Gustave Flaubert et le souci de vraisemblance

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 53 – Page 4

 

Gustave Flaubert et le souci de vraisemblance :

La mort d’Emma Bovary

 

Madame Bovary est une œuvre qui a été étudiée, tant par sa forme que par ses origines, sous bien des angles ; on en a pratiquement démonté tous les mécanismes et toutes les structures internes.

Cependant, il ne s’est pas trouvé un auteur qui se soit sérieusement penché sur le dénouement, et plus particulièrement sur la mort d’Emma. On sait depuis longtemps le travail auquel l’auteur s’était astreint durant la composition de ce roman ; les semaines de recherches documentaires et stylistiques, les années d’efforts et surtout cette probité effrénée qui faisait que Flaubert, lorsqu’il abordait un aspect plus particulièrement descriptif, ne l’écrivait qu’à la lumière d’un véritable souci de vraisemblance (1). N’est-il donc pas curieux que ce chapitre de l’empoisonnement par l’arsenic n’ait pas donné lieu à une attention plus soutenue, et qu’on se soit cru autorisé à louer l’effort de vraisemblance de l’auteur sans même scruter ces pages décisives.

Flaubert était fils de médecin, et non des moindres, frère de médecin et ami intime d’un médecin avec lequel il était en correspondance suivie. Quel autre théâtre que l’empoisonnement d’Emma peut ainsi nous fournir l’utilisation directe de connaissances spécialisées dans leur transcription littéraire ? L’examen attentif de l’épisode de la mort d’Emma s’imposait ; on ne l’a pas fait et cette étude a pour projet d’y remédier.

Il ne s’agira pas ici de condamner l’auteur pour n’avoir pas reproduit fidèlement des pages entières d’ouvrages médicaux, ce n’était pas son but, ce ne sera pas notre propos. Nous voulons plutôt examiner en détail ces passages qui ont plus particulièrement trait à la description que fait Flaubert de l’empoisonnement par l’arsenic, et loin de lui tenir rigueur des lacunes dont souffrait la médecine au XIXe siècle, nous verrons comment, plan par plan, une analyse du suicide d’Emma peut apporter de nouvelles indications et d’importants repères pour une appréciation concertée du concept de vraisemblance chez Gustave Flaubert.

Parmi les différents scénarios que l’auteur avait imaginés avant d’écrire la version définitive de Madame Bovary, on relève cette note concernant la mort d’Emma :

« Elle va voler de l’arsenic chez le pharmacien. Agonie. Détails médicaux précis.

« À trois heures du matin, elle fut prise de vomissements. Mort » (2).

Détails précis, note Flaubert ; ce souci de vraisemblance, on le connaît et on le retrouve, en ce qui concerne cet épisode, dans les manuscrits du roman :

Certaines pages, retrouvées parmi les dossiers de Bouvard et Pécuchet, indiquent que Flaubert s’est renseigné sur la législation pharmaceutique, sur les empoisonnements à l’arsenic, etc. (3). Et dans la correspondance qu’il entretenait avec le poète-médecin Louis Bouilhet :

« J’ai besoin d’aller à Rouen pour prendre des renseignements sur les empoisonnements à l’arsenic » (4).

À ce sujet, il est intéressant de noter que si Flaubert s’est tourné vers Bouilhet en ce qui concernait les renseignements médicaux nécessaires à la scène de l’aveugle, il s’adressera plutôt à son frère Achille pour l’élaboration de l’épisode du pied-bot et les détails de l’empoisonnement d’Emma. On détecte ici l’insistance de l’auteur à rendre ces deux scènes aussi vraisemblables que possible, alors que la description de l’aveugle permettait une certaine latitude « romanesque » que Bouilhet, plus écrivain que médecin, était à même de pourvoir.

« Elle alla droit à la troisième tablette…, saisit le bocal bleu… et se mit à manger à même la main. » (5).

C’est par ces lignes que commence l’agonie d’Emma. C’est aussi avec cette description que nous arrêtons ici le déroulement du drame pour examiner plus avant la situation. Un lecteur averti pourrait sans doute rétorquer que la dose considérable ingérée par Emma serait suffisante pour la faire immédiatement vomir, annihilant par-là l’effet même de l’arsenic. Cependant, Flaubert était remarquablement renseigné, comme en témoignent les lignes suivantes :

« Ce serait une erreur de croire en ce qui touche l’arsenic que plus la dose ingérée sera forte, moins ses effets seront à redouter, parce qu’elle sera immédiatement expulsée et n’agira pas ; il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. » (6).

