Bouvard et Pécuchet ou la tentation du livre

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page19

 

Bouvard et Pécuchet ou la tentation du livre

Il semble que la critique bouvardiste et pécuchettienne se soit constamment souciée d’évaluer l’intelligence apparente, supposée réelle ou encore progressive des deux héros. Cette critique puisait d’ailleurs dans la célèbre phrase : « Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer » (1), la confirmation éclatante de son propos, ce repère décisif lui paraissant marquer le traitement enfin bienveillant de Flaubert envers ses personnages. Quoi qu’il en soit de cette citation-pivot, dont nous ne nions pas l’importance, ni la majoration d’un tel clivage opéré dans le récit, ni une valorisation de Bouvard et Pécuchet haussés au grade de porte-parole ne constituent des thèses suffisamment probantes pour étayer la conviction en un accroissement intellectuel des protagonistes. Quand bien même Bouvard et Pécuchet évolueraient radicalement d’un bout à l’autre du roman, leur intelligence ne nous sera montrée qu’en opposition à la médiocrité des Chavignollais, mais nullement par le rapprochement contrastif de leur propre médiocrité initiale. C’est dire que Bouvard et Pécuchet, comme héros ou acteurs principaux, ne se modifient guère dans la stratégie romanesque de leurs échecs répétitifs. Tout au long du roman, et indépendamment des sujets de recherches, pour lesquelles les héros seront ou ne seront pas motivés à s’enthousiasmer, la structure restera sensiblement la même :

a) se procurer les instruments où les lectures nécessaires à l’étude d’une matière, b) l’exécution d’un programme, c) l’échec de la tentative. Cette allure récurrente du roman où une structure réglée se clôt pour s’engendrer aussitôt, ad infinitum, obéit à une dynamique, économe sans doute en ses moyens, mais dont la dangereuse simplicité risque probablement de la figer en un statisme général. Aussi convient-il d’y voir de plus près afin de nuancer des catégorisations trop hâtives. Pour ce faire, choisissons un des aspects codifiés de cette structure réitérante et suivons-le, d’expériences en expériences, dans toutes ses manifestations, voire toutes ses variations. Érigé en motif thématique, cet aspect ne peut manquer de se nouer aux autres thèmes, selon la combinatoire structurale du récit, dans le fonctionnement duquel cet aspect s’inscrit.

Pour apparente ou radicale que soit l’expression formulée par le roman, il en va toujours d’une dénonciation de la culture livresque (2), source de l’échec. En ce sens Bouvard et Pécuchet s’avèrent somme toute les ultimes frères de sang des Emma Bovary, Frédéric Moreau, Pellerin, Saint-Antoine, des témoins qui illustrent l’épopée triviale et grotesque d’une illusion, la foi dans tous les ouvrages, traités et manuels. Parmi tous les sens qu’on s’est évertué d’attribuer à ce roman posthume, ¡I n’est guère surprenant d’y voir figurer le charlatanisme (3) en bonne place ; par ailleurs, la correspondance, ressource inépuisable pour qui souhaite approcher et mieux connaître Flaubert révèle suffisamment la constance de ce dernier à mettre en accusation la blague qu’étaient l’intellectualisme et le scientisme de son temps.

Bouvard et Pécuchet contient donc le procès de l’illusion livresque, et ce sont précisément les doubles mouvements impliqués par cette accusation que nous voudrions étudier dans le roman, la mise en relief de cette erreur et en conséquence, sa dénonciation critique. Bouvard et Pécuchet ou « Du défaut de croire aux livres ».

Il arrive parfois aux héros de citer de mémoire ou de se rappeler tel mot, telle phrase de manuel, soigneusement enregistrés lors de l’application totale de leur être au crédo du moment (4). L’économie de détails qui caractérise l’écriture de Bouvard et Pécuchet nous empêche de rien inférer quant au ton sur lequel s’énoncent toutes ces références aux lectures antérieures, encore que l’absence de spécifications puisse souvent être éloquente et porteuse de signification. On aimerait se représenter le sérieux aplomb et l’imperturbable sûreté des deux héros en train de citer leurs courts extraits d’œuvre afin qu’une telle image nous permette d’accéder au secret de leur constitution, à tout le moins de comprendre telle composante de leur être. Bouvard et Pécuchet fonctionnent à partir d’une foi profonde en des références livresques et d’une adhésion immédiate et absolue, durant leurs lectures, au contenu textuel du manuel parcouru.

