L’influence de l’Orient dans les Trois Contes — II

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 51 – Page 29

 

L’influence de l’Orient dans les Trois Contes — II

 

Aux paysages et aux scènes qui nous semblent inspirés de l’Orient, il convient d’ajouter les images afin d’obtenir un panorama plus complet. En ce qui concerne les paysages, l’on doit observer tout d’abord que le genre du conte impose des limites à la description que le genre romanesque refuse ; en outre, à la vue des paysages orientaux, Flaubert éprouve une certaine désillusion en constatant qu’ils ont bien des caractères en commun avec ceux de l’Occident (1). Malgré cela, il est possible de distinguer l’influence orientale en plus d’une occasion, même dans Un Cœur simple dont le caractère réaliste des paysages devrait être incontestable.

Même en exceptant les noms de lieux (Pont-l’Évêque, Trouville, Honfleur, etc.) et celui de la Touques, les herbages, les troupeaux, les pommiers révèlent sans contredit leur origine. Et pourtant, M. de La Varende affirmait, si la mémoire nous est fidèle, que les paysages de Flaubert ne sont pas normands ; affirmation qui n’est pas une boutade, même si Flaubert s’est à coup sûr inspiré de la Normandie. Dans la création de ses paysages, l’auteur applique la même méthode de compo­sition que pour ses personnages ; en plus, il s’efforce d’estomper le plus possible le caractère local du paysage au bénéfice du caractère général. Nous allons en donner un exemple : la promenade « au-delà des Roches-Noires » de Trouville.

À la lisière du chemin […] çà et là, un grand arbre mort faisait sur l’air bleu des zigzags avec ses branches […] on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’on entendait à peine son murmure (2).(C.S., page 207) au milieu de la route un grand gazie mort, composé de son tronc et de deux branches. (Du Camp : V.O., page 161)Le soleil brillait sur la mer, elle était plate comme un miroir[ …]. II n’y avait pas de vagues, mais seulement une large ondulation qui vous berçait avec un murmure.

(V.O. ; t. 10, page 445)

Nous laisserons de côté le grand arbre mort, qui nous semble bien modelé sur le gazie indiqué dans les Notes de Du Camp (3) ; nous laisserons également de côté les analogies entre le texte et la source, sur les sensations éprouvées par Flaubert à la vue de la Méditerranée et lorsqu’il s’y baigne ; elles sont si nombreuses, si nettes et si frappantes qu’il est inutile de les mettre en relief. Nous soulignerons au contraire le fait que Flaubert ne donne pas le moindre détail sur le véritable paysage normand ; absolument rien de ce qui s’offre au regard — le pré étant par trop vague dans les directions de Deauville et du Havre (4). Après avoir escamoté le paysage normand, l’auteur nous donne une splendide, mais — combien vague ! — description de la mer, et, tout de suite après, il pointe sa caméra ailleurs : sur les moineaux et sur le ciel, puis sur Mme Aubain, ses enfants et Félicité. La constatation qui se dégage de cette attitude est que Flaubert se refuse, de propos délibéré, à toute description trop réelle du paysage. En effet, lorsqu’on croit se trouver finalement devant un aspect caractéristique du paysage normand, on s’aperçoit qu’il s’adapte également ailleurs, même à l’Orient. La route de Pont-l’Évêque à Touques « était si mauvaise » que…

Les chevaux enfonçaient jusqu’aux paturons dans la boue.(C.S., page 206) grande plaine vaseuse, où nos chevaux entrent jusqu’au jarret.(V.O., t. 11, page 96)

La grande plaine vaseuse est en Grèce ; mais l’influence orientale se voit plutôt dans l’image des chevaux dans la boue. L’emploi du terme « paturons » ne signifie pas que l’écrivain satisfait un souci de propriété technique ; à notre avis, il indique l’intention de rétablir l’exactitude du fait réel, l’image des chevaux dans la boue jusqu’au jarret paraissant invraisemblable. La description des herbages de Pont-l’Évêque au clair de lune, s’inscrit dans la même optique :

un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques.(C.S., page 205) Le soleil se lève à droite […] un nuage enroulé en écharpe longue.(V.O., t. 10, page 581)

Le brouillard est un phénomène commun à toutes les contrées, et c’est justement pour cela qu’il revient souvent sous la plume de Flaubert. L’inspiration orientale semblerait douteuse, l’écrivain n’ayant puisé qu’un seul terme à la source ; en outre il présente un paysage nocturne et non diurne. Cependant, l’on doit tenir compte de l’analogie entre brouillard et nuage, mais surtout de la parfaite identité du terme, qui est l’élément dominant de toute la phrase, l’auteur y ayant concentré le pittoresque de la description. Ajoutons que Flaubert semble avoir précisé dans le conte le sens quelque peu équivoque de l’expression des Notes ; on ne voit pas bien comment une écharpe peut être enroulée et longue à la fois. On aura remarqué que la vue orientale se marie si bien au paysage normand, que l’ensemble ne présente pas la moindre fausse note.

Passons maintenant aux scènes ; on en a déjà vu quelques-unes dans la première partie, comme celles du départ de Flaubert pour l’Orient et de la danse de Salomé. La scène du paquebot sortant du port de Honfleur, nous a paru la plus curieuse d’Un Cœur simple :

Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue.(C.S., page 211) Une longue file d’hommes […] tirant tous à la fois en chantant.(V.O., t. 10, page 495)
Craquements du navire.

(V.O., t. 10, page 448)

La comparaison montre de quelle façon est réalisée la composition de la scène : au passage de la cataracte d’Assouan, Flaubert joint le moment le plus pénible de la traversée de la Méditerranée. Les scènes de halage étaient communes jadis, mais le passage de la cange à travers la cataracte du Nil est un tout autre spectacle, et nous jugeons que c’est surtout de cette scène que Flaubert s’inspire, puisque le halage s’effectue « en chantant ». Ce qui nous paraît surprenant c’est qu’il a lieu dans le port, fait d’autant plus étonnant qu’il ne s’agit point d’une barque vide mais d’un paquebot avec sa cargaison. Ajoutons qu’on halait les bateaux le long des berges d’un fleuve, pour remonter son courant ou même pour le descendre par vent contraire ; Flaubert en a été témoin durant la navigation sur le Nil (5). L’idée du halage par des femmes, et dans un port (6), montre un aspect caractéristique de l’art de Flaubert : l’alliance de l’irréel et du réel.