Ce détail montre comment l’auteur a su mettre à profit sa documentation médicale et créer un effet dramatique d’une grande intensité. Le lecteur est fasciné par cette vision d’Emma ingurgitant le poison à pleine main, bien plus qu’il ne le serait si Flaubert avait choisi de lui en faire avaler une cuillerée à café (dont le contenu aurait déjà été suffisant pour causer la mort).

Emma savait où se procurer l’arsenic : dans le « capharnaüm » d’Homais où se trouvait le fatidique bocal bleu ; cependant, cette substance, comme le précise stupidement le pharmacien, c’est de l’acide arsénieux, mieux connu de nos jours sous le nom de trioxyde d’arsenic.

En 1856, date à laquelle Flaubert publie son roman, une telle substance était assez délicate à se procurer. Bien que toujours utilisée dans le traitement de certaines maladies, on avait fini par reconnaître la virulence des réactions qu’elle occasionnait et son usage s’était fortement raréfié en matière de thérapeutique ; de plus, la vague d’empoisonnements et de meurtres que sa facilité d’emploi avait encouragés entraîna une réaction de la part des autorités afin d’en empêcher la prolifération. Quoique le nombre de ses victimes soit moindre aujourd’hui, il est encore assez considérable pour que l’autorité et la science ne cessent d’en surveiller l’emploi et d’en dénoncer les effets (7).

Yonville-l’Abbaye est une bourgade paysanne, on pourrait à la rigueur considérer qu’Homais entrepose de l’arsenic pour le revendre à des fins d’usage domestique telles que la fabrication de la mort aux rats ; cependant, on peut lire dans l’ouvrage de Tardieu :

« L’acide arsénieux, dont l’emploi pour le chaulage des grains et la destruction des animaux nuisibles a été prohibé par l’ordonnance royale du 29 octobre 1846 … » (8)

On est donc en droit de se demander si Homais pouvait légalement avoir cet arsenic en sa possession, et on ne peut qu’être intrigué par cette question, d’autant plus qu’il nous est présenté comme n’étant qu’un pharmacien de campagne de deuxième classe.

Avant d’aborder l’examen de l’agonie d’Emma, il nous faut informer le lecteur de la description médicale classique de l’empoisonnement par l’arsenic telle qu’elle était faite dans les années 1850 par les autorités en matière de toxicologie. L’agonie est classée en quatre évolutions possibles : 1. la forme « suraiguë » dans laquelle le malade meurt en un laps de temps qui s’étend de 5 à 20 heures ; 2. la forme « latente » que caractérise la quasi-absence des signes cliniques habituels ; 3. la forme « subaiguë » qui prolonge l’agonie jusqu’à parfois dix jours, et enfin, 4. la forme dite « lente » qui décrit le procédé par lequel on assassine quelqu’un en lui faisant ingérer de l’arsenic à petites doses, pendant des mois. Ces précisions cliniques et quelque peu rébarbatives ne sont point superflues, elles sont ainsi que nous le verrons, indispensables à une évaluation du scénario établi par l’auteur.

À la lecture des traités médicaux de l’époque, on se rend compte que Flaubert a fait preuve d’une grande précision dans sa description de l’empoisonnement mais qu’il a également dénaturé les symptômes, quand il ne les a pas quelquefois omis ou inventés. Dans un premier temps, il nous faut apprécier la vraisemblance que Flaubert a communiquée à son texte (A), en étudiant celui-ci parallèlement à la description clinique que fait Tardieu (B).

A. « Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla » (p. 435).

B. L’individu empoisonné éprouve d’abord à la gorge une sensation de chaleur âcre (p. 328).

A. « Elle fut prise d’une nausée si soudaine… Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc » (p. 436).

B. Il est pris de vomissements, d’abord de substances alimentaires puis de matières blanchâtres (p. 328).

A. « Oh ! j’ai soif… Oh ! j’ai bien soif » (p. 435).

B. Il se plaint d’une soif ardente (p. 328).

A. « Il lui passa la main sur l’estomac, elle jeta un cri aigu » (p. 436).

B. Le malade se plaint d’une douleur épigastrique que la pression exaspère (p. 328).

A. « Elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur Un grand frisson lui secouait les épaules…, ses dents claquaient » (p. 436).