Ce qui fonde en fait l’origine de cet attachement inconditionnel de Bouvard et Pécuchet au Livre, c’est l’amour, instinctif presque, du Mot. Le Mot, entité sonore au premier abord, s’impose à l’esprit des deux bonshommes par une évidente séduction, il plaît. Comparable en cela à une marchandise, le mot, source de plaisir, se présente comme un bien à acquérir, dont la consommation, naturelle, produit de jouissance immédiate pouvant être indéfiniment réitérée. « Incessamment, ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du cassage, de l’éborgnage » (5). L’intérêt du mot dont l’effet euphorique ne sera jamais sanctionné par l’ennui, thème récurrent du roman pourtant, se vivifie d’autant plus que ce mot est neuf, nouvellement introduit dans le champ du savoir, dans le vocabulaire de Bouvard et Pécuchet où il frappe par son originalité. Le plaisir qu’il procure alors est proportionnellement lié à l’ignorance dans laquelle les deux personnages se trouvent devant sa définition. Le sens flotte et ce vague même dont le signifié semble empreint, auréole le mot d’une épaisseur illusoire à partir de laquelle jaillissent librement tout espèce d’associations. Le mot, saisi comme pure manifestation sonore, signifiant mystérieux étonne et charme Bouvard et Pécuchet qui s’abandonnent ou s’adonnent eux aussi à des rêveries mimologiques inavouées. (6) Institution respectable, le mot est également un être de prestige, que ce prestige soit indifféremment inhérent au mot ou produit par lui, puisque nommer, connaître le maître-mot constitue un privilège dont l’exercice fait rejaillir sur celui qui parle l’éclat et la considération : « Il se serait cru déshonoré s’il avait dit : Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig » (7), « Il cueillait des simples aux revers des fossés, disait leurs noms et il en inventait, afin de garder son prestige (8). Ce n’est que rarement que cette attitude émerveillée envers les mots se dément ; si, çà et là dans le texte se profile l’esquisse d’une critique, cette brève amorce ne sera jamais développée (9).

La surprise élémentaire que provoquent en Bouvard et Pécuchet ces mots (d’autant plus impressionnants qu’ils restent incompréhensibles) se reproduit avec une intensité accrue à chaque rencontre des héros et du Livre, du manuel didactique. Le mot, considéré comme l’atome insécable, n’offrait au fond à l’émotivité que sa face acoustique, signifiante, le livre, cette exquise et troublante accumulation de mots, propose une complexité, rebelle à toute réduction désinvolte, par sa structuration en discours signifiant, vérité signifiée, réfèrent réel ou spirituel.

Littéralement, le livre se réduit au discours qu’il énonce, et pour Bouvard et Pécuchet, ce discours fondamentalement est vrai. Tout se passe comme si le livre, une fois ouvert et offert à la lecture, obligeait les deux autodidactes à intégrer tout son contenu, à y adhérer par la force d’une convention, à établir de façon tout aussi formelle une adéquation entre le sujet décrit et la vérité sur ce sujet. Et c’est cette vérité, immédiatement reconnue et saluée tacitement comme telle, qui ne laisse de parler à l’imagination comme à l’émotivité des héros : la vérité, toute vérité est impressionnante. Chaque nouvelle lecture bouleverse Bouvard et Pécuchet, chaque nouvelle acquisition de vérité, chaque nouvelle étape dans leur périple de la connaissance atteint et ébranle leur entendement : les voici tour à tour ébahis, troublés, surpris, effrayés, étonnés, exaltés, stupéfaits, éblouis.

Cette émotivité se prolonge en quelque sorte sans répit d’un bout à l’autre du roman, dans la mesure où le recours aux lectures est une donnée constante de l’action des personnages. Dès le premier chapitre, Flaubert a soin de motiver cette conduite, qui nous présente un Bouvard « aimant tous les écrivains en général » et un Pécuchet consacrant « chaque soir quelques moments à l’étude », tout en possédant une bibliothèque qu’il adjoindra à celle de leur future maison de campagne. Ensuite, une fois le cycle des expériences enclenché, à chaque nouvelle idée qui vient préoccuper l’esprit des héros succèdent, sans jamais y faillir, les recherches livresques de ces derniers. Si toute la narration du roman s’attache à décrire le circuit en spirale des lectures-réactions, elle insiste différemment sur ces deux composantes : la seconde seule constitue de manière effective la trame romanesque. Cependant la première se signale par de rapides mais constants éléments de caractérisation. Ainsi le lecteur est-il généralement renseigné sur l’origine et la pérégrination des livres des deux héros : ils proviennent de leur bibliothèque, ou leur sont envoyés par leurs amis de Paris, ou bien ils leur sont prêtés par les notables de Chavignolles ou encore Bouvard et Pécuchet se rendent chez les libraires à Bayeux pour se les procurer. Lire étant donc la première condition de savoir, la majorité des expériences s’ouvrent sur les lectures des deux bonshommes. Mais ces premières lectures sont rarement satisfaisantes selon qu’elles paraissent difficilement compréhensibles ou au contraire décevantes de platitudes ; dans les deux cas, elles obligent Bouvard et Pécuchet à recourir à de nouveaux traités. La lecture qui se situe par principe au début d’une recherche peut grâce à ce biais justifiable par la psychologie des personnages s’infiltrer dans le corps de l’expérience elle-même, la corroder de part en part jusqu’à son anéantissement. Certaines expériences, les études en science humaine telles l’histoire, l’esthétique, le spiritualisme, la philosophie s’asservissent si bien à la prolifération des lectures qu’elles en perdent tout support romanesque, toute épaisseur d’intrigue ; l’action des héros s’évide, ceux-ci n’étant plus que des voix, des opinions, des idées en discussion. La manie qu’ont Bouvard et Pécuchet de recourir aux livres les convie à un éternel va-et-vient entre le texte et la réalité où s’essayent leurs réactions. Le principe ou processus de cette alternance est suffisamment bien établi dès les premières recherches, et répété tout au long du livre, pour permettre au roman d’en faire à l’occasion l’économie. La fabrication des conserves, les études archéologiques, phrénologiques, les projets d’urbanisme omettent d’indiquer leurs références livresques. Pour éviter la répétition le plus souvent monotone des plongées de Bouvard et Pécuchet dans les livres, un procédé de variation ou d’épargne consiste à introduire abruptement des noms d’auteurs dans les dialogues et réflexions à haute voix qui indexent que les ouvrages des dits auteurs furent selon toute vraisemblance des objets d’étude antérieurs.

