Lettres d’Adolphe Chéruel à Michelet

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 52 – Page 41

 

Lettres d’Adolphe Chéruel à Michelet

Le fonds Michelet à la bibliothèque historique de Paris conserve une série de lettres adressées par Adolphe Chéruel, alors professeur dhistoire au Lycée de Rouen. Elles offrent un intérêt certain pour la connaissance de la mentalité de la ville avant et après 1848. Chéruel avait été le professeur dhistoire de Flaubert qui lestimait particulièrement. (A. D.)

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Lettre de Chéruel à Michelet (3 mai 1843) (A 4765 – 51)

Son auteur a été atteint d’une maladie cérébrale.

« Quand il a été question de reprendre mes cours, j’ai consulté de nouveau les médecins qui m’avaient donné des soins et principalement MM. Flaubert et Parchappe. »

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Lettre de Chéruel à Michelet (18 mars 1847) (A 4765 – 55)

« … M. Hamard, que vous connaissez déjà, part en ce moment pour l’Angleterre. Il a besoin de distraction après tous les malheurs qui l’ont frappé dans ses plus chères affections. Il désirerait obtenir quelques lettres de recommandations pour des savants anglais. Il me rappelle qu’après l’époque de notre voyage en Angleterre, vous aviez des relations à Londres. Je suis convaincu que vous les avez conservées. Vous voudrez bien donner quelques moyens à M. Hamard de rendre son voyage utile et pour lui-même et pour la science. Vous le connaissez depuis longtemps. C’est un homme encore plein de zèle et d’ardeur et qui a besoin de se retremper énergiquement par l’étude. »

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Lettre de Chéruel à Michelet (A 4765 – 64)

Rouen, le 4 mars 1848,

Monsieur et cher Maître,

Il y a un siècle que je vous ai écrit ; pour moi l’expression n’est pas une hyperbole : nous avons franchi un siècle au moins et tous mes calculs historiques sont déroutés. J’apprends que l’ordre merveilleux qui règne à Paris et l’enthousiasme unanime du Peuple et des Écoles attestent que l’âge démocratique était mûr ; je ne le croyais pas. Je m’étais persuadé que la bourgeoisie, avec un recrutement progressif, vivrait au moins un siècle. Ne vous étonnez donc pas si (je) vous écris d’un langage qui est d’un autre monde.

Je vis dans un pays de bourgeoisie et quoique je n’aime pas la morgue ridicule de nos boutiquiers, je ne suis pas encore familié (sic) avec la Démocratie. Vous aviez mieux vu, mieux compris la situation et il n’y a rien là d’étonnant. Mais avons-nous les mœurs que demande la situation ? Va-t-on trouver ce désintéressement, cet amour du bien public, ce sacrifice des intérêts particuliers qu’exige notre forme de gouvernement ? Peut-être dans les Écoles et le peuple ; non dans la bourgeoisie actuelle… C’est là, j’avoue, ce qui m’inspire des inquiétudes. Les lois ne font pas les mœurs.

Voyez plutôt : la curée a déjà commencé, aussi âpre, sinon plus âpre qu’en 1830. Nous en avons des preuves dans l’Université, et à Rouen même. Un professeur de Paris, de l’ex-collège Henri-IV, M. Riant, je crois qu’il est en rhétorique, sollicitait depuis longtemps le rectorat de Rouen ; il s’appuyait sur le clergé et le ministère précédent ; il a déjà tourné casaque, et croyant la position de M. Desmichels menacée, il se fait patriote, organise la Garde Nationale et invoque les électeurs de M. Boissel, qui sont ses amis. Il importe beaucoup, Monsieur et cher Maître, pour l’honneur du nouveau gouvernement, qu’on ne nous impose pas de ces tartufes de patriotisme. Vous connaissez M. Desmichels comme moi ; son administration ne peut rien compromettre et elle est infiniment préférable à la nomination d’un intrus pareil. Je m’adresse à vous avec d’autant plus de confiance que je ne demande rien personnellement ; je voudrais seulement prévenir un grave abus, et, si vous êtes en position d’éclairer le ministre, il serait utile qu’il connût bien celui qu’il nous enverrait ou qu’il maintînt le statu quo qui ne compromet rien dans notre Académie. Ce M. Riant a déjà fait placer à Rouen, cette année, en rhétorique, un petit Tartuffe nommé Rouvray, son beau-frère. C’était, il y a quinze jours, un jésuite passionné, aujourd’hui un républicain exalté.

Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai vu avec plaisir votre nom dans la commission des hautes études littéraires et scientifiques. J’espère qu’en remaniant le système général des études, et il en a besoin, on n’oubliera pas que la France n’est pas exclusivement destinée à produire des géomètres et des physiciens. Les vertus austères, sans lesquelles il n’y a pas de république durable, ne puisent pas leurs principales inspirations dans les sciences mathématiques ou physiques.