B. Altération des traits, refroidissement des extrémités, la peau est glacée (p. 328).

A. « Son pouls inégal était presque insensible maintenant » (p. 436).

B. On remarque la petitesse du pouls (p. 328).

A. « Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre » (p. 43).

B. Le visage, d’abord très pâle, prend la teinte violacée de la cyanose (p. 328).

L’interprétation de Flaubert est donc jusqu’ici d’une parfaite justesse, tout comme l’est l’ordre chronologique dans lequel les symptômes se succèdent. Il y a par contre certains détails qui ne correspondent pas avec la sémiologie véritable. Pendant toute l’agonie, le lecteur est assailli par les cris, les hurlements, les plaintes et les gémissements de la malheureuse Emma ; l’effet de ces cris ne faisant que mettre en relief l’inaction totale de Charles et les hésitations de Canivet. On comprend que l’auteur ait saisi là l’occasion de rehausser le pathétique de la situation ; cependant, ces passages représentent une entorse à la réalité clinique. Les auteurs du XIXe ne mentionnent jamais de cris d’aucune sorte, et les ouvrages médicaux les plus récents les confirment dans cette absence de symptomatologie « oratoire ».

Un autre détail décrit par Flaubert est particulièrement frappant : « Elle avait… le corps couvert de taches brunes » (p. 440).

L’auteur n’a pas inventé ceci, mais il a altéré quelque peu la réalité des choses. Ce symptôme est décrit par Tardieu, à la différence cependant qu’il appartient exclusivement à la forme « subaiguë » de l’empoisonnement, laquelle évolue en six à dix jours. Ceci est assez habile de la part de l’auteur qui, nanti des renseignements médicaux dont il avait besoin, a opéré un choix parmi les éléments qu’il préférait, mélangeant ainsi symptômes et complications, tout en accélérant prodigieusement la chronologie de l’évolution classique de l’empoisonnement.

En ce qui concerne les symptômes que Flaubert a délibérément omis, on peut citer :

Les évacuations se succèdent et s’ajoutent aux vomissements, elles sont involontaires et formées d’une diarrhée séreuse (9).

On note une augmentation des sécrétions salivaires, des vomissements, des évacuations sanglantes (10).

Les premiers symptômes consistent en une gastro-entérite violente… accompagnée de copieuses diarrhées séreuses et aqueuses (11).

Douleur gastro-entérique, vomissements, diarrhée avec hémorragie (12).

Ce symptôme de la diarrhée séreuse est celui qui revient dans toutes les descriptions de l’empoisonnement par l’arsenic, que ce soit au XIXe siècle ou de nos jours. On peut apprécier les raisons pour lesquelles Flaubert a choisi de n’en point parler, à une époque où les vomissements étaient tolérés si l’occasion les prescrivait, mais où les détails scatologiques n’avaient pas encore été promus au rang de respectabilité littéraire.

Un autre problème dans cette scène de l’agonie d’Emma, c’est le traitement qu’elle reçoit de la part de ceux qui l’entourent. Charles se distingue surtout par son incompétence notoire. Flaubert, comme l’a remarqué justement Léon Bopp, pousse peut-être la chose un peu loin lorsqu’il demande à ses lecteurs d’accepter non seulement l’inaction de Charles, mais aussi une ignorance de procédure médicale telle qu’elle frise l’improbable.

On s’étonnera qu’après quelque douze années de pratique médicale, un médecin doive consulter ses dictionnaires avant qu’il lui vienne la moindre idée des soins qu’il pourrait donner à sa femme empoisonnée… Flaubert a dispensé à son médecin une dose de sottise, de lenteur d’esprit réellement exagérée (13).

Dans ce même épisode, Homais est lui aussi ridiculisé par l’auteur, mais à tant faire, Flaubert commet une erreur :

« Quel est le poison ?… Charles montra la lettre, c’était de l’arsenic. Eh bien ! reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse » (p. 438).

Ce qui apparaît (et c’est là l’effet recherché par l’auteur), c’est l’idiotie du pharmacien qui désire rechercher ce qui vient de lui être fourni. Cependant, ce qui pourrait être dérision ne l’est nullement. Homais n’a aucune raison de donner crédit à ce qu’Emma (dont il a eu loisir d’apprécier la mythomanie) a pu écrire dans sa lettre, alors qu’il s’agit de sauver une vie humaine ; il n’a pas vu les cristaux blancs attachés à la cuvette de porcelaine et sa réaction est parfaitement défendable, l’analyse mettant immédiatement en évidence la présence de l’arsenic et surtout la dose ingérée.

