Le Gamin de Paris, ou les options littéraires de M. Binet

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 53 – Page 21

Le Gamin de Paris,
ou les options littéraires de M. Binet,
percepteur à Yonville.

Pour H V.

« Moi, dit Binet, j’ai vu autrefois une pièce intitulée le Gamin de Paris, où l’on remarque le caractère d’un vieux général qui est vraiment tapé ! Il rembarre un fils de famille qui avait séduit une ouvrière qui à la fin… » Cette réflexion du percepteur et capitaine du corps des pompiers de Yonville-l’Abbaye, au chapitre XIV de la deuxième partie du roman, se situe au cours d’une discussion qui oppose, sur les bords de la Rieule, le pharmacien Homais et le curé Bournisien dans l’éternel débat sur la moralité du théâtre. La contribution de M. Binet est à première vue modeste : le Gamin de Paris est une comédie-vaudeville, et ce qu’en dit le percepteur la situerait plus exactement dans la catégorie des mélodrames.

Le propos de M. Binet est intéressant à plus d’un égard : on notera pour commencer que le lieu et la date de la représentation sont laissés dans le vague : autrefois pour la date et rien pour le lieu. Le Gamin de Paris fut représenté pour la première fois à Paris sur le théâtre du Gymnase Dramatique, le 30 janvier 1836. Comme il ressort de la chronologie interne du roman que la polémique entre Homais et Bournisien se situe en mai-juin 1844 (1), autrefois désignerait une date antérieure de huit ans environ et serait donc parfaitement approprié. Où Binet aurait-il eu la révélation de la pièce et découvert par l’expérience la valeur moralisatrice du théâtre ? Si ce fut à Paris, il faudrait admettre que le percepteur y a séjourné (au cours d’études pour y obtenir un brevet de capacité dans l’emploi convoité ?) : mais, outre que rien dans le caractère et le comportement de Binet n’atteste un passage dans la capitale, dans la moderne Athènes, pour reprendre une métaphore de Joseph Prudhomme, que n’aurait pas désavouée M. Homais, on serait en droit de s’étonner que seul ce mélodrame ait surnagé, dans la mémoire de Binet, d’une expérience qui dut être plus riche. Peut-être alors la pièce fut-elle jouée en province : Paris aurait donc porté jusqu’au percepteur l’un de ses joyaux dramatiques. Cette hypothèse n’est pas à rejeter, bien que toute confirmation soit impossible (2) ; car la pièce fut imprimée en 1836, l’année même de sa représentation, à Paris, chez Marchant, Boulevart (sic) Saint-Martin, n° 12, et un exemplaire de ce texte existe à la Bibliothèque nationale (sous la cote 8° Y th 7781). Cette circonstance prouve donc que la pièce a été jugée digne d’être perpétuée par l’écrit, et que son texte était disponible pour toute troupe de professionnels ou d’amateurs, de Paris ou de la province, soucieuse de l’inscrire à son programme. Ajoutons que Jules Janin s’y réfère à quatre reprises dans sa chronique dramatique du Journal des Débats : son compte rendu suit de peu la date de la représentation, puisque son papier du mercredi 3 février lui est consacré. La critique ne ménage ses éloges ni à la pièce et à ses auteurs, J.F.A. Bayard et E. Vanderburch, ni aux principaux interprètes, et en particulier à Bouffé, qui tenait le rôle de Joseph, le Gamin de Paris. En témoignent une phrase comme celle-ci : « Vous jugez de ma joie quand je l’ai retrouvé, plein d’esprit, de bonhomie et de malice dans son nouveau rôle, le Gamin de Paris », et plus encore la conclusion : « Ce petit drame n’est pas seulement une pièce faite pour Bouffé ; c’est encore un joli petit tableau de mœurs populaires, non seulement joué dans la perfection par Bouffé, mais encore bien joué par Ferville et Mlle Eugénie Sauvage. Aussi le succès a été grand, succès de rires et de larmes à la fois. On pleurait, on riait, on battait des mains, et je ne serais pas étonné que Bouffé soit devenu sourd au bruit des applaudissements et des « Bravo Bouffé… ». Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé, car il se borne à un résumé de la pièce. Même si l’on tient compte de l’esprit de parti pris de Janin, qui affecte de tenir l’art populaire, voire populacier, comme une expression plus authentique de la vérité théâtrale que les soi-disant chefs-d’œuvre joués par de soi-disant grands acteurs, même si certaines incongruités du critique doivent nous mettre en garde contre ses jugements (3), il nous faut tenir compte d’une telle appréciation ; Janin a tenu, pendant quarante ans, la critique dramatique aux Débats ; il fut lié aux écrivains les plus célèbres de son temps, et bien qu’il eût été souvent contesté, ses avis faisaient autorité, et sa plume était redoutable et redoutée. Force nous est de reconnaître que, sur ce point précis, son jugement rejoint celui du percepteur d’Yonville : motif supplémentaire de croire que le renom de la pièce a franchi les limites de Paris et que la province a pu vouloir imiter la capitale en reprenant une œuvre qui avait emporté de tels suffrages.