Ce que le roman ne motive pas c’est ce qui s’affiche comme l’évidence même, à savoir que le contenu d’un livre est authentique, que les déclarations d’un auteur sont véridiques. Cette définition, Bouvard et Pécuchet ne se la formulent jamais bien qu’elle les conditionne totalement : dès qu’ils sont dans l’embarras ils se précipitent sur un livre, les certitudes immédiates qu’ils en obtiennent les « soulagent » aussitôt. Le livre est le cautionnement indispensable de leurs actes, et quand ils peuvent se retrancher derrière l’avis d’un auteur, ils s’estiment garantis dans la validité de leurs démarches. Le moyen de « contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet, de réfuter la vérité émise par Montacabère qui l’a affirmée » (10) ? Du reste, les deux bonshommes pensent et agissent indifféremment tantôt en se conformant à l’opinion des auteurs, tantôt en recherchant des auteurs dont les opinions justifieraient a posteriori les leurs, car ce qui importe toujours, c’est de pouvoir « montrer un texte ».

Toutefois, l’axiome qui accorde, dans une idéale fusion, l’exposé didactique imprimé et la vérité du discours, attribue en fait à chaque discours sa vérité. Dès lors, il s’agira de rapprocher de l’affirmation péremptoire, supposée vraie, d’un auteur, l’avis contradictoire d’un autre pour qu’aussitôt s’effondre la figure mythifiée du premier et que s’y substitue, momentanément victorieuse, celle du second. Il suffit que ce mouvement de substitution se dynamise pour que s’instaure un vrai jeu de massacres des auteurs, dans un délire vertigineux et incessant de réfutations et contre-réfutations (11). Ce jeu, qui, à sa première apparition, lors des préoccupations agricoles, sidérait parfaitement les héros, continue sans trop les contrarier (12) pour finir par leur plaire (13) ; ils y acquièrent même une très grande habileté qui se révèle toutes les fois qu’ils s’opposent aux dogmes du curé Jeufroy, aux certitudes du docteur Vaucorbeil, et surtout dès qu’ils s’intéressent à la philosophie Flaubert utilise de fait ces pulvérisations d’auteurs pour assigner une limite, frein et fin, à une expérience des bonshommes, pour signaler l’échec d’une certaine foi, pour relancer aussi une nouvelle étude par ce signe indispensable à la production d’un nouvel enthousiasme.

Cependant, bien avant de suivre l’éveil, l’évolution d’une méfiance envers les livres, auxquels ce goût de confronter les opinions contradictoires (14) ne serait pas étranger, il nous faut encore signaler tous les remarquables effets que produisent sur Bouvard et Pécuchet leurs saisissantes lectures. Ces effets ressortent d’autant plus que le comportement des héros, réduit à quelques traits dominants, ne se modifie guère au cours du roman ; loin de s’adapter aux variantes éventuelles des situations, il en subit, victime, les contrecoups.

S’avérant incapables de distinguer la littérature didactique de la littérature romanesque, Bouvard et Pécuchet abordent cette dernière dans l’état d’esprit qu’ils ont généralement envers la première, ce qui ne manque de fausser quelque peu leur jugement de valeur. Désireux que le roman historique par exemple soit, comme tout autre livre, vrai, porteur d’un discours qui dit et livre le réel, ils en exigent une rigueur scientifique qu’ils sont prêts à lui restituer par leurs corrections (15).

Ce défaut de discernement et de différentiation s’aggrave en proportion de l’irréductibilité des domaines entre eux que Bouvard et Pécuchet s’obstinent néanmoins à rapprocher et à confondre.

Autant impressionnés que sensibilisés par leurs lectures, ils agissent impulsivement, en conformité avec les prescriptions théoriques de leurs manuels. Il ne suffit pas que chaque livre s’ancre de manière indéfectible dans la conviction totale de Bouvard et Pécuchet en sa vérité, il faut encore qu’il exige, une fois lu, une vérification pragmatique de sa théorie. Ainsi toute lecture engage une praxis, « ce qui est lu et entendu devient aussitôt ce qui est à faire » (16) ; lire un ouvrage didactique, c’est à la fois connaître la matière étudiée et devoir appliquer cette connaissance à la matière référentielle. Tout livre appelle une observation personnelle, même si « tous les livres n’en valent pas une » (17).

« Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre. Ils en cherchèrent la place inutilement » (18).

« On les devine par la phrénologie. Ils s’y plongèrent ; puis voulurent en vérifier les assertions sur leurs personnes » (19).

Ce passage de la lecture à l’application est constant dans tout le roman, aussi, ce qui s’avère fort intéressant à noter, ce sont les excès auxquels se livrent Bouvard et Pécuchet, emportés par leur impressionnabilité livresque. Le glissement métonymique de leurs préoccupations médicales à celles de l’hygiène est opéré au moyen de ce pouvoir hallucinant détenu par les livres qui les conditionnent cliniquement :

« Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle. Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors il se crut attaqué de la pierre.

Pécuchet prit une courbature à l’étalage de la charmille, et vomit après son dîner, ce qui l’effraya beaucoup. Puis, observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait : « Ai-je des douleurs ? » et finit par en avoir » (20).

