Dufrane, pendant les six premières représentations (elle sera remplacée par Madame Peyra), tenait le rôle de Salammbô, Reynaud et Mondaud, ceux de Mâtho et de Hamilcar. Les Rouennais eurent donc la satisfaction de précéder Paris une nouvelle fois. Ils considéraient que la ville qui a vu naître Flaubert, se devait de donner, avant tout le reste du pays, l’œuvre lyrique inspirée par la grande fresque du maître de Croisset. « La salle, d’abord un peu réservée, s’est rapidement échauffée » et, pour rendre un hommage particulier à l’écrivain, un hymne de Eugène Brieux (Louis Bricourt), musique de Alexandre Georges, fut interprété au cours du même spectacle. Le lendemain, 23 novembre, on inaugurait solennellement le nouveau monument à Gustave Flaubert (42).

Salammbô vit enfin les feux de la rampe à l’Opéra de Paris, le 16 mai 1892, avec Rose Caron. Ce fut un triomphe. On n’avait pas lésiné sur le luxe des décors, des costumes et de la mise en scène. L’œuvre ne s’est pas maintenue aussi longtemps au répertoire que Sigurd. Adolphe Jullien en loue d’abondance la musique, alors que certains y trouvent « par endroits un éclat vulgaire » (43).

Salammbô devait tenter d’autres compositeurs que Moussorgski, Reyer, Massa ou Fornari. Le Havrais André Caplet écrit un poème symphonique Salammbô, en 1901, l’année de son premier Grand Prix de Rome. Ayant étudié la musique et la littérature française à Boston, l’américain Henry, Franklin, Belknap Gilbert (44), se découvre une vocation tardive pour l’art des sons. Il donne en 1906 Salammbô Invocation to Tanit, pour soprano et orchestre. La même année (1929), deux Salammbô voient le jour dans les pays germaniques : un opéra de Joseph, Matthias Hauer (45) et un ballet ou drame dansé, représenté à Duisbourg, puis remanié en 1957, de Heinz Tiessen. L’italien Franco Casavola compose un opéra favorablement accueilli à Rome en 1948. Un polonais, Eugeniosz Morawski (opéra : Salammbô), un hongrois, Buttykay Akos (Symphonie n° 2, opus 11) et un tchèque, Karel Navratil (opéra), s’y consacrent également (46).
V. De Florent Schmitt à Emmanuel Bondeville et Darius Milhaud

Toutes ces tentatives demeurent honorables. Une seule fait exception, car elle épouse son sujet par l’orientalisme, l’opulence orchestrale, la manière de recréer le monde de Faubert : les sept épisodes symphoniques opus 76 écrits par Florent Schmitt pour un film très médiocre. La Salammbô de Schmitt a été composée dans les Pyrénées pendant l’été 1925, le film, présenté en octobre à l’Opéra. L’au­dition des trois Suites, par l’Orchestre Colonne, eut lieu le 20 novembre 1927 sous la direction de Gabriel Pierné. Le biographe de Schmitt, Yves Hucher, a tenté de rapprocher le musicien de l’écrivain : « Même passion de leur art, dès l’adolescence ; même caractère rêveur et ardent, assoiffé d’indépendance ». De la même manière, Hucher voit chez l’un et l’autre « cette ardeur égale au combat, se traduisant par des mots violents dont plusieurs sont devenus « historiques ». Par-dessus tout, il considère que le culte de la beauté, l’amour du travail et de l’effort constituent des points communs : « Romantiques par tempérament ou plutôt par fond naturel, ils en viennent à se moquer de leur romantisme, à se complaire dans l’application à leur art des méthodes scientifiques » (47).

Florent Schmitt avait la passion de l’histoire et des voyages. Il ne s’inspira pas directement du conte Hérodias pour sa Tragédie de Salomé, mais d’un livret de Robert d’Humières. Pourtant, selon Yves Hucher, il se souvint de Flaubert en écrivant ce mimodrame :

« Le musicien avait lu bien souvent le conte de Flaubert et il en connaissait certaines sources ; comme l’écrivain, il avait connu de terribles angoisses au moment d’écrire la danse de Salomé ». En outre, Schmitt partageait les vues premières de Flaubert sur son sujet : « L’histoire d’Hérodias, telle que je la comprends, n’a aucun rapport avec la religion. Ce qui me séduit là­dedans, c’est la mine officielle d’Hérode (qui était un vrai préfet) et la figure farouche d’Hérodias, une sorte de Cléopâtre et de Maintenon. La question des races dominait tout … » (48).