On ne s’attendrait pas à voir l’influence du voyage dans la scène de la procession, au moment où Félicité va mourir ; elle nous semble pourtant assez nette :

le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruitd’un troupeau sur du gazon.(C.S., page 225) Bois de platanes(… ) leurs feuilles amortissent le bruit des pas de nos chevaux.(V.O., t. 11, page 72)

Même si la scène nous semble moins heureuse comme réussite artistique, l’évidence de l’inspiration ne saurait laisser de doute, d’autant plus qu’il y aurait à signaler aussi l’analogie entre les feuilles et les fleurs faisant tapis.

De même que les scènes, les images d’Un Cœur simple puisées dans les Notes ne sont pas nombreuses ; nous n’en avons remarqué que deux ayant des analogies évidentes. Nous commencerons par l’image de la ferme de Geffosses qui ressemblerait à un modèle réel :

la mer, au loin, apparaît comme une tache grise.
(C.S., page 205)
la brume.. . nous dérobe l’Anti-Liban, la mer est grise.(V.O., t. 10, page 607)

Plutôt que les termes, c’est le point de vue identique qui doit être souligné : l’image de la mer vue de loin. La comparaison montre aussi que les éléments fournis par l’auteur, y compris la maison au milieu d’une cour, et non d’une prairie (7), ne sont pas une exclusivité de la ferme de Geffosses ; bien au contraire, ces éléments sont si génériques qu’il s’en dégage une impression d’indétermination, qui nous semble l’évidence même. Passons à la ferme de Touques, dont l’auteur nous montre l’intérêt en détail :

Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière.(C.S., page 207) les poutres noircies de fumée ; une d’elles (… ) se détachait en gris des autres, les murs étaient couleur chocolat foncé, tout le reste poussiéreux.
(V.O. ; t. 11, page 68)

Le modèle principal de la ferme de Touques est donc une vieille maison de Delphes, l’inspiration orientale étant trop distincte pour laisser subsister quelque doute. L’auteur n’a pas apporté de grands changements au modèle ; la fumée qui noircit les murs au lieu des poutrelles, correspond peut-être à un détail réel.

**

Dans Saint Julien, l’espace, et le temps avec, s’ils n’ont pas été entièrement abolis, côtoient et même se mêlent au fantastique (8). On ne trouve pas de véritables paysages, il n’y a que des vues ; le seul paysage digne de ce nom, celui qui entoure le palais de la femme de Julien, nous paraît imaginaire, avec une vague référence à l’Orient : le ciel continuellement bleu. Voici la plus détaillée de ces vues, Julien étant à la chasse :

l’air plus tiède avait fondu le givre, de larges vapeurs flottaient, et le soleil se montra. II vit reluire tout au loin un lac figé, qui ressemblait à du plomb.(S.J., page 235) toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard […] le soleil montait(V.O. ; t. 10, page 462)
La mer Morte, par son immobilité et sa couleur, rappelle […] un lac.

(V.O. ; t. 10, page 575)
la mer, elle est couleur de plomb.

(V.O. ; t. 11, page 14)

Cette comparaison révèle d’elle-même un autre aspect de la technique créa­trice de Flaubert ; l’assemblage d’éléments fournis par des lieux différents ; au moins trois vues concourent à former l’admirable mosaïque : la vallée du Nil, la mer Morte et l’île de Rhodes.

Les couchers de soleil constituent l’un des spectacles les plus saisissants offerts par l’Orient ; et Flaubert a pris bonne note de maint soleil couchant empour­prant le ciel. Dans la Légende de Saint Julien, ce spectacle s’accorde on ne peut mieux avec le dessein de l’auteur.

derrière le bois, dans les intervalles des branches, le ciel était rouge comme une nappe de sang.(S.J., page 236)

Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages.

(S.J., page 245-6)

il y a des parties de ciel vermeil ardent, entre les haies et les branches de noyer.(V.O. ; t. 10, page 606)
le soleil se couche : c’est du vermeil en fusion dans le ciel ; puis des nuages plus rouges.

(V.O. ; t. 10, page 453)

Il importe de souligner ici que ce n’est certes pas par hasard que l’écrivain nous donne ces deux vues du ciel, enflammé à tel point par le soleil couchant qu’il en paraît ensanglanté. La première vue, la rougeur du ciel ressemblant à du sang, semble exprimer le présage du crime dont Julien va se souiller malgré lui ; la seconde, le sang étalé dans le ciel, lui rappelle « tous les soirs » le cuisant souvenir du sang répandu.

une plaine interminable, puis des monticules de sable(S.J., page 242) et le désert derrière, avec ses monticules de sable(V.O. ; t. 10, page 462)

L’expression identique des monticules de sable ne permet pas d’avoir de doute sur l’origine de cette vue ; il faut cependant ajouter que le givre, les vapeurs flottantes, le lac figé, le ciel empourpré n’appartiennent pas exclusivement au paysage oriental.

Contrairement aux paysages, les scènes et les images de Saint Julien sont si nombreuses, qu’on pourrait le définir comme le véritable « conte oriental » (9) ; nous n’en relèverons que les principales, en commençant naturellement par des scènes de chasse.

II aperçut un loup […] Julien lui envoya une flèche. Le loup s’arrêta, tourna la tête pour le voir et reprit sa course.
(S.J. page 242)
Celui que Maxime a blessé à l’épaule s’est tourné en demi-lune, a roulé avec des convulsions par terre, puis s’en est allé.(V.O. ; t. 10, page 474)

La scène du loup s’enfuyant malgré sa blessure a donc un modèle réel (10) ; il est vrai que la bête blessée par Du Camp n’est qu’un chien, mais l’action finale est identique. Par conséquent, le caractère essentiellement fantastique des chasses de Julien s’écroule ; et l’on se demande comment un auteur comme Flaubert, toujours soucieux de « faire vrai », pouvait jamais négliger le réel, même dans un conte fabuleux. La fusion artistique des éléments disparates assemblés dans sa composition doit être considérée parfaite, si l’écrivain a réussi — pendant tout un siècle — à donner le change à ses lecteurs. Il ne suffisait pourtant que de connaître un peu mieux la vie des animaux, ou bien de relire attentivement le Voyage en Orient ou la Correspondance (11).

