Noms et prénoms dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 51 – Page 42

 

Noms et prénoms dans Madame Bovary

Jean Pommier a publié jadis un très joli article sur les noms et prénoms dans Madame Bovary (1). Il y montre l’extrême importance que Flaubert attache aux petits noms et aux patronymes de ses personnages, en signale les sources possibles et en étudie la signification. Jean Pommier a tout à fait raison de souligner le fait que Flaubert hésite longuement entre tel ou tel nom ou prénom avant de se décider, mais je n’irais pas jusqu’à écrire, comme lui, que « c’était — un peu — un entêtement d’enfant gâté » (2). Les très grands écrivains ont eu le génie de découvrir des noms et prénoms qui passent en proverbe, comme Panurge, Tartuffe ou Oblomov. Dans ce cas, le signifiant est aussi important que le signifié, ou mieux : ils ne font qu’un.

Avant d’en venir aux prénoms de Charles et d’Emma Bovary, une petite note concernant l’une des Œuvres de jeunesse de Flaubert, Ivre et mort, conte bachique (15 juin 1838). Les deux héros, qui se battent en duel à coup de bouteilles, se nomment Hughes et Rymbault. J’ai suggéré à tort que le nom de Rymbault pouvait provenir du roman de George Sand intitulé Valentine (3). En fait, ces prénoms sont sans doute empruntés à la Jérusalem délivrée du Tasse : Hughes est le frère du roi de France (chant I, strophe 37), il meurt avant l’arrivée des croisés à Jérusalem, et c’est lui qui apparaît à Godefroi de Bouillon pour lui ordonner de rappeler Renaud de son exil (chant XIV, strophes 5-19). Quant à Raimbaud de Gascogne, il est l’un des « aventuriers » (chant I, strophe 54) ; il part avec Armide (chant V, strophes 75 et 81-84), renie sa foi et lutte contre Tancrède (chant VII, strophes 31-44 ; cf. chant X, strophe 68). Comment le jeune Gustave Flaubert a-t-il découvert l’épopée du Tasse ? je ne sais. Mais il aimait beaucoup Chateaubriand, alors, et la Jérusalem délivrée était l’un des livres favoris de l’auteur du Génie du Christianisme. En tout cas, cette épopée si riche en combats singuliers a très bien pu fournir à Flaubert les prénoms de ses guerriers « bachiques ».

Dans le tout premier scénario de Madame Bovary, le prénom de l’héroïne était Marie : « Me Bovary Marie (signe Maria, Marianne ou Marietta) » (4). Dès le scénario suivant, elle s’appelle Emma (5). Pour Charles, Flaubert n’a jamais varié. Pourquoi Flaubert a-t-il changé « Marie » en « Emma » étant donné surtout que le premier prénom lui était si cher ? Comme l’écrit Jean Pommier : « Emprunté à la fille, Marie, de la femme aimée (Mme Schlésinger), cueilli sur les lèvres de celle-ci (1836), — stylisé en « Maria » en 1838 (Mémoires d’un fou), redevenu « Marie » en 1842 (Novembre), associé à « Anna » sous la forme « Maria » en 1850-1851 (Une Nuit de don Juan) ; essayé sous ses deux formes à la fin de 1851 pour baptiser la future Mme Bovary, puis rejeté, — il est repris plus tard et désigne finalement Mme Arnoux, c’est-à-dire encore Mme Schlésinger » (6). Pourquoi donc Flaubert a-t-il abandonné « Marie » pour « Emma » ? Jean Pommier suggère plusieurs hypothèses : Edma Roger des Genettes, d’autres Emma mentionnées ici et là par Flaubert, Alfred Le Poittevin ou Louise Colet, — mais sans grande conviction (7). J’ai confiance, pour ma part, dans l’authenticité de la fameuse anecdote rapportée par Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraires : « Aux confins de la Nubie inférieure, sur le sommet de Djebel-Aboucir, qui domine la seconde cataracte … il (Flaubert) jeta un cri : « J’ai trouvé I Eurêka ! Eurêka ! je l’appellerai Emma Bovary… » (8). J’ai tenté de montrer ailleurs que cette révélation concernait le « roman flamand », auquel Flaubert songeait alors, et non Madame Bovary (9). Le projet du « roman flamand » comportait-il un personnage portant le prénom de Charles ? on ne sait. En tout cas, dès le second scénario de Madame Bovary, Charles et Emma sont unis par Flaubert dans leur tragique destinée.