On a du mal à imaginer que des compositeurs aussi différents que Massenet et Richard Strauss aient pu mettre en musique cet épisode de l’histoire juive. Richard Strauss, pour l’opéra Salomé, s’est inspiré de la pièce d’Oscar Wilde, mais le livret de Hérodiade de Massenet, dû à Paul Milliet et Henri Grémont, est tiré directement de Hérodias de Flaubert. Les librettistes se sont permis toutefois de rendre amoureux Saint-Jean-Baptiste de Salomé !

Hérodiade de Massenet fut créé à la Monnaie de Bruxelles, le lundi 19 décembre 1881, sous la direction de Joseph Dupont. L’œuvre, en trois actes et cinq tableaux, connut cinquante-cinq représentations triomphales, de sa création au 2 mai 1882. L’Opéra de Paris ne présentait l’ouvrage, pour la première fois, que le 24 décembre 1921, sous la direction de Philippe Gaubert, avec Fanny Heldy et le ténor Franz. Hérodiade avait fait le tour du monde dans une version remaniée en quatre actes. Le 6 juillet 1904, elle paraissait sous le titre de Salomé au Covent Garden de Londres, avec Emma Calvé et Dalmorès.

Camille Saint-Saëns admirait les Trois-Contes. II avait pensé, lui aussi, à mettre en musique Salammbô. II écrivait à Flaubert :

« Ah ! Si vous aviez envie un jour de réaliser Carthage sur la scène avec quel plaisir je me mettrais de la partie ? Mais vous ne voudriez pas de moi ».

« C’est une chose tellement énorme de vous avoir pour admirateur que je préfère ne pas y croire (…)

Vous avez fait là trois émaux qui demandent du temps pour être étudiés à loisir ; je me réserve quand je les aurai bien piochés de vous adresser quelques questions pour mon instruction.

Quelle trouvaille étonnante que cette attitude de Sphinx qui termine la danse de Salomé ! et cette manière de la faire apparaître sur la terrasse !…) » (49).

Si, à notre connaissance, Un cœur simple n’a pas encore trouvé sa traduction musicale — ainsi que Bouvard et Pécuchet ou L’Éducation sentimentale — le deuxième conte, Légende de Saint Julien l’Hospitalier, était l’objet de deux opéras, ceux de Camille Erlanger et de l’italien Riccardo Zandonaï. Ce dernier, sous le titre de Giuliano, livret d’Arturo Rossato, représenté au Théâtre San Carlo de Naples, le 4 février 1928. Jean Langlais composait en 1947 une musique de scène pour le conte de Flaubert. Très attiré par cette légende, Erlanger avait écrit en 1893 le poème symphonique La Chasse fantastique. La Tentation de Saint-Antoine, de son côté, inspirait un … écossais et un monégasque ! Vincenzo Davico faisait entendre un opéra de concert à Monte-Carlo en 1921, et Cecil Gray réalisait, en deux années (1935-1937), une œuvre lyrique portant ce titre (50).

Monte-Carlo devait être également favorable au compositeur d’origine rouennaise Emmanuel Bondeville. Le drame lyrique en trois actes et sept tableaux, Madame Bovary, fut commencé en 1942, terminé en 1949. Emmanuel Bondeville avait été nommé en 1945 Directeur artistique de Radio-Monte-Carlo, avant de prendre la tête de l’Opéra-Comique. C’est sur cette scène qu’il fait représenter l’œuvre, avec beaucoup de succès, le 1er juin 1951. La partition est louée par Emile Vuillermoz, dans Paris-Presse du 5 juin :