II leur jeta des pierres[…] ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs membres ; et tous l’accompagnaient.
(S.J., page 242)
Un corbeau se tient, immobile, non loin d’un chameau malade […] quand je lui jette des pierres, il s’écarte, puis il revient bientôt(V.O. ; t. 10, page 506)

Voilà donc d’autres éléments réalistes de la seconde chasse de Julien ; l’analogie entre la note et le texte est très évidente, à notre avis. Même en laissant de côté l’expression et le geste de jeter des pierres, il reste toujours l’image de l’animal qui se tient immobile, s’écarte et revient ; paraissant narguer cet intrus, tout comme les animaux du conte.

Après les scènes de chasse, passons aux scènes de la vie de l’ermite :

un vent désordonné soulevait la poussière en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l’eau, craquait sous les gencives[…] des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqûres ne s’arrêtaient ni jour ni nuit.(S.J., page 247) Khamsin. On s’enferme, le sable croque (12) sous les dents […] il pénètre dans nos boites de fer-blanc et abîme nos provisions[…]. De grands tourbillons de sable se lèvent(V.O. ; t. 10, page 479)

Le vent est furieux, les moustiques me dévorent, je suis abîmé de poussière.

(V.O. ; t. 10, page 529)

Nous sommes en présence ici d’une telle quantité d’analogies, qu’il est impossible de se méprendre sur l’origine de cette scène, dont le plus clair du site est encore emprunté à l’ Égypte. Elle montre de la façon la plus nette que le ou les modèles livresques de Julien pâlissent devant le principal modèle réel : l’auteur avec ses expériences et, naturellement, son imagination (13). Venons-en maintenant au passage du fleuve.

Le passage étant connu, les voyageurs se présentèrent. Ils l’appelaient de l’autre bord, en agitant des drapeaux ; Julien bien vite sautait dans sa barque […] on la surchargeait de bagages et de fardeaux, sans compter les bêtes de somme, qui, ruant de peur, augmentaient l’encombrement.(S.J., page 246) Passage en bac à Edkou [… ) On a bien du mal à faire embarquer le mulet […] ruades, hennissements, cabrades de nos chevaux(V.O. ; t. 10, page 453)

Pendant qu’on appelle le passager, nous chassons dans le marais.

(V.O. ; t. 10, page 455)

Avant de commenter brièvement cette scène, il est indispensable d’ouvrir une parenthèse sur le fleuve du conte, qui est lui aussi composé, bien entendu. Si l’on ne peut certes dire combien de fleuves concourent à sa création, il est hors de doute qu’il ne s’agit que de grands fleuves, sur lesquels Flaubert a « passé » ou navigué. L’hypothèse selon laquelle il se serait inspiré d’un petit cours d’eau, tel que le Nahr-Ibrahim (14), doit être tenue pour une méchante hypothèse parce que d’un côté elle sollicite le texte (15), et que de l’autre elle révèle une méconnaissance foncière de l’art de Flaubert (16).

Cet art est fondé sur le principe esthétique capital de faire vrai ; et Flaubert s’est constamment soucié de l’appliquer. Pour s’en rendre compte, il suffit de relire sa description. Les éléments fournis — le danger du passage, la violence du débit, l’étendue de vase sont étrangers à la petite rivière libanaise ; en outre, d’après ce que dit ou suggère l’auteur, nous savons qu’il s’agit d’un « grand fleuve » ayant une grande « largeur », vu la surprise de Julien en entendant la voix du Lépreux venant de l’autre bord. À la largeur est associée la profondeur, sinon il y aurait eu un gué ; or, le passage n’est pas guéable puisqu’il s’effectue exclusivement en bateau. Comment Flaubert aurait-il donc pu s’inspirer du Nahr­Ibrahim, auquel ne s’applique pas un des caractères que nous venons d’énumérer ? (17)

Le détail des flots verdâtres ne doit certes pas être sous-estimé, ni surestimé cependant. À notre avis, le terme chromatique a surtout, par sa sonorité, un relief stylistique. II ne se trouve pas, que nous sachions, dans les notes prises par Flaubert le long de la navigation sur le Nil, mais cela n’a point de valeur décisive ; en effet, quel est le fleuve qui, en de certains jours et à certains points de son cours, n’a pas une couleur verdâtre ? Ce « grand fleuve » qui « roulait ses flots verdâtres » pourrait bien être le Nil, et le témoignage de Du Camp suffirait : « Le Nil est plat et de couleur verdâtre » (18). Flaubert n’en a pas pris note, et a même oublié de l’indiquer lors de la seconde rédaction, mais il avait bien vu, puisqu’il était tout yeux pendant le voyage (19) ; et il est probable qu’il s’en soit souvenu au bon moment. Mais pourquoi la couleur verdâtre ne siérait-elle pas à la Seine ? voici ce que Flaubert écrivait dans Novembre  : « Un jour à Paris, je me suis arrêté longtemps sur le Pont-Neuf ; c’était l’hiver, la Seine charriait, de gros glaçons ronds descendaient lentement le courant et se fracassaient sous les arches, le fleuve était verdâtre » (t. 11, page 630). Cependant, si l’on ajoute aux éléments connus que « la traversée était dangereuse, à cause de sa violence », on est obligé d’admettre qu’ils ne caractérisent aucunement la Seine et qu’ils conviennent au contraire à la cataracte du Nil. D’autre part, ni Flaubert ni Du Camp ne parlent de passage d’une rive à l’autre à Assouan ; il est donc évident que Flaubert a dû s’inspirer d’un autre modèle où s’effectuait le passage. À cet égard, la Seine jouit d’un avantage que l’auteur connaissait bien : à Croisset se trouvait, et se trouve encore, un passage, juste devant le Pavillon ; il y a déjà longtemps qu’on l’a souligné, peut-être un peu trop à notre avis (20).