Je vous remercie des offres que vous m’avez faites il y a un mois pour ma Marie Stuart. Mais vos objections seraient encore plus fortes en ce moment et je crois qu’il faut attendre. Croyez, Monsieur et cher Maître, à ma reconnaissance et aux sentiments respectueux de mes amitiés à M. Alfred, à mes hommages respectueux à Madame Dumesnil.

Votre tout dévoué serviteur et élève,

A. Chéruel

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Lettre de Chéruel à Michelet (A 4765)

Rouen, le 31 mars 1948,

Monsieur et cher Maître,

Nous avons formé à Rouen un comité d’élection composé des membres du corps enseignant dans toute la Seine-Inférieure. Plusieurs de nous ont pensé à vous offrir leurs voix et m’ont chargé d’être leur interprète près de vous et de savoir si vous accepteriez cette candidature. Je me suis empressé de vous transmettre une proposition qui ne peut qu’être honorable pour celui à qui elle s’adresse. Nous vous offrons notre bonne volonté ; nous ne pouvons garantir autre chose. Nous serions heureux cependant si vous approuviez et si notre projet pouvait réussir, d’avoir un représentant aussi illustre. Veuillez me répondre le plus tôt qu’il vous sera possible, et, si faire courrier par courrier. Nous nous réunissons dimanche (2 avril) et il nous serait trop important d’avoir votre réponse pour ce jour.

Nous avons eu à Rouen quelques mouvements d’élèves, mais tout est calme. Le proviseur qui était nouveau a été changé et M. Desmichels a donné sa démission. Je suis fâché parce que je crains la nomination de M. Riant dont je vous ai parlé. C’est un intrigant de première force. Il faut se résigner à ce qu’on ne peut empêcher.

Croyez, je vous prie, à mon respectueux dévouement.

A. Chéruel

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Lettre de Chéruel à Michelet (A 4765 – 61)

Rouen, le 20 avril 1848,

Monsieur et cher Maître,

Je vous accable de mes lettres mais je connais votre amitié qui ne se fatigue pas. Je vous ai écrit hier pour un brave Inspecteur des Écoles qu’on disgracie sans motif raisonnable ; son crime est d’avoir fondé un club avec nous ; on l’accuse d’avoir voulu user de son influence sur les élections. Le fait est faux. Son vrai crime est d’avoir un compétiteur qui aspire à sa place. Pour moi, vice-président de ce comité, je puis avoir des compétiteurs, des gens disposés à me déplacer sans mon assentiment. M. Borelli, régent d’histoire au Havre, est je crois de ce nombre. On m’a déjà sondé, on voulait m’envoyer à l’Assemblée pour avoir ma chaire. J’ai décliné une candidature qui ne me paraissait pas sérieuse et j’ai annoncé la ferme intention de me renfermer dans les fonctions de professeur. Si vous avez, par vous ou par vos amis, quelque influence près de M. Carnot, je vous serais très obligé d’empêcher qu’on surprît la religion du ministre et qu’on me donnât sans un consentement un changement qui serait pour moi une véritable disgrâce. Vous me connaissez depuis que je suis dans l’enseignement et je n’ai pas besoin d’apologie. Je n’ai pas sollicité d’avancement depuis dix-huit ans que je suis professeur ; les distinctions qu’on m’a accordées m’ont été accordées sans aucune démarche de ma part ; les dossiers du ministère en feront foi. Je n’ai cessé de travailler par amour désintéressé de la science avec sacrifice de ma santé et de mes intérêts pécuniaires. Je ne sais si l’on tient compte de tout cela, mais sans un régime de justice, il y aurait de l’iniquité à ne pas le faire.

Adieu, Monsieur et cher Maître, je compte sur vous et sur mon bon droit.

Votre tout dévoué et respectueux élève,

A. Chéruel

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Lettre de Chéruel à Michelet (A 4765 – 63)

Rouen, le 20 avril 1848,

Monsieur et cher Maître,

Ce petit mot vous sera remis par M. Ducharme, inspecteur des écoles du département de la Seine-Inférieure, transféré au département de l’Aisne. Ce coup qui vient de le frapper n’est justifié par rien. M. Ducharme est un excellent inspecteur, plein de zèle et qui a rendu de grands services. Il est de toute justice de relever M. Ducharme de cette disgrâce et je vous serai très obligé de ce que vous voudrez bien faire pour lui.

Je vous demande pardon de vous déranger de vos travaux, mais je vous prie de contribuer à réparer cette injustice. Si vous avez quelques amis au ministère, comme je le pense, écrivez-leur un petit mot pour M. Ducharme ; on pourrait tout réparer par un moyen que lui-même vous expliquera.

Adieu, cher Monsieur et cher Maître, votre tout dévoué et respectueux élève,

A. Chéruel

M. Ducharme pourrait être nommé directeur de l’École Normale de Rouen, direction qui va être enlevée aux Frères.

(A suivre).