« Très méthodiquement, Emmanuel Bondeville s’est imposé de strictes disciplines. Prêchant d’exemple dans son théâtre où l’on oublie trop souvent ces lois essentielles du théâtre chanté, il n’a pas permis à sa musique de dilater et de tuméfier son texte. Il a donc adopté une déclamation rapide, une prosodie sans mollesse et une mélodicité qui respecte le rythme de la conversation. Il a voulu en outre que tout son dialogue passe la rampe. Sa participation, qui ne couvre jamais les voix des chanteurs, parle un langage discret, souvent réduit au murmure des cordes qui tissent un commentaire dont le tact est exemplaire. Abandonnant le style qu’il avait utilisé dans l’Ecole des Maris et le Bal des Pendus, Bondeville a adopté une technique résolument fauréenne, issue de la polyphonie souple et condensée de Pénélope. Une écriture de quatuor, une éloquence confidentielle de musique de chambre, une trame sonore fine et flexible, une science subtile des « jeux de quartes », une façon élégante de « natter » les sons avec continuité, en usant d’accords distingués et de marches harmoniques aux résolutions savamment éludées, lui ont permis de résoudre quelques-uns des problèmes lyriques auxquels s’est attaqué si vigoureusement Menotti. Mais c’est pendant les entractes, lorsque le rideau est retombé sur les chanteurs, que, dans ses interludes, le compositeur rouvre le livre de Flaubert et le feuillette avec une émotion pensive ».

Emmanuel Bondeville ne fut pas le seul à illustrer musicalement Madame Bovary. Dimitri Kabalevski réalisa une musique de scène pour une adaptation théâtrale du roman. Il en fut ainsi du suédois Dag Wirén, en 1939. Un opéra de Guido Pannain, postérieur à celui de Bondeville, a été représenté à Milan en 1955. Enfin, Madame Bovary ne devait pas manquer de séduire les cinéastes et metteurs en scène de télévision. Deux musiques de film sont particulièrement intéressantes : celles de Miklos Rozsa et de Darius Milhaud, cette dernière pour le film de Jean Renoir, projeté au Ciné-Opéra, le 12 janvier 1934. La partition avait été enregistrée par Roger Désormière à la tête de l’Union Symphonique de Paris. Milhaud raconte dans quelle atmosphère de suspicion, il écrivit la musique du film :

« Je fus, sans doute, un des musiciens symphonistes qui suscita le plus de méfiance, aussi ai-je fait un nombre restreint de partitions pour le cinéma.

Mon premier film fut Madame Bovary, dirigé par Robert Aron qui, malgré les qualités Intellectuelles et la culture de Gallimard, producteur du film, et de Jean Renoir, le metteur en scène, ne put m’éviter une visite de caractère assez inquisiteur de leur part, pour que je leur joue ce que j’écrivais pour leur film. L’attitude réservée de Renoir et de Gallimard fut bien révélatrice de leur méfiance à mon égard. Je pense qu’en dépit de leur mutisme peu courtois, ils furent rassurés, car je n’entendis plus parler d’eux. Ma musique fut composée pendant une longue maladie et j’étais encore souffrant le jour de l’enregistrement. Je me fis transporter au studio et je restai toute la journée dans la cabine sonore, car je considérais ma présence plus nécessaire auprès de l’ingénieur du son qu’auprès de Désormière qui avait une grande expérience du cinéma » (51).

Milhaud devait utiliser des passages de Madame Bovary au concert, en extrayant une série de pièces pour piano, intitulée L’Album de Madame Bovary. Anita Siebel l’interpréta au cours d’un concert des élèves de Marguerite Long en 1934. Milhaud publia également, chez Enoch, trois Valses et deux Chansons du film.

Gustave Flaubert n’eut jamais le bonheur d’entendre une de ses œuvres en musique. Il put espérer, pendant un temps, que Faustine de son ami Louis Bouilhet serait mis en opéra par Gabriel Fauré (52). Flaubert accorda bien volontiers l’autorisation au compositeur, s’inquiéta de ne pas recevoir le scénario de Gallet, l’étudia et fit quelques remarques lorsque le plan arriva. Mais Gallet avait d’autres ambitions et le projet fut abandonné …

Christian GOUBAULT

Docteur de l’Université de Paris

Critique musical Paris-Normandie – Le Figaro

(1) Souvenirs littéraires, Hachette, 1962, p. 66.