Car le modèle principal du passage nous semble celui du lac d’Edkou, entre Alexandrie et Rosette. Les éléments fournis par les deux notes citées paraissent suffisamment éloquents ; ajoutons cependant que les deux voyageurs se dirigent vers Edkou parce que le passage était connu ; qu’ils doivent appeler le passager (l’appel se faisait-il avec des drapeaux ?) lorsqu’ils se trouvent sur l’autre bord ; qu’on imagine aisément comme on surchargeait le bac, ainsi que les difficultés pour l’embarquement du mulet à cause des ruades des chevaux (21).

La Légende Saint Julien est donc beaucoup moins fantastique qu’on ne l’a cru, et beaucoup plus réelle qu’on ne l’a soupçonné ; la scène du passage du Lépreux va le confirmer :

Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les ténèbres étaient […] çà et là déchirées par la blancheur des vagues qui bondissaient.(S.J., page 247) La pluie tombe à torrents […] Dans les intervalles du clair de lune […] je vois les gros flots sauter.(V.O. ; t. 10, page 448)

La tempête essuyée par le paquebot, peu après l’escale de Malte, est un autre événement considérable du voyage ; après Un Cœur simple, Flaubert s’en inspire encore, et de façon très nette malgré le manque de termes identiques, le texte n’étant que la paraphrase de la source.

une file de bêtes de somme, conduites par un piéton, accoutré à l’orientale.(S.J., page 231) Une file de chameaux conduits par un homme en chemise(V.O. ; t. 10, page 452)

Nous n’insisterons pas sur cette dernière scène, vu la quantité d’éléments parfaitement identiques cette fois-ci ; pas même sur les chameaux qui sont bien les bêtes de somme de l’Orient. Remarquons plutôt l’admirable transformation de l’expression « en chemise » — un peu trop vague et même équivoque — en une image rappelant explicitement l’Orient.

Ce que nous venons de montrer permettrait de nous passer des images, pour prouver notre thèse ; elles sont cependant utiles parce qu’elles aideront le lecteur à mieux comprendre la technique narrative de Flaubert.

Tous mangeaient du pain de froment, buvaient dans des auges de pierre(S.J., page 233) deux longues auges en pierre où s’abreuvent des chameaux.(V.O., t. 10, page 536)
II commença par établir sur la berge une manière de chaussée qui permettait de descendre jusqu’au chenal.(S.J., page 246) La cataracte […] est toute droite comme un canal (elle est à droite en montant, lorsqu’on suit le grand chenal).(V.O. ; t. 10, page 495)
et la base des murs s’appuyait sur les quartiers de rocs, qui dévalaient abruptement(S.J., page 229) Restes de murs antiques […] à pic du côté de la mer et dans les rochers sur lesquels la forteresse est bâtie (V.O. ; t. 11, page 19)
Leurs habits mouillés fumaient devant l’âtre(S.J., page 231) la veste du cuisinier se sèche à notre feu, à côté de mon paletot(V.O. ; t. 11, page 70)

Cette série d’exemples montre que Flaubert puise à la source dans les circonstances les plus variées ; et l’inspiration ne laisse pas de doute, si ce n’est dans le second exemple. Mais l’unique élément identique nous semble extrêmement révélateur, surtout parce qu’il se rapporte au Nil, qui est un des modèles du « grand fleuve ». On pourrait également s’étonner que l’auteur ait fait boire des dogues alains à la place des chameaux ; l’action et les auges sont pourtant bien les mêmes. Quant au château des ancêtres de Julien, il s’inspire sans doute lui aussi de plusieurs modèles, puisque Flaubert a vu un peu partout, et non seulement en Orient, des châteaux-forts avec des rochers à pic servant d’appui aux murs. Le modèle principal nous semble cependant la forteresse de Lindo, surtout pour ce que l’auteur ajoute dans ses Notes. « je ne peux me détacher de la forteresse […] c’est ce qui m’a le plus impressionné de toute l’île de Rhodes ». La dernière image représente le complément à la synthèse du voyage en Orient, dont la troupe de pèlerins citée à la fin de la première partie est l’expression ; aucun terme identique non plus ici, mais les analogies sont éloquentes ; il est évident que les habits fument parce qu’ils sont en train de se sécher devant le feu. Les images abondent dans la description de deux intérieurs, la salle d’armes du château et les chambres du palais de la femme de Julien.

On voyait dans la salle d’armes, entre des étendards et des mufles de bêtes fauves, des armes de tous les temps et de toutes les nations, depuis les frondes […] jusqu’aux braquemarts des Sarrasins et aux cottes de mailles des Normands.(S.J., page 229) Belle salle d’armes […] à l’étage supérieur, armes anciennes et d’un prix inestimable, casques persans damasquinés, cottes de mailles, communes la plupart, grandes épées normandes à deux mains. – Sabre de Mahomet(V.O. ; t. 11, page 43)
Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient éclairées par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des roseaux, supportaient la voûte des coupoles, décorées de reliefs imitant les stalactites des grottes. Il y avait des jets d’eau dans les salles, des mosaïques dans les cours, des cloisons festonnées(S.J., page 239) Dans toutes les chambres, à très peu d’exceptions près, un bassin […]pavé de mosaïque […] rinceaux en boiseries peintes appliquées sur la boiserie, ça fait à la fois relief et couleur […] niches […] dont quelques-unes ont pour couronnement le système de stalactites si usité dans les mosquées du Caire(V.O. ; t. 10, page 588-9)

Ces deux descriptions, où les termes identiques ou analogues foisonnent, montrent bien que le souci flaubertien de faire vrai est constant. La salle du château avec ses collections ressemble à un musée, et c’est justement de musées que s’inspire l’écrivain ; le modèle principal nous semble l’église Sainte-Irène à Constantinople, transformée en Arsenal ; on pouvait y voir les armes « de toutes les nations » conquises par les Sultans. Les cottes de mailles normandes au lieu des épées, et les braquemarts au lieu du sabre, indiquent l’établissement de relations entre les éléments que l’auteur soumet à sa liberté d’adaptation. Dans l’autre exemple, on pourrait s’étonner que l’auteur ait pris comme modèle principal du palais des maisons de particuliers à Damas, et non le Sérail des Sultans ; le fait est que, dans ses Notes, Flaubert avoue son admiration pour les splendides maisons de Damas, tandis que la résidence des Sultans l’a médiocrement impressionné. On ne peut manquer de remarquer que les Notes ne disent mot de l’expression « pleines de crépuscule » ; elle vient cependant en droite ligne de l’Orient, car Flaubert avait pu constater que la pénombre est une manière de combattre l’aveuglante clarté du dehors (22).