On doit procéder à l’analyse si la substance ingérée n’est pas présente dans le contenu gastrique, spécialement s’il y a eu des épisodes de vomissements. Cette analyse est simple et rapide, on place 5 ml d’urine dans une éprouvette… (14)

La même critique peut se faire en ce qui concerne le Docteur Larivière. Après avoir amplement « pris la tangente » (pour reprendre l’expression de Georges Poulet) sur les qualités et mérites du grand médecin, Flaubert lui fait commettre deux erreurs assez surprenantes :

« [Homais]… j’ai voulu, Docteur, tenter une analyse et primo j’ai délicatement introduit dans un tube… il aurait mieux valu, dit le chirurgien, lui introduire vos doigts dans la gorge… Son confrère se taisait, ayant tout à l’heure reçu une forte semonce à propos de son émétique » (p. 442).

Tout d’abord, il est improbable que l’introduction mécanique de « vos doigts dans la gorge » soit de quelque effet sur un malade qui est en proie à d’intenses brûlures de l’arrière-bouche, rendant par-là même inutile toute tentative d’excitation pharyngée. La réaction de Canivet qui était de faire prendre à Emma un émétique était la mesure d’urgence par excellence, même si elle survenait un peu tard.

Dans tous les cas d’empoisonnement, il est primordial de provoquer un vomissement… l’antidote pourra alors être administré avec une plus grande chance de succès (15).

Evacuez l’estomac, ipéca, 1 g 50, dans un demi-verre d’eau (16).

Mais il y a plus grave : le Docteur Larivière, en imposant à l’assistance, à ses confrères, au village entier et au lecteur, ne prend même pas la peine d’ausculter Emma ; il reste sur le seuil en se frottant le nez et ne trouve rien de mieux que d’aller ensuite déjeuner de pigeons et de côtelettes chez Homais, laissant Emma seule dans sa chambre. Ce genre de conduite est assez déconcertant de la part de Larivière, son comportement professionnel et humain étant à l’opposé de ce que la description de l’auteur nous avait mis en droit d’attendre du grand médecin. Et Flaubert de préciser que :

« Il sortit avec le sieur Canivet qui ne se souciait pas non plus de voir Emma mourir entre ses mains » (p. 443) (17).

Non seulement Larivière donne des conseils médicaux erronés à l’égard de l’analyse de Homais et de l’émétique de Canivet, mais il trouve en plus le temps d’offrir une visite médicale gratuite aux enfants de Homais, pendant qu’Emma est en proie aux affres de l’agonie.

Au lecteur qui objecterait que sans doute Larivière ne pouvait faire grand-chose à ce stade des événements, nous pourrions répondre qu’il était en son pouvoir de mettre en branle un arsenal médical dans le but d’essayer, pour le moins, de sauver Emma.

La science médicale de l’époque était loin d’être impuissante, même dans les cas désespérés, la présence de Homais et les ressources de son « capharnaüm » permettaient amplement à Larivière de tenter l’impossible.

Le traitement de l’empoisonnement par l’arsenic doit favoriser au début l’expulsion du poison ingéré et plus tard l’élimination physiologique du poison absorbé — il faut mentionner… l’hydrate de peroxyde de fer que l’on prépare en précipitant un sel par l’ammoniaque ou le carbonate de soude (18). Lavez l’estomac par sonde stomacale, utilisez le sulfate de zinc et prescrivez du précipité d’oxyde de fer (19).

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Observons à présent l’élément de vraisemblance dans la description que Flaubert fait du cadavre d’Emma.

« Le coin de sa bouche qui se tenait ouverte faisait comme un trou noir au bas de son visage, les deux pouces restaient infléchis… ses yeux commençaient à disparaître dans une pâleur visqueuse… le drap se creusait depuis ses seins jusqu’à ses genoux »  (p. 454).

La description d’Emma est jusqu’ici aussi précise qu’un rapport d’autopsie.

« Une sorte de poussière blanche lui parsemait les cils » (p. 454). Ce détail est d’une précision clinique assez extraordinaire et indique encore une fois l’étendue de la documentation de l’auteur. La « poussière blanche » est un fait médical assez rare que l’on nomme en pathologie : « givre uréique ». Ceci s’observe sur un cadavre chez lequel, après une longue agonie, se produit une accumulation de sueur sur le visage. Après la mort, la sueur s’évapore et laisse parfois un résidu blanchâtre qui n’est autre que du sel.

