Roman et Histoire : L’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page 4
 

Roman et Histoire : L’Éducation sentimentale

 

La mise en évidence, l’approfondissement de certaines structures fondamentales de L’Éducation sentimentale s’inscrivent dans une démarche qui se donne pour but d’interroger le rapport Écriture/Histoire. Ce rapport dépasse nécessairement l’aspect documentaire de l’œuvre et les méandres d’une mince intrigue. Plutôt que de comparer les événements du roman à ceux de l’Histoire réelle (laquelle ? et comment ?) il semble intéressant de confronter L’Éducation sentimentale, qui écrit et décrit l’Histoire, à un texte officiel. Dans cette optique s’impose le choix du Préambule de la Constitution du 4 novembre 1848 (1). Ce travail comparatif privilégie l’écriture et élimine d’emblée l’inexactitude anecdotique, événementielle — ou petite histoire. En outre, il n’est pas indifférent d’observer que ces deux textes se présentent comme résultat : l’un comme « l’histoire morale des hommes de ma génération » (2), l’autre comme le résumé des grands principes d’une République récemment constituée. Le choix du préambule peut sembler restrictif. En fait, il rend compte à lui seul des grandes idées de l’époque. Le texte de la Constitution est parfois fastidieux et peu opératoire. Cependant, certains articles — principalement ceux qui composent le chapitre II, les « Droits des citoyens garantis par la Constitution » — retiennent l’attention dans la mesure où ils approfondissent certaines notions établies dans le préambule.

La phrase, « en présence de Dieu et au nom du peuple français, l’Assemblée Nationale proclame : », introduit le préambule. Deux termes, antithétiques dans le roman (divin/peuple), se trouvent ici associés : « de Dieu et du peuple français », coordination d’une « présence absente » (Dieu – code symbolique du serment) et d’une absence représentée (« au nom de » — du peuple — code politique), cette association de deux absences couronne le pouvoir de l’Assemblée Nationale… Au contraire, le roman dissocie (3) les deux termes non seulement en les opposant mais en les niant, soit par la vulgarité ou la présence effacée (intermittente) du peuple, soit par la négation des réussites bourgeoises (ironie du code symbolique). Flaubert malmène le « divin » : la belle et inaccessible (vierge) Marie, cet ange diaphane qui apparaît sur La Ville-de-Montereau, qui éblouit, et dissipe en même temps la grisaille populaire, n’est qu’une bourgeoise qui s’exprime en « maximes » ; une ironie acerbe décrit la couardise du noble d’Ambreuse, devenu le (très) riche Dambreuse, chérissant ses propriétés lors des émeutes.

Ces premières remarques permettent de poser l’hypothèse suivante : les termes énoncés par le préambule sont repris — mais de façon différente — dans le roman, d’où un essentiel recul critique (celui de l’écriture) et une absence d’engagement (lié à la négativité de l’auteur).

Le premier alinéa : « La France (…) s’est proposée pour but de marcher plus librement dans la voie du progrès (…) et de faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion (…) à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être », propose « la voie du progrès ». Cette démarche en avant du Progrès et ce désir de « parvenir » parcourent L’Éducation sentimentale dans l’optique d’une progression dont Dambreuse est le précurseur et le meneur. D’autre part, la formule « un degré toujours plus élevé de moralité » n’est pas sans rappeler ce précepte de morale bourgeoise dont Martinon se fait le porte-parole : « Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre ! » (II.4). Cependant, il s’établit dans le roman une dénonciation là où le préambule associe moralité et bien-être. Flaubert énonce la voie du progrès par l’intermédiaire de Dambreuse et ses épigones ; l’auteur développe ce point de vue économique et l’insère dans un mode progressif qui n’est ni loué ni condamné. Ici, Flaubert reste neutre. Tel n’est pas le cas en ce qui concerne la moralité : la description d’un milieu artificiel, les touches acerbes qui amplifient la bêtise et la lâcheté de l’arriviste (la devise « Par toutes voies » qualifie le banquier) montrent l’acuité avec laquelle l’auteur dénonce la morale bourgeoise. À nouveau la dissociation implique un recul critique qui permet d’échapper à l’histoire tout en la (re) produisant.