Contrairement aux deux autres contes, Flaubert présente dans Hérodias une longue description de paysage ; tout le début du conte est un tableau magnifique. II va nous permettre de vérifier si, comme ceux d’Un Cœur simple, il ne s’inspire qu’en partie des lieux où se déroulent les événements. Commençons par signaler la partie qui nous semble dessinée le plus nettement : la citadelle de Machaerous.

Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d’un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain.(H., page 253) une ville entière comprise dans des murs, les maisons sont […] tassées les unes près des autres.(V.O. ; t. 10, page 504)
les murs de droite […] serpentant suivant le mouvement du terrain.

(V.O. ; t. 11, page 102)

L’inspiration orientale, des plus évidentes dans cette composition, est réalisée comme de coutume par l’assemblage d’éléments disparates. Machaerous serait donc le résultat des maisons tassées à l’intérieur de la citadelle d’Ibrim, en  Égypte, et des ruines des murs de Messène, en Grèce. Si l’on excepte la vague indication topographique où la citadelle est située : elle « se dressait à l’orient de la mer Morte » — qui n’est peut-être qu’un prétexte pour employer le mot « orient » —, on s’aperçoit que l’auteur n’a rien mis de palestinien dans ce paysage ; et l’on chercherait en vain dans ses Notes ce « pic de basalte ayant la forme d’un cône ». Ce qui ne veut pas dire que Flaubert ait pris note de tout ce qu’il a vu en Orient, loin de là ; mais cela n’en constitue pas moins un indice éloquent sur sa méthode. Autre remarquable composition : le paysage où coule le Jourdain.

le Jourdain coulait sur la plaine aride. Toute blanche, elle éblouissait comme une nappe de neige.(H., page 254) Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Touques à Pont-l’Évêque. La verdure continue encore […] puis […] l’on entre dans une immense plaine blanche.(V.O. ; t. 10, page 575)
à gauche, pente de terrain toute blanche, on dirait de la neige

(V.O. ; t. 10, page 465)

Le seul élément local de cette description, la plaine, apparaît probablement parce qu’il est assez vague. Le trait de couleur est commun à un autre paysage, et sa comparaison avec la neige vient de cet autre paysage : le désert aux alentours des Pyramides, auquel la qualité d’aride convient mieux qu’à la plaine où coule le Jourdain. Les soins que Flaubert a prodigués au paysage d’Hérodias, semble indiquer que le milieu joue un rôle essentiel (24) ; en voici d’autres aspects

Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes […] Un brouillard flottait, il se déchira(H., page 253) Le Liban, avec ses villages, dont la crête seule est éclairée.(Du Camp : V.O., page 181)

le brouillard se déchirait.

(V.O. ; t. 10, page 462)

Encore une fois, la description est composée d’éléments étrangers à la Palestine ; le brouillard qui se déchire vient de la vallée du Nil, tandis que les montagnes n’ayant que la crête éclairée semblent évoquer la cime du Liban, indiquée dans les Notes de Du Camp. Nous allons donner maintenant un autre exemple de la manière dont Flaubert se sert du véritable paysage palestinien :

Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés, les gouffres noirs sur le flanc des falaises, l’immensité du ciel bleu, l’éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient ; et une désolation l’envahissait au spectacle du désert(H., page 256) les montagnes brun roux, vagues, allongées les unes derrière les autres, saillissent en s’allongeant.(V.O. ; t. 10, page 584)
le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre océan d’un violet sombre dont chaque vague eût été pétrifiée.

(V.O. ; t. 10, page 462)

La première note concerne les alentours de Tibériade, mais les termes qu’utilise l’auteur ne caractérisent nullement la Palestine ; ils sont communs à bien d’autres lieux de l’Orient. Que doit-on penser des « gouffres noirs sur le flanc des falaises », sinon que l’auteur applique systématiquement sa méthode d’assemblage d’éléments disparates ? Le ciel bleu et la clarté violente, caractères communs à tout l’Orient, relient les différents éléments : les abîmes profonds font songer au paysage libanais (des gorges profondes séparent le Liban de l’Anti-Liban) ; les flots pétrifiés, au désert égyptien ; et les gouffres noirs des falaises, à Étretat.

La Palestine ne se voit pas beaucoup non plus dans les scènes. À vrai dire, l’inspiration orientale n’est évidente dans aucune scène d’Hérodias ; on pourra en juger par cet exemple :

« […] Impossible de fuir ! les roues de mon char avaient du sable jusqu’aux essieux ; et je m’éloignais lentement, m’abritant sous mon manteau, glacée par ces injures qui tombaient comme une pluie d’orage ».
(H., page 258)
À Képhisia, nous reprenons la voiture qui s’arrête souvent […] je me mets dans l’eau jusqu’aux genoux pour pousser à la roue.(V.O. ; t. 11, page 57)
j’étouffe sous ma couverture, qu’il faut pourtant mettre sous peine d’être trempé jusqu’aux os.

(V.O. ; t. 11, page 96)

Cette comparaison fera probablement écarquiller les yeux, mais elle n’est pas si saugrenue qu’elle paraît, car elle révèle que l’inspiration de la réalité n’est point pure et simple ; Flaubert emploie parfois les éléments qu’il y puise avec une grande liberté d’adaptation. Entre la voiture qui s’arrête souvent et l’impossibilité de fuir, il y a analogie incontestable ; ainsi qu’entre l’eau jusqu’aux genoux et le sable jusqu’aux essieux, même si elle est de moins bon aloi. L’image d’Hérodias s’abritant sous son manteau constitue une singulière analogie avec celle de Flaubert s’abritant, en Grèce, sous sa couverture contre la pluie froide. L’analogie nous semble corroborée par l’expression « glacée par ces injures », qui s’accorde mieux avec ce pluvieux après-midi hivernal qu’avec le tempérament d’Hérodias, facile à l’emportement ; elle éclate en effet dès qu’Hérode contrarie ses projets. Voici une autre scène du même genre :

Vitellius demanda l’explication du mot. Son interprète fut une minute avant de répondre.(H., page 271) Ses mots arabes que je ne comprenais pas […] Faire l’amour par interprète.(V.O. ; t. 10, page 458-9)

II nous semble apercevoir dans l’attitude de l’interprète de Vitellius, une autre analogie entre les deux scènes ; Joseph, son modèle, ne sachant bien ni le français ni l’arabe, était sans doute obligé de chercher ses mots avant de traduire, ce qui expliquerait les hésitations de l’interprète du proconsul. Toutefois, si l’incompréhension et l’interprète représentent des liens évidents entre la source et le texte, les situations sont absolument différentes : Vitellius demande le sens du mot « Messie », tandis que Flaubert se trouve aux prises avec une de ces dames au Caire (25).