« Il fallut soulever un peu la tête et alors un flot de liquides noirs sortit comme un vomissement de sa bouche » (p. 457).

Ce détail macabre n’est pas sans impressionner le lecteur. En soulevant la tête d’Emma, le résidu d’hémorragie gastrique et œsophagienne est libéré et coule hors de la bouche. Cette scène est la seule entorse à la conduite que l’auteur semble s’être imposée, qui était d’omettre les détails particulièrement révoltants (lesquels abondent dans l’évolution clinique de l’empoisonnement par l’arsenic).

« Il eut une curiosité terrible, il releva son voile, mais il poussa un cri d’horreur qui réveilla les deux autres » (p. 459).

Cette scène des derniers adieux de Charles à sa femme est un peu dans la même veine que la précédente. Flaubert introduit une dernière fois l’élément de l’horreur qui, tout en étant garanti de faire frissonner le lecteur, n’en demeure pas moins complètement erroné. Tout d’abord, la logique même du déroulement chronologique du récit rend impossible cette vision de décomposition avancée d’Emma puisque, quelques heures auparavant, Flaubert précise :

« Regardez-la, disait en soupirant l’aubergiste, comme elle est mignonne encore. Si l’on ne jurerait pas qu’elle va se lever tout à l’heure » (p. 458).

Flaubert s’est ici laissé entraîner par son récit ; ayant en sa possession une documentation médicale des plus détaillées, il aurait pu y lire l’équivalent de cette observation de Tardieu :

Le cadavre des individus empoisonnés par l’arsenic présente au premier abord un état de conservation souvent extraordinaire (20).

Ce fait médical était connu et suffit à discréditer la scène de la rapide décomposition d’Emma. II est pour le moins curieux que Louis Bouilhet, dans son rôle de critique draconien, ait pu laisser passer une telle erreur.

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Par-delà l’examen du texte, il faut noter deux détails importants qui, tout en étant étrangers au roman lui-même, n’en sont pas moins étroitement liés à sa composition.

Dans son ouvrage sur Flaubert, Benjamin Bart mentionne que l’auteur était atteint de syphilis et qu’il se soignait, comme c’était alors l’usage, au mercure. En août 1854, il eut une grave attaque d’empoisonnement au mercure, résultant d’un mauvais dosage du médicament qu’il prenait pour soigner sa syphilis (21).

Cet empoisonnement accidentel de Flaubert alors qu’il écrivait Madame Bovary est assez extraordinaire quant à ses implications littéraires. II suffit de consulter les ouvrages médicaux préalablement mentionnés pour se rendre compte que les symptômes de l’empoisonnement à l’arsenic et son traitement sont absolument identiques à ceux de l’empoisonnement au mercure (22). On ne peut alors qu’apprécier la relation qui existe entre l’inspiration « extérieure » d’un auteur et les motivations intérieures qui, dictées par une expérience personnelle, projettent une nouvelle lumière sur la décision de Flaubert de faire mourir son héroïne par l’arsenic. Nous avons alors affaire à un cas de transposition dans lequel il a suffi à l’auteur de remplacer un poison par un autre. Cette transposition n’a pourtant, à notre connaissance, jamais été révélée.

Beaucoup d’encre a coulé sur la genèse de Madame Bovary ; nos recherches dans le volumineux traité du Docteur Tardieu ont mis en évidence un détail assez troublant. Chaque chapitre de cet ouvrage est suivi d’une description de cas authentiques relevés dans divers hôpitaux et de rapports d’autopsies effectués par l’auteur lui-même, ces addendums étant destinés à illustrer la théorie des chapitres « magistraux » par la pratique clinique. Or, à la suite du chapitre consacré à l’empoisonnement par l’arsenic on trouve la description du cas suivant :

Observation IV. Empoisonnement suicide avec dix grammes d’acide arsénieux, (rapport médico-légal par A. Tardieu).

La jeune Emma Charles, dans un moment de dégoût de la vie de débauche à laquelle elle s’était laissé entraîner, prend, à dix heures du soir environ dix grammes d’acide arsénieux en poudre… [suit une longue description clinique, identique aux symptômes d’Emma], la mort eut lieu le mardi soir, aucun traitement sérieux n’avait été institué (23).