Binet ne résume pas la pièce et n’en donne pas le dénouement : emporté par son ardeur polémique, le pharmacien lui coupe la parole dans l’instant même où il s’apprêtait à dire comment elle s’achevait. En fait, c’est plus vraisemblablement Flaubert qui, pratiquant comme ailleurs l’art de l’ellipse, laisse tout juste à Binet le temps de suggérer ce dénouement. D’autre part, la mémoire du percepteur n’est pas rigoureusement fidèle : à l’entendre, on croirait que ce fils de famille rembarré par un vieux général est sans lien de parenté avec son censeur, alors qu’Amédée est le propre fils du général Morin. Cette légère défaillance pourrait s’expliquer parce que les souvenirs de Binet remontent à autrefois. Mais, ce détail excepté, l’intention des auteurs a été très pertinemment captée par le percepteur. Sans vouloir encourir le reproche que j’ai fait à Janin de borner son compte rendu à un résumé, je dois indiquer les linéaments de la pièce, et en dégager la portée. Joseph vit avec sa sœur Élisa dans la maison d’une bonne vieille grand-mère qui les a recueillis après la mort de leurs parents. Garçon de courses d’un imprimeur, Joseph se conduit en vrai Gamin de Paris, affectionnant le jeu de la toupie et du bouchon, prenant souvent les réverbères pour cibles de son humeur taquine (détail qui se retrouve chez le Gavroche des Misérables), jouant aux gendarmes des tours innocents, et d’autres qui le sont moins, et persécutant plaisamment un vieil employé de commerce, leur voisin. Absorbé par ces divertissements, il en oublie la recommandation solennelle de leur père, un vieux brave de l’Empire, à son lit de mort : veiller sur l’innocence et l’honneur d’Élisa. La famille laisse s’introduire M. Amédée, un artiste peintre, venu proposer à la grand-mère de faire son portrait. Joseph est toujours absent ; mais la jeune fille prend plaisir à la conversation du rapin, qui finit par la séduire.

À de nombreux incidents qui surviennent, Joseph soupçonne que M. Amédée a pris un état d’emprunt, et qu’il est en fait un fils de famille, titré et décoré, que son oisiveté conduit de plaisirs en plaisirs, et a amené dans cette honnête et laborieuse demeure pour y consommer la perte d’une innocence. Sommé de faire connaître ses intentions, et ce d’une manière d’autant plus pressante que la grand-mère a reçu pour Élisa d’honnêtes propositions d’un négociant veuf, amoureux et riche, M. Amédée se dérobe ; le Gamin de Paris prend alors en main l’honneur de sa sœur. Le second acte nous conduit chez le Général Morin, un vieux brave de l’Empire, cloué par la goutte sur son fauteuil, qui loge chez lui sa belle-sœur, veuve de son propre frère et qui, malgré un âge qui semble avancé est mère d’un petit Octave de trois ou quatre ans qui pour l’heure donne des inquiétudes de santé à Mme de Morin, car il a été repêché la veille dans le canal par un ouvrier. Juste le temps de voir paraître Joseph et nous apprendrons qu’il est le sauveteur du petit Octave. À cette première coïncidence s’en ajoutera une autre : lorsque, à l’une des dernières scènes Joseph traînera sa sœur chez le Général, nous saurons que leur père était à Wagram et a été décoré sur le champ de bataille par le Général en personne. Pour l’heure, on peut juger de la fureur du vieux guerrier quand il apprend que son propre fils Amédée a porté le déshonneur dans cette honnête famille de travailleurs. Déjà en début d’acte et sans rien savoir encore, il n’a pas caché son sentiment : « Tu es un honnête garçon !… Tu n’es pas homme à te fourvoyer. S’il en était autrement, (faisant tournoyer sa canne)… Malheur !… » On comprend l’inquiétude de Mme de Morin (laquelle s’est affublée d’une particule anoblissante, quand son beau-frère fils de charron et fier de l’être, a conservé son nom de roture, tout pair de France qu’il fût) : encline à tout excuser chez son neveu, elle croit qu’on peut réparer un honneur perdu, en offrant une bourse de louis d’or, en doublant, en triplant le don, ou en proposant à Élisa une place de femme de confiance — entendez de femme de chambre chez sa sœur. L’une et l’autre offres sont repoussées avec une pareille indignation par Joseph d’abord, par Élisa plus tard. Il vaut la peine de citer tout au long la scène d’explication entre le père et le fils, qui a tant impressionné Binet.