Passons aux images. Dans sa colère contre Hérode, Hérodias le tourmente avec l’image de la fille arabe répudiée :

dévore son pain cuit sous la cendre ! avale le lait caillé de ses brebis ! baise ses joues bleues !(H., page 258) un bonhomme nous apporte une jatte de lait caillé et des petits pains (V.O. ; t. 10, page 534)

Deux femmes marchant à pied, l’une a les lèvres peintes en bleu.

(V.O. ; t. 10, page 556)

L’image du lait caillé vient encore de l’Égypte, celle des lèvres bleues vient de la Palestine. On pourrait mettre en doute l’inspiration de cette dernière image, puisque le texte ne parle pas de lèvres peintes mais de joues. À notre avis, l’élément essentiel n’est pas telle ou telle partie du visage, mais la couleur du fard insolite et frappante pour un étranger ; et Flaubert en a pris note à deux reprises (26). D’ailleurs, notre hypothèse est confirmée par un des « scénarios » d’Hérodias ; dans la troisième version de la discussion entre Hérode et Hérodias, on lit : « Rappel d’Hulda, la fille arabe aux lèvres bleues » (27). Ce trait de couleur corrobore mieux l’inspiration réaliste, car il s’agit d’un usage des femmes arabes.

La série d’images suivante s’inscrit dans la ligne de la liberté d’adaptation que nous avons déjà montrée, et qui nous semble plus grande dans Hérodias que dans les deux autres contes.

Trois lits d’ivoire, un en face et deux sur les flancs, contenaient Vitellius, son fils et Antipas(H., page 269)

Elles étaient taillées dans le roc […] au-dessous de ces chambres il y en avait de plus nombreuses
(H., pag. 262-3)

des lanières bleues enfermaient sa chevelure, trop lourde sans doute

(H., page 259)

Chaque caveau contient généralement la place de trois cercueils, un au fond, deux de chaque côté.(V.O. ; t. 10, page 566)

C’est une série de salles (il y en a deux étages), avec des excavations dans le mur.

(V.O. ; t. 10, page 566)
la chevelure factice en soie tressée et qui tombe derrière le dos est énorme et très lourde.

(V.O. ; t. 10, page 589)

Dans le premier exemple, il y aurait tout lieu de douter que Flaubert ait voulu prendre un caveau, des tombeaux des Rois à Jérusalem — l’inspiration palestinienne est finalement évidente -, pour modèle d’une partie de la salle du festin, si la disposition des lits n’était exactement la même. Celle qui avait d’abord été envisagée dans les « scénarios » était bien différente (28) : « Les trois principaux personnages sont au fond, sous la tribune, à la table royale, plus élevée que les autres sur le même lit ». Disposition qui semble empruntée au célèbre tympan du portail gauche de la cathédrale de Rouen, d’où Flaubert a pris l’image de Salomé dansant sur ses mains.

De la visite des mêmes tombeaux s’inspire l’image des chambres souterraines de la citadelle ; à vrai dire, il n’y a aucun terme identique dans cette comparaison, et nous n’avons souligné que des analogies ; cependant, l’image nous paraît la même dans son ensemble.

Voici une autre série d’images où l’influence orientale est plus évidente :

Des candélabres […] faisaient des buissons de feux, entre les coupes de terre peinte et les plats de cuivre, les cubes de neige(H., page 269) près d’un pont, en dehors de la ville, nous avons fumé un chicheh et bu de l’eau sucrée à la neige dans des tasses peintes.(V.O. ; t. 10, page 593)
Chacun avait devant soi une galette de pâte molle
(H., page 270)
Je goûte du pain arabe, pâte incuite en larges galettes.(V.O. ; t. 10, page 454)
Vitellius […] suivi d’une grande litière rouge ornée de panaches et de miroirs(H., page 260)
la seconde regorgeait de piques, […] leurs pointes, émergeant d’un bouquet de plumes.

(H., page 263)

Les fenêtres de sa litière sont en forme de hublot de navire et décorées de glaces à l’intérieur. Les lances des irréguliers sont, au bout de la hampe, décorées d’un hérisson de plumes.(V.O. ; t. 10, page 475)

Cette série et les précédentes nous montrent que Flaubert s’inspire de son voyage le plus souvent possible, et qu’il va constamment à la recherche du détail réel qui puisse s’adapter le mieux à la circonstance. Sa description y gagne toujours au point de vue stylistique, et sa reconstruction paraît souvent d’une vérité saisissante. Nous nous dispensons de commenter notre affirmation parce que nous pensons en avoir déjà donné la démonstration ; mieux vaut la prouver par un dernier exemple.

on vit alors un trou, une fosse énorme que contournait un escalier sans rampe(H., page 265) Puits de Joseph […] c’est un coin biblique […) grand trou carré.(V.O. ; t. 10, page 459)
Nous montons l’escalier sans rampes.

(V.O. ; t. 10, page 607)

L’écrivain parvient à faire vrai après avoir fouillé et creusé autant que possible. II fouille — dans l’acceptation la plus large du terme — dans ses notes, qui lui rappellent que le puits de Joseph est « un coin biblique » ; et cela lui permet de le transporter d’Égypte en Palestine le plus naturellement du monde. II fouille encore et retrouve « l’escalier sans rampes » de la maison du sheik d’Aden, au Liban, dont il fait le plus heureux emploi à la place d’un « Escalier tournant sans parapet » (29), un peu trop lourd. II creuse ensuite, et crée l’analogie entre le puits et la citerne ; il remplace l’escalier tournant, qui pourrait faire penser à un produit industriel, par un escalier qui contourne le trou, de façon qu’on puisse croire qu’il est taillé à même le roc ; et précise que ce trou est une fosse énorme, afin qu’il puisse contenir cet escalier. Voilà comment Flaubert parvient à l’harmonie des disparates ; voilà comment il fabrique le Vrai.