Le cas de cette jeune « Emma Charles » semble ouvrir la voie à plus d’une spéculation. Si on veut tenter un rapprochement, le premier obstacle qu’on rencontre c’est que l’ouvrage de Tardieu a paru en 1867, donc beaucoup trop tard pour que Flaubert ait pu en avoir connaissance. Cependant les cas cliniques qui illustrent ce chapitre sont pour la plupart datés et sont en majorité antérieurs à 1855. Comme le démontrent les autres « cas d’observations » qui suivent le chapitre, les exemples qu’il utilise précèdent de quelques dizaines d’années et plus la parution de son livre, étant tous des rapports de médecine légale utilisés durant le procès d’affaires criminelles ; il n’est pas impossible qu’ils aient pu être déjà publiés séparément dans d’autres ouvrages, la production « médico-littéraire » de Tardieu dépassant la cinquantaine d’ouvrages, traités, fascicules et rapports de toutes sortes. Son frère Achille, ou même son ami Bouilhet auraient pu en avoir pris connaissance et lui en faire profiter. Il faudrait bien évidemment entreprendre sur place des recherches minutieuses, notamment dans les archives de la défunte Académie Impériale de Médecine dont Tardieu était le président. Nous n’avons donc ici qu’une hypothèse, mais la coïncidence est si troublante qu’on peut se demander si elle ne remettrait pas en question certains aspects de la genèse de Madame Bovary.

E. HOLLINGSWORTH DEUDON

Université de Virginia (U.S.A.)

(1) Cf. l’analyse de René Dumesnil, Madame Bovary (Paris : SFELT, 1946).

(2) Madame Bovary (Paris : Louis Conard, 1921), p. 503. Les citations ultérieures provenant du roman renvoient à cette édition.

(3) Claudine Gothot-Mersh, La Genèse de Madame Bovary (Paris : Corti, 1966), p. 201.

(4) Gustave Flaubert, Correspondance (Paris : Louis Conard, 1927), IV, 99-100.

(5) Madame Bovary, p. 434.

(6) Dr Ambroise Tardieu, Etude médico-légale et clinique sur l’empoisonnement (Paris : Baillière et fils, 1867), p. 319. (N.B. : nous avons pris soin, en évaluant l’élément de vraisemblance dans les détails médicaux de Madame Bovary, de nous reposer sur l’ouvrage, publié en 1867, du Docteur Tardieu, sommité médicale de l’époque, dont le livre de plus de mille pages faisait autorité en matière de toxicologie. Le Docteur Tardieu, agrégé de Médecine, membre de l’Académie, professeur à la Faculté et médecin personnel de l’empereur Napoléon III, fut l’auteur de plus d’une cinquantaine d’ouvrages médicaux entre les années 1840 et 1880. Voir à ce sujet le Catalogue général des livres Imprimés de la Bibliothèque Nationale, Paris, 1954, volume 182.

(7) Dr Tardieu, L’empoisonnement, p.319.

(8) Tardieu, p.317.

(9) Tardieu, L’Empoisonnement, p. 328.

(10) Thomas Mitchell, M.D., Therapeutics (Philadelphia : Lippincott, 1857), p. 200. (Les citations ultérieures provenant d’ouvrages américains ont été traduites par l’auteur).

(11) Jav M. Arena, M.D., Poisoning, Toxiology, Symptoms (Springfield : Thomas, 1974), p. 120.

(12) William Deichman, M.D., Symptomatology of Taxiocological Emergencies (New York : Academic Press, 1964), p. 70.

(13) Léon Bopp, Commentaire sur Madame Bovary (Neuchâtel : La Baconnière, 1951), p. 496.

(14) Jay Arena, M.D., p. 120.

(15) Mitchell, M.D., Therapeutics, p. 203.

(16) Dr H. Dousset, Vade-Mecum du médecin praticien (Paris : Maloine, 1956), p. 129.

(17) C’est nous qui soulignons.

(18) Tardieu, p. 330. (Voir aussi Mitchell’s Therapeutics, pp. 200-204).

(19) T. Lauder Brunton, M.D., Pharmacology (Philadelphia : Les Bros. 1885), p. 418.

(20) Tardieu, p. 333.

(21) Benjamin Bart, Flaubert (New York : Syracuse University Press, 1967), p. 249.

(22) H. Dousset, p. 131 ; Tardieu, pp. 557-606, etc.

(23) Tardieu, p. 381.