Le Général : Restez, monsieur… approchez. (Il jette sa canne.)

Mme de Morin(à mi-voix) : Surtout, ne l’irritez pas… (Elle passe à la droite du général.)

Amédée : Qu’est-ce donc, mon père ? Cet air agité…

Le Général : Vous vous êtes déshonoré, monsieur…

Amédée : Général…

Le Général : Vous vous êtes introduit depuis quelque temps dans une famille pauvre, mais honnête…, à ce que je puis croire…

Amédée : Général, vous savez…

Le Général : Point de feinte… point de phrase I… Répondez…

Amédée : Il est vrai…

Le Général : Vous y avez porté le désordre… l’opprobre… en abusant une jeune fille sans défiance.

Mme de Morin : Folie de jeune homme.

Le Général (brusquement à Mme de Morin) : Je ne vous parle pas. (À son fils) : Une jeune fille que vous avez trompée pour la perdre.

Amédée : Vous savez tout, mon père… Oui, j’aimais cette jeune fille vers laquelle mon cœur m’a emporté malgré moi… et cette faute que je voudrais payer de mon sang…

Mme de Morin (lui faisant un signe de la tête) : Bien !… Bien !…

Le Général : Cette faute !… C’est un crime, monsieur. Eh ! je sais ce que l’âge permet… ce que la passion excuse… mais quand c’est une trahison, une lâcheté…

Amédée : Général, je suis coupable sans doute… mais le ciel m’est témoin que vingt fois, honteux, désespéré (4)… j’aurais voulu me jeter à vos pieds… vous avouer notre amour… vous demander votre aveu… mais j’ai craint votre colère.

Le Général : Et vous avez bien fait !… Le nom que vous portez vous impose des devoirs…

Mme de Morin : Assurément, il ne peut…

Le Général (brusquement à Mme de Morin) : Je ne vous parle pas. (À son fils) : Des devoirs qu’il fallait vous, rappeler plutôt (sic) I… l’honneur de cette fille… de son frère… de sa bonne vieille mère (5), dont elle est le soutien sans doute… Qu’était-ce donc pour un dandy ? pour un fashionable ?… il fallait tuer ce temps que vous perdez… et c’est sans doute en sortant d’une orgie que cette belle idée vous est venue !

Amédée : Il me semble que ma conduite…

Le Général : Votre conduite est celle d’un imposteur, d’un infâme…

Amédée : Monsieur !…

Mme de Morin : Monsieur le Comte… songez…

Le général (à Mme de Morin, avec colère) : Je ne vous parle pas… (A Amédée) : Oui… d’un infâme !… Comment vous êtes-vous présenté dans cette maison ? Avez-vous dit à ces bonnes gens : « Je suis un homme à la mode, l`héritier d’une grande famille… perdant mon temps dans l’oisiveté ou pis que cela… parce que mon père a eu l’avantage de se faire cribler de blessures pour me laisser un nom, un rang, une fortune ? On vous eût fermé la porte… mais non… mais non… vous avez eu recours au mensonge… vous vous êtes donné pour artiste… pauvre comme elle… vous avez promis d’épouser…

Amédée : Oh ! grâce, mon père !…

Le Général : Pour l’abandonner un jour…

Mme de Morin : Parce qu’il a caché son nom !…

Le Général : Oui, son nom… son rang… et jusqu’à ce ruban que vous avez obtenu pour lui… ; pour le mettre à la mode… on vous l’a donné à cause de moi… pour me flatter… me cajoler peut-être… (À Amédée) : Et vous, vos titres ? rien, comme tant d’autres… (Mouvement d’Amédée).