En nous astreignant à ne donner que des exemples où au moins un terme analogue relie la source au texte — laissant de côté ceux qui, à nos yeux, révélaient de toute évidence l’influence orientale (30) — nous avons voulu donner à notre travail des bases solides. Condition indispensable si l’on veut élever à Flaubert un monument vraiment digne de sa mémoire ; car il nous semble que la critique nous a légué sur son œuvre de brillantes études, mais point de solides.

Flaubert est depuis longtemps un maître incontesté. Ajoutons qu’il est même, à notre humble avis, le plus grand écrivain français qui ait jamais existé, parce qu’il a su nous donner — grâce à un labeur toujours exigeant et souvent exténuant — la fusion la plus stupéfiante, non seulement « de l’illusion et de la réalité » (qu’il admirait en Don Quichotte), mais aussi du passé et du présent, marquant ainsi son œuvre entière du sceau de l’originalité. Partant, nous avons cru nécessaire de faire tomber les illusions qu’on a créées à l’égard de certains modèles (31) ; l’on devrait se persuader qu’en insistant trop sur l’inspiration exacte de la réalité, on rabaisse Flaubert au rang de simple auteur. Ce qui n’est pas du tout lui rendre justice, car il visait à un Art universel et éternel ; son œuvre en est la plus admirable des expressions.

Giovanni Bonaccorso

(Université de Messine)

Faculté des Lettres.

(1) Du Caire, il écrivait à Bouilhet (cf. Correspondance, t. 12, p. 652) : « peu d’étonnement de la nature, comme paysage, comme ciel […] Cela tient sans doute à ce que j’avais plus rêvé, plus creusé et plus imaginé tout ce qui est horizons, verdure, sables, arbres, soleil » ; et de Damas (t. 13, p. 77) : « Tout ce que je vois ici, je le retrouve ». D’autre part, ii rassure immédiatement sa mère sur le climat : « tu peux dès maintenant changer d’opinion relativement au climat de I’Égypte. II y fait des brouillards le soir tout comme ailleurs » (t. 12, p. 655).

(2) Cette dernière impression rappelle un passage de Novembre  (cf. t. 11, p. 631), où le protagoniste admire la vue qui s’offre à ses yeux, du haut d’un plateau près de Trouville, parait-il : « la mer était douce, et murmurait plutôt comme un soupir que comme une voix ».

(3) A cet égard, Flaubert a noté : « Au milieu de la route, dans un écartement des montagnes, un gazis mort et dont l’écorce a été enlevée » (cf. t. 10. p. 537).

(4) Cela paraît d’autant plus surprenant que Flaubert avait fait l’excursion de Pont-l’Évêque et Honfleur « afin de voir un bout de paysage [. . .] oublié » (cf. lettre à George Sand du 8-3-1876 ; t. 15, p. 442). Le véritable but de l’excursion était donc de rendre le paysage méconnaissable dans la création littéraire.

(5) Cf. notamment la lettre de Flaubert à sa mère, du 24 juin 1850 (t. 13, p. 49), où il explique pourquoi il n’est pas encore au Caire : « je comptais sans le vent. II nous a été constam­ment défavorable ».

(6) Flaubert avait d’abord imaginé de faire partir le paquebot par la « marée montante », ainsi que le révèle un « scénario » (cf. t. 4, p. 442 ; tous les « scénarios » des Trois Contes se trouvent en Appendice au tome cit.) ; le détail local est donc encore une fois sacrifié.

L’idée du halage par des femmes nous paraissant étrange, nous avions pensé que sa genèse pouvait être différente ; mais les manuscrits indiquent tous et toujours la même leçon (voir mss. fonds n.a.f. 23663, de la Bibliothèque Nationale).

(7) Cf. Gérard-Gailly : op. cit., p. 198.

(8) La dimension fantastique du temps et de l’espace se trouve admirablement condensée, dans la scène où l’empereur offre sa fille à Julien (cf. p. 238). Après le refus de celui-ci de partager ses richesses d’abord et son royaume ensuite, l’empereur « dit un mot à l’oreille d’un courtisan », et Immédiatement, les rideaux d’une tapisserie se relevèrent, et une jeune fille parut ».

(9) Flaubert avait formé le projet d’écrire un conte oriental dès avant 1845 (cf. la lettre à A. Le Poittevin, du 13 mai 1845 ; t. 12, p. 449). Ensuite, l’idée revient plusieurs fois à sa mémoire, mais il n’y a jamais vraiment travaillé. Les matériaux qu’il avait recueillis, ont été récemment publiés par Jean Bruneau dans sa thèse complémentaire : Le « Conte Oriental » de Flaubert (Paris, Denoël, 1973 ; Lettres Nouvelles .

(10) II est probable que Flaubert s’est aussi inspiré de la rencontre d’un chacal, racontée à Bouilhet dans la lettre du 2 juin 1850 (cf. t. 13, p. 46) : « à ma gauche [… l débusque avec un calme impudent le plus beau chacal que l’on puisse voir. II s’est en allé tranquillement, à petits pas, s’arrêtant de temps à autre pour détourner la tête et me lancer des œillades méprisantes ».

(11) Au chacal qui s’en va tranquillement, ajoutons cet autre exemple : « Des gypaètes blancs, au bec jaune, voltigent sur une butte autour d’une charogne ; à droite il y en a trois sur leurs pattes, arrêtés, et qui nous regardent passer tranquillement ». (Cf. t. 10, p. 524).

(12) Le terme « croque » est à notre avis un lapsus, même si c’est bien là la leçon autographe, ainsi que nous l’avons constatée (cf. Carnet n° 4 cit., fol. 50r) ; dans le texte, Flaubert n’a pas manqué de corriger l’inadvertance. II est intéressant de remarquer qu’il avait employé ce même détail dans Madame Bovary ; il y tenait beaucoup, évidemment. La  Revue de Paris  l’a malheu­reusement supprimé ; on le trouvera dans la  Nouvelle Version  du roman, établie par J. Pommier et G. Leleu (Paris, 1949) ; et dans la variante 24, page 408, de l’éd. C. Gothot-Mersch (Paris, 1971 ; « Classiques Garnier »).