(2) Lettre à Louise Colet, 12 septembre 1846, Correspondance I, La Pléiade, p. 335

(3) Lettre à Louise Colet, août 1852. Flaubert parle également de « l’oreille fausse – de Lamartine.

(4) Lettre à Alfred Le Poittevin, 26 mal 1845, p. 233.

(5) Œuvres complètes, Le Seuil, Tome 2, 1964, p. 467.

(6) Voyage en Orient, Égypte, Octobre 1849 – juillet 1850, Le Seuil, pp. 550 – 551.

(7) Dans la lettre à Le Poittevin du 26 mai 1845, Flaubert avait lu le nom de Mme Viardot, à côté de ceux de Byron, Hugo, et . . . G. Sand, sur les piliers du château de Chillon, en Suisse : « Mme Viardot, née Pauline Garcia rêvant aux infortunes poétisées par le maître et désirant que le public en soit instruit, voilà qui est d’un bon grotesque et qui a excité mon hilarité comme on dit en style parlementaire ».

(8) N° 7, 13 juillet 1834 : Une conversation avec un mien ami qui venait d’assister à une représentation au Théâtre des Arts.

(9) CLAUDIN (Gustave), Mes souvenirs. Les Boulevards de 1840 – 1870, deuxième partie, Rouen de 1851 à 1857, p. 130.

(10) Communication sur Madame Bovary, à l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm, Société d’Études Romantiques, février 1973.

(11) Journal de Rouen, 4 avril 1841. Sacheverell Sitwell ( Liszt, Bochet-Chastel 1961, p.180), établit un parallèle entre les Réminiscences de Lucie de Lammermoor et la description de Flaubert.

(12) Bailbé, op.cit.

(13) Ibid.

(14) Les Relations polonaises de Flaubert, dans Attitudes et Destinées, Paris, Société d’Edition Les Belles lettres, 1932, pp. 146-152. Orlowski eut quatre adresses entre 1835 et 1838.

(15) Voir les lettres du 24 mars 1837 (« Achille, moi et Biset sommes invités pour dimanche à aller ribotter, fumer et entendre de la musique chez Orlowski. Tous les réfugiés polonais y seront »), du 11 octobre 1838 (« J’ai vu hier Avaro Orlowski festoyant chez lui avec des Polonais et des acteurs »), du 28 octobre 1838 (« Il est toujours aussi facétieux »), du 24 février et du 21 mai 1842 (« Orlowski Arokourvlask (prononciation de Cadel) est parti aujourd’hui chasser le renard dans la Forêt-Verte. Il couche à Quincampoix I Quel gars ! Nous consommons assez souvent de l’absinthe ensemble »), du 12 mai 1843 (« l’éleveur d’enfants »).

(16) 12 février 1861. La liste des compositions d’Orlowski a été publiée par le Sownik muzykow polskich,Polskie Wydawnictwo Musyczne, 1964-65, tome 2 P. 99. Voir le Kurier Warszawskl, 1861, n° 57,pp. 281-282.

(17) 20 septembre 1846, La Pléiade, pp. 355-356. Flaubert ajoute : « C’est une belle et bonne âme, et la plus généreuse que je connaisse sous son enveloppe commune. Quand il n’a plus d’argent, il donne ses habits, ses meubles ».

(18) Voyage en Orient : Palestine, Le Seuil, T. 2, p. 614.

Bernard, Frédéric, Guillaume Engelmann (Querfurth, en Prusse, 18 décembre 1816 – Rouen, 5 septembre 1878) avait joué en trio avec Mendelssohn et fondé un Quatuor à cordes à Rouen. Voir la lettre de Caroline Flaubert, du 30 mars 1843, La Pléiade, p. 151 : chez les demoiselles Lemire, Engelmann « a joué toujours d’une manière ravissante », le Journal de Rouen, des 9 mai 1842 (« le violoncelle aimé du Théâtre des Arts »), 29 mars 1846 (« Ce jeune artiste doit être classé parmi nos meilleurs violon­cellistes. Sa qualité de son est exquise »). Malençon était également violoncelliste au Théâtre des Arts.