A coup sûr la manifestation la plus saisissante de ce phénomène de suggestion est illustrée, lors de l’étude de la géologie, par la démence de Bouvard, quand il « se figura l’Europe engloutie dans un abîme » (21). Belle conséquence des lectures sur Bertrand, des exposés savants, et livresques, de Pécuchet ! Ainsi, à cette allusion première qui consistait dans l’affirmation de la vérité du texte (le texte dit : donc est vrai) s’est greffée une seconde, celle de se représenter ce que le livre dit ou laisse dire. Bouvard et Pécuchet croyaient déjà (en) ce qu’ils lisaient, sous l’action progressive de l’envahissement livresque, ils finissent par prolonger le texte dans leur imagination, à l’amplifier au-delà de son contenu, la foi se double de figuration. Parcourent-ils des traités de spiritisme, l’Ethique de Spinoza, et leurs réactions s’avèrent immédiates, à défaut d’être conséquentes :

« Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d’aspirations désordonnées et, quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplés d’esprits » (22).

« Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond, et sans rien autour d’eux que l’Insaisissable, l’Immobile, l’Eternel » (23).

Toutefois ce sont les lectures religieuses qui les exaltent le plus, le pouvoir suggestif des mots paraissant culminer dans la liturgie :

« L’Evangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en dessous l’écoutant — ou bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui tirent des filets — puis sur l’ânesse, dans la clameur des alléluias, la chevelure éventée par les palmes frémissantes — enfin au haut de la croix, inclinant sa tête, d’où tombe éternellement une rosée sur le monde » (24).

« Très pure, très chaste, — vénérable, aimable, — puissante, clémente — tour d’ivoire, maison d’or, porte du matin, ces mots d’adoration, ces hyperboles l’emportèrent vers celle qui est célébrée par tant d’hommages » (25).

Cette aptitude à se figurer tout ce qui semble être suggéré à la lecture introduit ostensiblement dans la réalité tout un peuple d’objets, de signes et de sens imaginaires. A mesure que la crédulité dans les livres se consolide, la lecture perd de plus en plus son innocence ; lire cesse d’être un acte indifférent, s’il le fut jamais, quand une vision livresque s’interpose entre la conscience des héros et le spectacle du monde. Leurs perceptions de l’univers, leur appréhension des scènes de la vie vécue, déformées par le prisme éblouissant du Livre, investissent le monde des puissances de suggestion, des dons d’illusion immanents aux mots. Gagnées par ce délire contagieux, les réactions des héros reproduisent dans la vie fictive qui leur est assignée les réactions suscitées au contact des livres : la même impressionnabilité caractérise et pervertit leur approche d’un monde assimilé à un livre.

La fixation de Bouvard et Pécuchet sur les manuels est à ce point prégnante qu’elle modèle leurs conduites même en l’absence de tout support livresque ; une image réelle ou figurée, un propos entendu remplissent parfois la même fonction stimulante qu’un texte écrit. Ainsi, lors de l’expérience de l’amour, durant laquelle les héros se passent aisément de références livresques, Bouvard « se répandit en descriptions, qui incendièrent l’imagination de Pécuchet, comme des gravures obscènes » (26).

Entre la littérature et la réalité la frontière est indécise, les deux domaines s’interpénètrent, se complètent, s’inversent mutuellement, la littérature se réalise, le réel se littéralise, les responsables en étant aussi bien les victimes. C’est la littérature qui éveille les émois amoureux de Bouvard et de Mme Bordin, lesquels s’étaient peu à peu identifiés à leurs rôles théâtraux, mais c’est la vue de Mme Castillon et de Gorju qui revêt la force suggestive d’une représentation théâtrale pour le spectateur caché qu’est Pécuchet. On connaît les désillusions qui concluent la phase amoureuse des bonshommes.

Nos crédules Bouvard et Pécuchet, attachés aux faits récents ou anciens consignés dans leurs manuels ont tôt fait d’adhérer sans réticence aucune aux vieilles croyances rapportées, et leur élan de foi, identique en chacun d’eux, rend signifiant un réel proposé, prévu, prédit par les livres. Il n’est pas sans intérêt pour le procès de l’apprentissage de Bouvard et Pécuchet, qu’une de leurs introductions dans le monde soit médiatisée par la vision symbolique :

« Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes de route, et même les arbres avaient la signification de phallus — et pour Bouvard et Pécuchet, tout devint phallus » (27).

La pratique de la religion s’impose et propose par excellence une lecture symbolique du monde, dont la représentation le plus typique se trouve être sans conteste le ou ré.

« L’abbé ferma les paupières, puis répondit qu’il fallait distinguer toujours entre le sens et la lettre » (28).

« Une excellente habitude c’est d’envisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier ; devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux ; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il songeait à l’enveloppe charnelle

dont la seconde personne de la Trinité s’est revêtue. Le tic-tac de l’horloge lui rappelait les battements de son cœur, une piqûre d’épingle les clous de la croix » (29).

Jeufroy remplit l’univers d’acteurs invisibles, de démons (30), entraîné qu’il est à associer aux objets leur interprétation symbolique ; il est du reste le seul Chavignollais à admettre la signification phallique attribuée par Bouvard et Pécuchet aux palonniers de voiture, jambes de fauteuil, verrous de cave, pilons de pharmacien collectionnées dans le muséum.