Deuxième alinéa : « La République française est démocratique, une et indivisible ». Ce caractère « indivisible » va dans le sens de ce déslr d’unité et d’association observé précédemment, et dont il est la confirmation. Dans une large mesure le roman traduit cette unité, celle du parti conservateur qui s’élabore rapidement après février 1848 sous l’égide de Dambreuse : « M. Dambreuse tel qu’un baromètre en exprimait constamment la dernière variation » (III.3), construction qui va de pair avec une structure économique qui s’édifie et se réalise (la fusion, l’union des Houilles) et que la Constitution reprend à son compte : « Les citoyens ont le droit de s’associer » (Article 8). Mais on connaît maintenant ce jeu de l’écriture flaubertienne qui, tout en (re) traçant l’indivisible, se sépare de son propre énoncé pour s’accomplir dans une autonomie qui marque sa différence (et celle de Flaubert).

Quatrième alinéa : « Elle a pour principe la Liberté, l’Egalité et la Fraternité. Elle a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l’Ordre public ».

Cet alinéa trouve un écho bien singulier dans L’Éducation sentimentale. On peut s’étonner de la relation étroite qui s’établit entre les deux textes et observer que les quatre mots « de base » composent la « toile de fond » du roman (4).

— La FAMILLE s’avère très importante du point de vue romanesque. Elle apparaît comme la cellule indestructible, « indivisible » de la bourgeoisie. Toute relation illégitime se trouve sanctionnée socialement, condamnée : Mme Moreau ignore le père Roque tant que celui-ci vit en concubinage. De la même façon, l’amour de Frédéric pour Marie est voué à l’échec : au bord de « l’abîme », la maladie inopinée d’un fils (le croup) rappellera la mère à ses devoirs (conjugaux/sociaux).

Cependant, le roman évoque l’envers d’un décor : celui des hypocrisies sociales (Dambreuse, Oudry, Arnoux, etc.). L’adultère se pratique couramment, mais en tapinois ; Dambreuse sous le couvert de l’adoption, cache en Cécile sa fille naturelle.

— LE TRAVAIL est prôné dans le roman (cf. Martinon) bien qu’ouvertement contesté par Sénécal (« Moi je travaille, au moins, je suis pauvre ! » – I.5 -). Le mérite de Flaubert consiste à dévoiler les diverses composantes sociologiques (Mariage — Héritage — Relations) qui illustrent clairement les modalités d’une progression sociale tout à fait indépendante de la valeur-travail.

— L’ORDRE (déjà exprimé dans le premier alinéa du préambule : « sans nouvelle commotion ») participe aux principes de stabilisation et d’unité. Le roman le restitue dans sa totalité. D’autre part, par l’intermédiaire de Rosanette, Flaubert établit (ou dénonce ironiquement ?) le lien étroit qui relie le microcosme (la Famille) au macrocosme (l’Ordre public) : « Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une maison, il faut un maître » (III.1).

— LA PROPRIÉTÉ. Flaubert met très nettement en évidence les intérêts qu’elle représente et la contestation dont elle est l’objet. Tout comme Marie Arnoux (point de vue sentimental), la propriété (point de vue politique) rayonne comme une Image divine. La comparaison va très loin dans le roman et il est surprenant qu’elle trouve écho (sémantiquement) dans la Constitution. Celle-ci mentionne : « Toutes les propriétés sont inviolables » (Article 11). Ce terme (inviolable) définit rigoureusement les rapports entre Frédéric et Marie (cf. « cette robe insoulevable »). La propriété et Marie Arnoux constituent les deux figures divines de L’Éducation sentimentale  selon le double registre du politique et du sentimental : toutes deux n’appartiennent qu’à un seul (« l’indivisible »). L’adultère et la revendication font dès lors figure de sacrilège (mot cité dans les deux registres par Flaubert) et sont rejetés à la fois dans le roman et la Constitution.

Septième alinéa : « Les citoyens doivent concourir au bien-être commun en s’entraidant fraternellement les uns les autres, et à l’ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l’individu ». À nouveau apparaissent les notions de bien-être et d’ordre qui dépendent de lois morales (implicites, car non définies) et écrites (ou explicites dans la Constitution). Le roman gomme la loi écrite pour privilégier ce qui reste latent dans le Préambule (cf. l’apologie de la propriété que fait Fumichon : « C’est un droit écrit dans la nature ! » – III. 2), D’autre part, les termes de société, famille et individu, sont associés dans cet alinéa, régis par les mêmes lois. La relation microcosme/macrocosme concerne non seulement société et famille, mais aussi société et individu. Il est aisé de constater que, dans L’Éducation sentimentale, un personnage qui porte en lui des tendances contradictoires échoue inévitablement, à commencer par Arnoux dont le caractère… « hybride » préfigure la régression. La réciproque se vérifie pour la société : elle ne peut accepter le désordre. Le système association/dissociation, constamment présent dans le roman, confirme ces hypothèses.