Caroline joue Chopin, Spohr et Beethoven (La Pléiade, p. 135). Elle fait de la musique de chambre avec Eschlyn (n’est-ce pas plutôt le hautboïste Elschlep ?), le saxon Romisch, Malençon et Engelmann, les violonistes Orlowski et Fournier. Orlowski voudrait qu’elle joue un Trio de Mendelssohn avec Engelmann (La Pléiade, p. 152).

(19) Nous remercions M. Jacques Suffel, Conservateur adjoint de la Bibliothèque Spœlberch de Lovenjoul à Chantilly, de nous avoir communiqué ce renseignement. L’exemplaire de Madame Bovary se trouvait récemment à la Librairie Giraud Badin, 128, Boulevard Saint-Germain, avant de gagner l’Angleterre.

La lettre de Méreaux à Flaubert se trouve à la bibliothèque de Chantilly, H. 1364 (B IV) n° 463.

(20) Lettres de Caroline et de Gustave, 16 avril 1842, La Pléiade, p. 101. Voir à la Bibliothèque Spoelberch de Lovenjoul une lettre touchante de Panofka à Flaubert, de Florence, 14 février 1879, H 1365 (BV), fol. 126-127.

(21) À rapprocher de la lettre à Madame Schlésinger, du 2 octobre 1856 : « Souvent je passe chez Brandus pour avoir de vos nouvelles et l’on me répond invariablement : « Toujours à Bade ! ».

Le premier numéro de la Gazette Musicale parut le 5 janvier 1834. Ce journal de musique avait été fondé et dirigé par Maurice Schlésinger, fils de Adolphe Schlésinger, lui-même l’un des plus importants éditeurs de musique de Berlin, celui que Beethoven, dans ses lettres, appelait « l’éditeur juif ». Le fonds d’édition avait été cédé en 1846 à Gemmy Brandus, qui devenait propriétaire du journal, appelé Revue et Gazette musicale. La publication cessa en 1880.

(22) Œuvres II, La Pléiade, 1952, pp. 80-81.

(23) Madame Bovary, éd. de Ed. Maynal, Garnier, 1961, p. 35. Il faut certainement entendre par «  imprudences de la note » : les maladresses de l’écriture musicale.

(24) Ibid. p. 39. Nous ne pouvons en aucun cas suivre la note 152 de Maynal, p 415, lequel suggère : « Ne faut-il pas lire, sur le manuscrit : « frémissaient ? ». Robert (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, T. 3, p. 152) propose, pour « friser » : « en parlant d’une corde dont la vibration est altérée par le contact d’un corps étranger », sans préciser la nature de ce « corps étranger ». Nous pensons qu’il s’agit des résonances finales des cordes, sur de vieux instruments

(25) Bibl. Spoelberch de Lovenjoul, H 1365 (B V), fol. 100-101, s. d.

(26) Ibid., H. 1362 (BII), fol. 236.

(27) Ibid. H 1361 (B l), fol. 183. La Bibl. de Lovenjoul possède encore deux lettres de Berlioz à Flaubert, l’une du 15 juillet 1863 (fol. 185) adressée à Monsieur G. Flaubert 42 Boulevard du Temple Paris (adresse rayée). À Croissay (sic) près Rouen, l’autre sans date (fol 187).

28) Deux lettres, la première non datée (fol. 348-349), l’autre, du 10 décembre (1862) (fol 350 – 351). Bibl. de Lovenjoul.

(29) Ibid., H 1364 (B IV), fol. 446.

(30) Ibid., fol. 442.

(31) Philippe Gille fut l’auteur des livrets de Lakmé (Delibes), Manon (Massenet, en coll. avec Meilhac) et de plusieurs opérettes d’Offenbach.

(32) Bibl. Spœlberch de Lovenjoul, H 1365 (13V), fol. 346-347.

(33) Ibid., H 1364 (BIV), fol. 302-303, lettre du 30 mars 1872.

(34) HUCHER (Yves), Florent Schmitt, Plon, 1953, p. 171.

(35) Dictionnaire de l’Opéra, Fayard, 1974, p. 252. Voir également : La Musica, sous la dir. de Guido M. Gatti, Unione Tipografico Editrice Torinese, Tome 3, p. 487.