« L’ecclésiastique les arrêta, jugeant l’exhibition indécente » (31), attitude où l’on retrouve un écho lointain de sa réprobation envers le simulacre du tombeau dans le jardin, jugé inconvenant. Mais il a été donné à l’audacieuse et triplement complexe mnémotechnie de Dumouchel de nous offrir l’épisode le plus représentatif de cette vision symbolique, c’est quand Bouvard et Pécuchet essaient d’appliquer ses préceptes :

« Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait distinct, et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avait plus d’autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient, sur les murs, des quantités de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles représentaient » (32).

Le saut métaphorique du sens propre au sens figuré d’un objet se révèle alors périlleux en ce qu’il menace d’abolition le support premier au profit de l’instauration d’un second signifié. De ce risque, de ce ridicule parfois (33), Bouvard et Pécuchet n’en sont que médiocrement conscients (34) et avertis : « Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète » (35).

Le thème de cette vision recoupe une autre série d’occurrences du récit, laquelle figure le symbolisme des objets. Ces deux motifs peuvent à leur tour s’intégrer dans une thématique moins restreinte où les phénomènes d’analogie, de ressemblances recevaient les nominations codifiées de Copie et de Répétition. Dans le roman, en effet, les choses subissent des métamorphoses, devenant autres et signes d’autres choses, leur emploi se dédouble et se diversifie ; les objets se vident de leurs significations pour en revêtir de nouvelles, qui effacent aux yeux des deux transformateurs-illusionnistes leur sens premier (36).

Bouvard et Pécuchet brouillent le lisible du monde, et seuls les démentis ironiques de Flaubert se portent garants de l’identité fondamentale des choses (37). Si l’erreur constante et l’assentiment monotone aux dire des auteurs se manifestent invariablement sous la forme d’une brève histoire dont le récit narre et trace à chaque fois les péripéties, la critique de cette erreur se trouve dans l’attitude ironique de Flaubert : la mise à distance, les déplacements du point de vue, la caricature, le grossissement des traits, le durcissement de la répétition de cet incessant processus d’expériences tentées et inéluctablement ratées, autant de procédés pour dissuader le lecteur de trop sympathiser avec l’illusion livresque, le prévenir de toute identification avec les personnages romanesques. Cette désolidarisation à l’égard de Bouvard et Pécuchet s’obtient au moyen précis de la vision qu’en ont fréquemment Ies Chavignollais ; l’emploi des formules « on les voyait », « on les apercevait » sert à accentuer le comique caricatural des deux bonshommes (38). Leurs efforts variés en gymnastique se réduisent bien souvent, par l’intrusion de ces regards étrangers, en des aperçus d’une incompréhensible gesticulation, et les merveilles archéologiques garnissant le muséum ne seraient au fond rien de plus que ce qu’en croit Marescot. Effets de dissonance, dont l’analyse à été faite par M. Picard à propos de Madame Bovary (39).

La prédilection pour la métaphore traduit une aspiration à relent bovaryste, un désir de s’échapper vers un ailleurs, même si cet ailleurs se ramène à son point de départ ; tout ailleurs est suffisamment piégé de ne conduire qu’à une inévitable réduplication. Dans le geste de Bouvard et Pécuchet, toute symbolique, toute échappée ne peut que se résorber et s’anéantir dans la répétition, dans la copie. De façon similaire, les deux amis, à chaque expérience tentée, s’imaginent être les professionnels du métier dont ils ont étudié les références livresques, et Flaubert leur donne aussi complaisamment qu’ironiquement ces titres auxquels leur ambition prétend.

Tour à tour Anglais à Paris, dans la pose de jardiniers à Chavignolles, mimant les carabins, pris pour des porte-balles, ingénieurs dans la campagne ou dans leur village qu’ils arpentent, déjeunant sur les traces de M. Galeron à l’auberge de Mesnil-Villement, marchant comme des voleurs pour dérober le font baptismal, s’affublant de bonnet de zouave, de bonnet grec, de robe de moine pour mieux figurer leur milieu artistique, Bouvard et Pécuchet n’auront cessé tout au long du roman de se métamorphoser, de se déguiser. D’illustres prédécesseurs les inspirent qu’ils rêvent aussitôt d’imiter, des Sanctorius, des Cornaro, des héros de George Sand aux Lamartine, soldats de Bonaparte et Saint-Bruno, nombreux engouements qui se terminent tous, faut-il le préciser, par le même insuccès ridicule. Flaubert se moque de ces manies d’imitation et la raillerie ressort grâce aux étiquettes qu’épingle la voix plurielle du récit aux héros Parfois ils s’affichent eux-mêmes sous le titre dont ils désirent l’obtention (« comme géologues »), d’autres fois les Chavignollais le leur applique par dérision (« confrères » par Vaucorbeil ou par Larsonneur), le plus souvent cette prédication est énoncée par un Narrateur qui simule le style de l’indirect libre : « ces deux étrangers », « les deux Polonais » outre les « deux amphitryons », « les deux anatomistes », « les deux archéologues ». On est tenté d’ajouter pour clore la liste, les « deux copistes ».