Or, en 1810, avait paru, en traduction, un roman du célèbre auteur allemand August Lafontaine, intitulé : Charles et Emma, ou les amis d’enfance (10). En voici le résumé, très simplifié : Charles de Nordstein a dix ans ; une femme inconnue, qu’il prend pour un ange, lui confie une fillette de trois ans, Emma ; ils passent leur enfance ensemble. Le lecteur n’apprendra qu’à la fin du second volume qu’Emma est la fille de Lidi, comtesse de Traubé, et de l’oncle de Charles. Après de nombreuses péripéties, deux mariages sont décidés : Emma épousera le pasteur Weisdorn, et Charles, Valeria, la fille de Mme de Paradisi. Mais Emma, qui aime Charles, tombe malade ; Charles l’épouse in extremis, et après sa mort, se jette dans un cloître. Rien de plus romanesque que l’intrigue de Charles et Emma ; rien de plus éloigné, à tous points de vue, de Madame Bovary.

Je ne prétends pas que le roman de Flaubert doive quoi que ce soit à l’élucubration de Lafontaine — sinon la conjonction des deux prénoms. Que Flaubert ait pu connaître le titre : Charles et Emma (11), rien de plus vraisemblable. August Lafontaine jouissait d’une grande réputation auprès des mères de famille et des cabinets de lecture de l’époque ; son œuvre se situe entre celle des deux comtesses : de Genlis et de Ségué. Etant donné l’extraordinaire mémoire de Flaubert pour tout texte imprimé, le souvenir de ce titre n’aurait-il pas « cristallisé » les prénoms des deux personnages ?

Jean Bruneau

(Université de Lyon II)

(1) Jean Pommier, « Noms et prénoms dans Madame Bovary », Mercure de France, 1er juin 1949, p. 244-264 ; reproduit, sous le titre « Noms propres dans Madame Bovary », dans Dialogues avec le passé, Paris, Nizet, 1967, p. 141-157. Je renvoie au second texte.

(2) Jean Pommier, art. cit., p. 142.

(3) Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert, Paris, Colin, 1962, p. 184, note 69.

(4) Gustave Flaubert. Madame Bovary, Nouvelle version précédée des scénarios inédits, textes établis sur les manuscrits de Rouen avec une introduction et des notes par Jean Pommier et Gabrielle Leleu, Paris, Corti, 1949, p. 3.

(5) Id, ibid., p. 6.

(6) Jean Pommier, art. cité, p. 144. Je ne crois pas, pour ma part, que Mme Arnoux soit Mme Schlésinger, même si elle lui doit bien des traits. Le personnage est composite, typique, comme tous ceux qu’a créés Flaubert, sauf peut-être le docteur Larivière de Madame Bovary.

(7) ld., p. 145.

(8) Maxime Du Camp, Souvenir littéraires, Paris, Hachette, 1906, troisième édition, t. 1, p. 352,

(9) Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert, op. cit., p. 516-517.

(10) August Lafontaine. Charles et Emma, ou les amis d’enfance, imité de l’allemand par R. de Chazet, Paris, Nicolle, 1810, 2 vol. in-12.

(11) Pourquoi Lafontaine avait-il choisi lui-même ces deux prénoms pour les héros de son roman ? Il faut remonter à une légende très connue depuis le Moyen-Age : les amours d’Emma, fille de Charlemagne, et d’Eginhard. Alfred de Vigny semble être le dernier poète à évoquer cette belle histoire (La Neige (1830), in Poèmes antiques et modernes (1837).