(36) JULLIEN (Adolphe), Reyer, Laurens, p. 79.

(37) Ibid., pp. 79 – 80.

(38) Ibid., p. 86.

(39) SALES (Jules), Théâtre Royal de la Monnaie, Havaux, 1970, p.105

(40) Lavignac, La Laurencie, Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire, Delagrave, 1925, 1e Partie, T. 3, p. 1723.

(41) 7 octobre 1890.

(42) Journal de Rouen, 23 et 24 novembre 1890. Geispitz, Histoire du Théâtre des Arts, de Rouen, Lestringant, T. 1, 1913, p. 82.

(43) Op. cit., pp. 84 sq. Jullien cite, parmi les meilleurs passages, le duo de la Tente, la scène du Conseil des Anciens : « C’est une création de maître que ce tableau du temple de Moloch, quoi qu’en aient pu penser certaines gens qui auraient voulu apparemment qu’il n’y eût qu’exaltation religieuse et passion amoureuse dans cette transfiguration musicale du roman de Flaubert ». Voir également : Rohozinski (sous la dir. de L.), Cinquante ans de Musique Française, Les Editions musicales de la Librairie de France, T. 1, p. 82. Le chef d’orchestre et professeur genevois, d’origine bavaroise, Hugo de Senger avait sollicité Nietzche d’établir le texte d’un opéra carthaginois, d’après Salammbô. Le projet n’eut pas de suite. Nietzche répondant qu’il était philosophe et philologue, non poète.

En 1904, Reyer proposait à Louis Chanoine-Davranches, Président Honoraire de la Cour d’Appel de Rouen, de donner au Théâtre des Arts une représentation — sans droits d’auteur — de Salammbô, pour le rachat du Pavillon de Croisset (Lettre du 19 décembre 1904, Legs Villa-Salisbury, Bibl. Munic, de Rouen).

(44) Gilbert (Sommerville, dans le Massachusset, 1868 – Cambridge, Massachusset, 1928), avait été businessman avant de se consacrer à la musique.

(45) Hauer (Wiener-Neustadt, 1883 – Vienne, 1959) construisait ses ouvrages sur un système de combinaison de 12 notes (Tropen) de la gamme chromatique, différent de celui de Schœnberg.

(46) Tiessen (Königsberg, 1887 – Berlin, 1971), professeur à la Hochschule für Musik de Berlin. Casavola (Mudugno, 1892 – Bari, 1955). Morawski (Varsovie, 1876-1948). Akos (1871-1935). Navratil (Prague, 1867- 1936), violoniste, disciple de Guido Adler et de Ondricek.

(47) HUCHER, op. cit., p. 240.

(48) Lettre à Mme Roger des Genettes, 19 juin 1876. Voir HUCHER, Flaubert et Florent Schmitt. L’histoire et l’inspiration musicale, L’Education Musicale, n° 238, mai 1977.

(49) Deux lettres, l’une datée du 9 mai (1877), Bibi. Spœlberch de Lovenjoul, H 1364 (B IV), fol. 444 – 447.

(50) Zandonaï (Sacco, dans le Trentin, 1883 – Pesaro, 1944). Erlanger (Paris, 1863 – 1919), prix de Rome en 1888, est le compositeur du Juif polonais, son plus grand succès théâtral. Davico (Monaco, 1889 – 1970), avait étudié à Turin et à Leipzig (avec Max Reger). Gray (Edimbourg, 1895 – Worthing, 1951) est également l’auteur d’un livre sur Gesualdo de Venosa, en collaboration avec Philip Heseltine.

(51) MILHAUD (Darius), Notes sans musique, Julliard 1949, p. 242 et index des œuvres.  Pannain (Naples, 1891). Rozsa (Budapest, 1907). Wiren (Noraberg, 1905], Henri Martelli (Bastia 1899) écrivit six chœurs à Capella sur des textes de Flaubert : Chrestomathie (1949).

(52) Voir la très intéressante étude de Jean-Michel Nectoux : Flaubert, Gallet, Fauré ou le démon du théâtre, Bulletin du Bibliophile, 1er trim. 1976, pp.33 sq.