Bien sûr Bouvard et Pécuchet ne copieront jamais « comme autrefois » (40), mais en fait, ils n’ont jamais cessé d’écrire. Tout comme ils prenaient plaisir à proférer les mots qui les avaient frappés, à reproduire en les citant des phrases d’auteurs qu’ils jugeaient vraies, ils éprouvent constamment le besoin d’écrire, d’annoter, apportant à ces activités leur éternel zèle et leur incurable émotivité. Des livres ils notent le plus souvent les erreurs, les contradictions, ainsi de Thiers et de la Bible, mais rien n’excite davantage leurs rêveries, leurs regrets, leurs désirs que les faits extraordinaires décrits par certains ouvrages tels les traités physiologiques de Richerand et d’Adelon, le Dictionnaire des Sciences Médicales ou les Epoques de la Nature de Buffon. De plus, Bouvard et Pécuchet s’avèrent d’inlassables épistoliers, demandant toute espèce de renseignements à Barberou et Dumouchel, qui n’ont manifestement d’autre fonction, jusqu’au dernier chapitre, que de les leur procurer (41).

Les autres destinataires du courrier s’abtiennent de répondre, à l’exception du comte de Faverges sollicité une seule fois et de l’académicien Larsonneur, ami du curé Jeufroy (42).L’enthousiasme puis l’obstination avec lesquels Bouvard et Pécuchet rédigent force de lettres et pétitions s’intègrent dans la stratégie générale du roman qui ponctue d’un échec toute tentative des héros : maire, adjoint, conseillers, préfet, Chambres, Empereur, tous demeurent irréprochablement silencieux. Seul un anonyme médecin se risque à soigner les chancres de Pécuchet par correspondance…

L’observation personnelle, dictée par les livres, conduit Bouvard et Pécuchet à consigner les leurs par écrit. Toutes les fois qu’ils annotent consciencieusement leurs graines, leurs fruits, leurs roches, leurs granits, quand Bouvard décide de cataloguer les objets du muséum, quand magnétiseurs-guérisseurs ils ont un journal de traitement ou, pédagogues, ils rêvent d’en tenir un pour y noter les actions de Victor et Victorine, ils prouvent invariablement leur besoin d’assigner aux objets et aux phénomènes ces noms par lesquels ils croient s’assurer une emprise sur le monde (43). Coller les noms des choses sur des étiquettes collées à leur tour sur ces choses, c’est abolir l’infranchissable écart de la dénotation séparant tout signe de son réfèrent. Pour ces admirateurs sincères du mot et du livre que sont Bouvard et Pécuchet, le signe écrit ne sera-t-il donc jamais que le garant heureux de la réalité immuable ? N’est-t-il donné qu’à cette pratique d’inventaire (re)copiant le réel de réconforter et procurer à elle seule de ces « heures délicieuses » ? (44).

Autant Bouvard et Pécuchet semblent ne différer fondamentalement d’eux-mêmes, autant les objets ne se sont vraiment modifiés, ils ne font signe finalement que d’eux-mêmes. Contrairement aux héros, la Nature et la Réalité ne se sentent pas conditionnées par des impératifs issus de livres, et même s’affirment en rébellion contre tous les systèmes, les souhaits d’harmonie, les conclusions abusives ou ineptes des auteurs de manuels.

Les impondérables atmosphériques, les fleurs qui poussent en dépit des classifications symétriques, l’indépendance du règne végétal, animal, l’incessante leçon d’histoire naturelle du monde, tout dément l’enseignement de la littérature (45). Ce formidable déni de la Nature suffira-t-il pour autant à ébranler l’indéracinable conviction des deux lecteurs ?

Çà et là, le discours livresque est suspecté, il est vrai, le mot dont on commence à douter, est parfois dénoncé, la parole, cumule de signifiants devient insignifiante, le signe avoue son arbitraire, reconnaît la convention qui le fonde, l’institue et le produit (46). Undecemilla, un « nom pris pour un chiffre » (47) se révèle fallacieux ; les causes principales de nos erreurs se trahissent dans le mauvais emploi des mots (48), Bouvard et Pécuchet vont même jusqu’à prendre conscience de la saturation des mots par leurs connotations : « Fénelon recommande de temps à autre « une conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule ! » (49).

Seulement, pour intelligentes que soient ces observations, judicieuses ces distinctions, elles signifient somme toute fort peu quant à l’évolution du discernement des héros, (un succès, tout comme un insuccès ne prouve rien (50), elles ne forment jamais des étapes vers un progrès croissant, final ou apologétique, mais des risques de parcours pour Bouvard et Pécuchet, menacés de « tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme » (51), des éléments de variété dans le récit inlassablement repris de leurs ratages successifs .

Avoir été promu maîtres de la logique c’est avoir accédé temporairement à une réussite fugitive, toute maîtrise leur étant passagère : doivent-ils surveiller leurs discours, châtier leur langage devant Victor et Victorine, longtemps après leurs études philosophiques, et les voila aussitôt fort incommodés (52).

Seuls quelques livres seront critiqués et rejetés par Bouvard et Pécuchet -l’avènement de la Critique dégagée de l’ironie se présentant comme l’utopie du roman flaubertien – leur attachement aux renseignements livresques ne sera, lui, jamais mis en doute, ni dénoncé, ni annulé : « Les désastres restent extérieurs à la souveraineté de leur foi : celle-ci demeure intacte » (53). Et ce rejet de livres comme ce doute effleurant la véracité des auteurs s’accompagnent d’une souffrance teintée de mauvaise foi.