(13) A cet égard, on doit toujours tenir compte des œuvres de jeunesse ; dans Novembre  (cf. t. 11, p. 663), Flaubert écrivait déjà : « le sable s’élève en tourbillons ».

(14) Cf. S. CIGADA : L’episodio dol lebbroso in « Saint Julien l’Hospitalier » ; in « Aevum », a. XXI n° 6, nov.-déc. 1957, p. 467, note n° 1.

(15) En parlant du Nahr-Ibrahim, Flaubert a noté : « Le fleuve d’Adonis m’a semblé de couleur verdâtre ». Or, sembler n’est pas être.

(16) Dès 1852, Flaubert énonçait la règle à laquelle l’écrivain qui veut faire vrai doit se sou­mettre : fouiller et creuser « le vrai tant qu’il peut » (cf. lettre à Louise Colet du 16 janvier ; t. 13, page 158).

(17) Le Nahr Ibrahim, à l’endroit traversé par Flaubert et Du Camp, sur la route de Djunié à Djébail, est effectivement profond ; cependant, il n’y a point de passage, son cours étant enjambé par un pont (cf. M Du Camp : op. cit., page 324-5).

(18) Ibid., page 95.

(19) C’est ce qu’il confiait à Bouilhet, le 13 mars 1850, dans une lettre écrite à bord de la cange : « Les premiers jours je m’étais mis à écrire un peu [… ] II vaut mieux être œil ». (Cf. t. 13, p. 25).

(20) Au Pavillon de Croisset est conservée une gravure de E. Bérat, représentant le passager dans sa barque ; selon son aspect, elle ne devait transporter qu’un nombre restreint de personnes et des fardeaux peu encombrants. D’autre part, aucun des éléments donnés par Flaubert ne semble correspondre au passage d’eau de Croisset ; y compris l’usage d’agiter des drapeaux pour appeler le passager, car les brouillards y sont fréquents. On doit encore remarquer que le terme « voyageurs » s’applique à qui voyage à l’étranger, ou loin de chez soi, plutôt qu’aux riverains de la Seine, qui préféraient sans doute traverser le fleuve avec leurs bêtes sur le pont, à quelques kilomètres en amont.

(21) Dans ses Notes, Du Camp indique la composition de leur petite caravane (cf. op. cit., p. 13) : « Trois chevaux pour Gustave, Sassetti et moi, un mulet pour Joseph et nos provisions de bouche ; un moucre et deux enfants ».

(22) Du Camp fournit dans ses Notes le détail des colonnettes et des incrustations, que Flaubert ne mentionne pas dans les siennes : « niches avec deux colonnettes de marbre blanc très pur [. . .] le fond est souvent une application de carreaux de faïence persans » (cf. op. cit., p. 282).

(23) Nous sommes de l’avis que la citadelle de Machaerous est en grande partie imaginaire. La documentation livresque à cet égard a permis à Flaubert d’utiliser des données historiques mais aussi d’en exclure la plupart, de façon à rendre sa citadelle méconnaissable. La comparaison que nous donnons nous semble la meilleure démonstration.

(24) C’est du moins ce que pensait Du Camp, lors de son entrée à Jérusalem ; « Tout le pays d’alentour est dur et féroce, c’est bien là qu’a dû vivre cet implacable peuple d’Israël. La nature qui l’entourait n’a dû fortifier sa dureté primitive » (cf. op. cit., p. 207).

(25) Ce rapprochement semble bien s’accorder avec l’esprit voltairien de Flaubert ; d’ailleurs, le parallèle entre le Saint-Esprit et le perroquet est dans le même ordre d’idées. Au figuré, en effet, le perroquet indique toute personne qui répète ce qu’elle a entendu sans comprendre ce qu’elle dit ; c’est la situation de Félicité au catéchisme : « Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle apprit le catéchisme » . Puisque l’auteur avait eu soin de nous faire savoir auparavant que « Quant aux dogmes, elle n’y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre », ne pourrait-on pas voir dans son attitude une satire de l’éducation religieuse des enfants et des âmes simples, leurs connaissances en la matière n’étant acquises qu’à force de répéter, comme un perroquet ? C’est très probable, d’autant plus que dans Madame Bovary (deuxième partie, chapitre VI) Flaubert avait raillé ce genre d’éducation.

(26) Nous avons cité la deuxième note dans notre première partie, au sujet de Salomé dont les « lèvres étalent peintes ». L’auteur n’en a pas précisé la couleur pour éviter probablement la répétition.

(27) Cf. Trois Contes, Appendice ; t. 4, p. 531.

(28) Ibid., page 574.

(29) C’est la première idée qu’avait eue Flaubert, dans un des scénarios (cf. ibid., page 563).

(30) Dans le temple de Djebel-Seiseleh, en  Égypte, les deux amis effectuèrent des fouilles infructueuses ; Flaubert note à ce sujet : « Déception relativement à nos fouilles, tout ce qui sonne creux n’est pas trésor ». (Cf. t. 10, page 517). Cette note n’est-elle pas à l’origine de la scène d’Hérodias où Vitellius, constatant qu’une rondelle de citerne est plus grande que les autres, et qu’elle donne un son différent sous les pieds, pense avoir trouvé le trésor d’Hérode le Grand ?

(31) Dans le modèle de Félicité, on a voulu voir à tout prix une vieille et fidèle servante de la famille Flaubert. Si l’écrivain s’en est réellement inspiré c’est à rebours qu’il l’a fait, puisque dans une lettre à Louise Colet (25-26 mars 1853, cf. t. 13, page 310) il lui avouait : « Ma mère a depuis vingt-cinq ans une femme de chambre qu’elle croyait lui être fort dévouée, etc. Or elle s’est aperçue qu’elle « abusait », comme on dit, et entre autres qu’elle nourrissait à peu près complètement un sien frère [. . .] à nos dépens ». Et en guise de conclusion, il ajoutait : « Quelle basse crapule aussi que tous ces paysans ! ».