Le principe de dissociation se manifestera pendant la révolution. Les députations (« car chaque métier, chaque industrie attendait du Gouvernement la fin radicale de sa misère » – III. 1) traduisent ce moment de l’illusion où dominent les intérêts particuliers, que corrobore Rosanette, « chacun pour soi », et que Deslauriers regrettera amèrement : « Le commissionnaire d’en bas vendrait la patrie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifier sa course » (III. 3). La brève union sacrée de février 1848, « Le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent ! » (III. 1), qui exclut la royauté, volera définitivement en éclats lors du Coup d’Etat : « L’homme en blouse lui répondit :

— Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu’ils s’arrangent ! » (III. 5).

À l’opposé, se constituent le parti (5) conservateur, les monopoles, la fusion… « le principe même d’association ». Ce parti récupérera l’erreur politique de Dussardier : « Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc. » (III. 2), tout comme les tendances despotiques de Sénécal :

« Sénécal se déclara pour l’Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propres paroles à Deslauriers ». (III. 4].

Or, quelques pages auparavant, Flaubert écrit : Frédéric (« avait profité à l’hôtel Dambreuse »). Ainsi, discrètement (dans une parenthèse), Flaubert démontre l’influence grandissante de Dambreuse qui « monopolise » la conscience des personnages, selon une relation :

Dambreuse —> Frédéric —> Deslauriers —> Sénécal.

Flaubert se sépare, se distingue de la Constitution, de l’Histoire réinscrite en tant que texte, en énonçant une différence, en dénonçant par l’écriture. L’ironie lui permet de dissocier ce que la Constitution associe de façon implicite. Il couronne le bourgeois et en même temps sa bêtise. D’un point de vue purement historique (exprimé dans les interstices du discours), il explique dans son roman ce que la Constitution passe rapidement sous silence en postulant l’ordre général qui est le recours même au principe d’association (politiquement) et de fusion (économiquement).

Mais L’Éducation sentimentale  et la Constitution contiennent ensemble ces grands thèmes majeurs, de la société de 1848, que sont l’Ordre, la Famille, la Propriété. La question qui se pose est de savoir si Flaubert a lu cette Constitution. On peut répondre par l’affirmative. Il écrit dans son roman :

« Il fut stupéfait par leur exécrable langage, leurs petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi — tous ces gens qui avaient voté la Constitution s’évertuant à la démolir » (III. 3).

Pourquoi la détruire ? Sénécal, devenu agent du groupe conservateur, en donne la réponse :

« Quant à la propriété, la Constitution de faiblesses, en 48, malgré ses faiblesses ne l’avait pas ménagée au nom de l’utilité publique, l’Etat pouvait prendre désormais ce qu’il jugeait lui convenir ». (III. 4).

Cette phrase est presque la retranscription de l’Article 11 de la Constitution :

« Toutes les propriétés sont inviolables. Néanmoins, l’Etat peut exiger le sacrifice d’une propriété pour cause d’utilité publique légalement constatée, et moyennant une juste et préalable indemnité ».

Le risque, la menace ne sont pas grands. La propriété reste  inviolable. Et pour Flaubert aussi… À cet égard, sa mise en question se trouve singulièrement diminuée. Il ridiculise le « propriétaire » et glorifie la propriété. Tels sont du moins les termes du paradoxe.

François LANDELLE

(Le Mans)

(1) in Les Constitutions de la France depuis 1789, Garnier – Flammarion, 1970, p. 263.

(2) Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864, Correspondance, V.

(3) La modernité et la dénonciation du roman s’expriment principalement dans un principe de dissociation — non seulement au niveau de l’histoire (l’anecdote vole en éclats) mais aussi et surtout à celui de l’écriture (l’ironie).

(4) Et du Préambule qui précise : « La République doit protéger le Citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail » (huitième alinéa

(5) On retrouve, dans ce « parti », les membres de la « féodalité de l’argent » qui ont un rôle bien précis : Hussonnet (biographie de Fumichon), Nonancourt (propagande dans les campagnes), M. de Grémonville (clergé), Martinon (rallie les jeunes bourgeois), Cisy (… « qui pensant aux choses sérieuses… faisait des courses en cabriolet » ! !). (III, 3).