Hantés par le mythe d’une vérité, tout à la fois originelle, ultime et tangible, Bouvard et Pécuchet sont le lieu où triomphe incessamment ce mythe. Ce dernier en effet se joue et des rejets de livres et des gains intelligents du doute comme de la lucidité, tout en assurant sa pérennité grâce à une diversification des formes sous lesquelles il affleure. Aisément décelable quand le récit l’explicite directement il se reconnaît plus obliquement toutes les fois où il s’est transformé en rêveries nostalgiques sur l’Unité perdue. Pécuchet qui des deux amis est le plus enclin de nature à la transcendance se présente également comme celui qui met le plus de conviction à croire en l’existence d’une analogie universelle : le monde empirique ainsi que l’univers mental témoignent selon lui qu’ils résultent d’innombrables variations exocentriques à partir d’un modèle unique. Ceci explique son attitude peu ou prou érudite en religion et mythologies comparées (54), ses rêves déçus d’harmonie et d’accord (55), sa répugnance à admettre l’évidence du scepticisme qui s’impose au terme du parcours philosophique (56), son exaltation enfin à atteindre la ferveur religieuse.

La foi que ce roman ne tient guère en plus grande considération que l’idée reçue (57) se réduit à n’être rien de plus qu’une manifestation résurgente parmi d’autres d’un invincible cratylisme qui récupère tout phénomène de ressemblance pour alimenter ses puissances de persuasion.

Au fond d’eux-mêmes, Bouvard et Pécuchet refusent d’admettre que les auteurs puissent se tromper, s’il existe une inadéquation entre la théorie et la pratique, la faute en incombe à la pratique, le sujet traité y perd de sa valeur mais non le manuel qui l’aura cerné. Comme l’auteur ne peut mentir, s’il advient que la réalité le dément, preuve est faite que l’objet de la recherche était lui seul suspect et qu’il valait mieux dès lors « s’occuper d’autre chose » (58).

Cette tenace polarisation des caractères éclaire le statut ambigu qu’attribue l’auteur à la faculté de discernement de ses héros, suffisamment entraînés à voir et ne plus tolérer la bêtise extérieure, suffisamment intelligents pour rejeter le fatras d’auteurs présomptueux, illogiques, illisibles, mais toujours tentés de s’abonner à des cabinets de lecture, de se faire parvenir des ouvrages, de se procurer « les vérités les plus gravement imprimées » (59).

On ne peut néanmoins rester perplexe et songeur en « se représentant » Bouvard et Pécuchet adonnés à une occupation qui annonce de loin leur dernière et consolante activité : tout en rédigeant leur programme historique de la vie du duc d’Angoulême, ils prennent note de ses mots, dignes de préfacer un Catalogue des Opinions chics ou un Album de la Marquise, et exercent alors leur sens de l’humour :

« Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout. (…) Dernière, à Rambouillet, ». Le Roi est entré en arrangement avec le gouvernement établi à Paris ; et tout porte à croire que cet arrangement est sur le point d’être conclu. « Tout porte à croire était sublime » (60) ?

Nous sommes en présence d’une collusion dans le récit entre l’acheminement linéaire des expériences où rien de très neuf ne se passe et des éléments, à première vue étrangers à ce déroulement monotone, qui préparent et motivent en fait la seconde partie du volume. A ces éléments se rattachent les poussées d’intelligence, de lucidité des héros, éclaircies dans l’univers nuageux de leurs méprises et déceptions. Le roman construit sa cohérence, comme il assure la continuité de ses sens en maîtrisant la tension qui résulte de deux lignes de force antagonistes. D’une part, un statisme inhérent à la structure des expériences et qui impose à Bouvard et Pécuchet une documentation constamment orientée vers les livres ainsi qu’une forte impressionnabilité livresque ; d’autre part un dynamisme qui assouplit le récit par ses modulations d’indices et d’amorces préparant l’activité ultime des héros.

Ainsi la fusion du livre et de sa vérité, pratique autant illusionniste que celle qui lie le mot et l’objet (61) n’a cessé de conférer, elle non plus, à la parole du livre une force irrésistible, cause de tous les déséquilibres, source de toutes les désillusions, caractéristique de tous les échecs de Bouvard et Pécuchet. Fusion toujours entretenue qu’aucun doute efficace n’entamera, technique renforçant l’armature du récit et dont la fonction est de rendre vraisemblables les méprises, d’authentifier les égarements multiples, apparents ou retors, de deux esprits « assez lucides, médiocres et simples » (62), prétexte enfin si cette fusion ne procédait toujours d’un texte et ne se réalisait qu’en fin de texte, de tous les textes.

Ce qui se lit dans Bouvard et Pécuchet c’est la circularité de la littérature : si l’infinie pluralité des livres précède Bouvard et Pécuchet dans leur appétit de savoir, anticipe leur regard fasciné sur l’univers – dont les manifestations diverses incarnent leurs désirs inspirés par ces livres – si tous ces textes se sont ouverts au monde et les y ont menés, le monde se résout dans un texte, en ce texte final qui le mime et qui le suggère.

Ingrid Spica

Jerusalem Israël

(1) Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto CENTO précédée des scénarios inédits, Nizet 1964, p. 492.

Toutes nos citations sont empruntées à la même édition, abrégée en B et P.

(2) Nous citons quelques études récentes sur Flaubert et son œuvre dans lesquelles allusion est faite à cette dénonciation : V. BROMBERT, Flaubert, Seuil 1975, coll. Ecrivains de toujours ; P. DANGER, Sensations et objets dans le roman de Flaubert, Colin 1973 ; M. FOUCAULT, La Bibliothèque fantastique, in Flaubert, textes recueillis et présentés par R. DEBRAY-GENETTE, FDD 1970.

P. LEPAPE, Le Double, le Même et le Monde dans « Bouvard et Pécuchet ». Les Amis de Flaubert, déc. 1966. ; J.-P. RICHARD, La création de la forme chez Flaubert, in Littérature et sensation, Seuil 1954.

(3) cf. M. BARDECHE, L’Œuvre de Flaubert, Les Sept Couleurs, 1974, p. 378 et Cl. DIGEON, le dernier visage de Flaubert, Aubier 1946, p. 112.

(4) B et P, pp. 336, 353, 503, 540, 548.

(5) Ibid., p. 308.

(6) Ibid., « D’après de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère » p. 279.

« II monta tellement l’imagination de Bouvard que tout de suite, ils cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter ; et ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise… » p. 307.

Voir aussi les citations aux pages 293, 321, 352, 385.

(7) Ibid., p. 381.

(8) Ibid., p. 550.

(9) Ibid., « La notation leur parut baroque » p. 324.

« Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues » p. 335.

(10) Ibid., pp. 466, 462.

(11) Ibid., pp. 300-301, 340-341, 352, 355, 356, 396, 410, 489, 515.

(12) Ibid., « … et les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa cause » p. 383.

(13) V. BROMBERT, op. cit., p. 169.

(14) R. QUENEAU, « Bouvard et Pécuchet » de Gustave Flaubert, In Bâtons, Chiffres et lettres Gallimard 1965, coll. Idées, p. 119.

(15) B et P, p. 396.

(16) M. FOUCAULT, art. cité, p. 188.

(17) B et P, « Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle » p. 344

(18) Ibid., p. 366.

(19) Ibid., p. 337.

(20) Ibid., p. 339.

(21) Ibid., p. 354.

(22) Ibid., p. 469.

(23) Ibid., p. 479.

(24) Ibid., p. 498.

(25) Ibid., p. 505.

(26) Ibid., p. 448.

(27) Ibid., p. 377.

(28) Ibid., p. 356.

(29) Ibid., p. 511.

(30) Ibid., p. 467.

(31) Ibid., p. 377.

(32) Ibid., pp. 385-386.

(33) Ibid., p. 401.

(34) Ibid., « Puisque les étoiles peuvent avoir disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des choses qui n’existent pas » p. 485.

(35) Ibid., p. 395.

Ph. HAMON, dans Un discours contraint, In Poétique 16, Seuil 1973, p. 420, note 18 rappelle l’attitude de Valéry à l’égard de cette illusion.

(36) Ibid., pp. 311-312.

Pour la métamorphose des objets, voir P. LEPAPE, art. cité.

(37) Ibid., pp. 315-316.

(38) Ibid., pp. 297, 329, 453.

(39) M. PICARD, La prodigalité d’Emma Bovary, in Littérature 10, Larousse 1973.

(40) Addition manuscrite de Mme FRANKLIN-GROUT, nièce de FLAUBERT.

(41) Ces « transmetteurs d’information » ont été répertoriés par Ph. HAMON, art. cité.

(42) Et incidemment de Varelot (ou Varlot) et d’un professeur de philosophie, tous deux amis de Dumouchel

(43) pour les annotations de Bouvard et Pécuchet , voir les pages 302, 308, 300, 328, 351, 388, 391, 444, 461, 472, 544.

(44) B et P, p. 298.

(45) Par exemple : « Bouvard tâcha de conduire les abricotiers. Ils se révoltèrent » p. 307 « Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir » p. 335.

(46) Ibid., « On prend les idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort peu, au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, étendue, force, matière et âme autant d’abstractions, d’imaginations » p. 489. Voir aussi les citations aux pages 517, 528 et 575.

(47) Ibid., p. 518.

(48) Ibid., p. 482.

(49) Ibid., p. 536.

(50) Ibid., « D’ailleurs que prouve un insuccès ? » p. 586.

(51) Ibid., p. 483.

(52) Ibid., « …les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en être Incommodés » p. 545.

(53) M. FOUCAULT, art cité, p. 188.

(54) B et P, « il comparait la Vierge à Isis, l’Eucharistie au Homa des Perses, Bacchus à Moïse, l’arche de Noé au vaisseau Xithuros, ces ressemblances pour lui démontraient  l’identité des religions » pp. 516-517.

(55) Ibid., « Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se rejoindre les deux bouts de l’histoire de France… » p. 381. « Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir l’essence du Beau – et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse » p. 412.

« Pécuchet s’en retourna mélancolique. Il avait espéré l’accord de la Foi et de la Raison » p. 524.

(56) Ibid., pp. 479-480.

(57) Ibid., « Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l’entouraient avec celles que l’on disait – car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensées » pp. 435-436.

(58) Ibid., p. 360.

(59) M. FOUCAULT, art. cité, p. 187.

(60) B et P, p. 391.

(61) I. FONAGY, Motivation et remotivation, Poétique 11, Seuil 1972, p. 416.

(62) MAUPASSANT cité par BARDECHE, op. cit. p. 388.