Ce beau discours culmine (car le vaudeville ne perd jamais ses droits) avec une chansonnette, sur l’air de J’aime Agnès, que fredonne le général, et qui s’achève par ces vers, se rapportant à cette croix d’honneur qu’Amédée faisait prestement disparaître chaque fois qu’il entrait chez Elisa :

Le cœur sur lequel on l’attache

A des devoirs qu’il lui faut respecter,

Monsieur ! et celui qui la cache

N’est pas digne de la porter.

Après cette envolée, qui n’est pas sans rappeler la mercuriale de D. Louis à D. Juan, « il lui arrache le ruban noué à sa boutonnière ».

Par cet extrait, on jugera de la valeur psychologique de l’ensemble. Peut-être en effet, sur quelques points précis et bien restreints, la pièce constitue-t-elle, selon les termes de Jules Janin, un joli tableau de mœurs populaires : Henry Monnier déjà, et Victor Hugo un quart de siècle plus tard, ont fait accéder le Gamin de Paris à l’état civil littéraire. Mais comment être ému par le prêche

moralisateur du grognard pair de France ? À la vérité, l’idée ne l’effleure pas plus que sa belle-sœur qu’Amédée ne saurait réparer qu’en épousant. Amédée… ou comment s’en débarrasser ? Voilà qui résumerait à merveille la position de tous deux. Car, pour compliquer les choses, la tante, non désapprouvée par le Général, a fait des ouvertures dans le noble faubourg pour assurer à son cher neveu une prestigieuse alliance. Voilà pourquoi la solution apparaît sans issue aux auteurs eux-mêmes, peu soucieux de heurter par une union morganatique un public bourrelé de préjugés. C’est, je crois, la révélation du passé glorieux du père des jeunes gens (en 1836, les chansons de Béranger ranimaient chez ce même public la fibre bonapartiste), qui décide le général et la tante elle-même. C’est aussi la réapparition d’un Amédée qui vient de trouver son chemin de Damas et qui, tel la Pauline de Polyeucte, vient de s’écrier (ou peu s’en faut) :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé

et proclamer son ralliement à la seule solution compatible avec l’honneur. Tel est l’heureux dénouement suggéré par Binet (ou Flaubert) : Élisa épousera Amédée, Joseph viendra habiter avec le général. « Je voudrais vous embrasser ! » dit Joseph, tout rougissant de ce vœu. Le général ouvre aussitôt les bras. Joseph s’y précipite, tandis que le rideau tombe.

Le parti pris de dérision est si évident dans le passage de Madame Bovary, le personnage de Binet lui-même est si constamment traité de façon caricaturale qu’il pourrait sembler vain de s’interroger si Flaubert a, comme Jules Janin, succombé au charme discret de ce vaudeville, qui ne s’écarte du mélodrame que parce qu’il finit bien. Pourtant, rien n’est jamais dit avec ce diable d’homme : enfant, Gustave Flaubert affichait une sensibilité débridée, et je crois qu’en dépit de ses sarcasmes et de ses dénégations, il ne s’en est jamais complètement départi. Je me demande même si, du seul fait qu’il fait figurer le Gamin de Paris dans ce que j’appellerai « l’appareil littéraire » de  Madame Bovary , il n’a pas exploité dans son roman des situations trouvées dans le vaudeville, et transposé dans son style, en les altérant à peine, des observations qui viennent elles aussi de là. À la scène 6 de l’Acte I, Joseph fait part à sa sœur de son étonnement à avoir rencontré M. Amédée en brillant équipage :

« Je manque d’être écrasé par un cheval superbe. Oh ! eh ! je recule et qu’est-ce que je vois dans un beau tilbury ? M. Amédée qui menait, et qui me détache un coup de fouet sans me reconnaître… « Monsieur Amédée ! » que je lui crie Ah ! bien oui… il part comme l’éclair, sans seulement me regarder C’est un faquin, vois-tu ? ».

Or ce récit évoque par plus d’un détail l’une des scènes les plus fameuses du roman de Flaubert, lorsque Emma, errant désemparée dans Rouen croit apercevoir le Vicomte ; son danseur de la Vaubyessard, dans un tilbury qui l’évite de justesse :

« Gare ! cria une voix sortant d’une porte cochère qui s’ouvrait. Elle s’arrêta pour laisser passer un cheval noir piaffant dans les brancards d’un tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline. Qui était-ce donc ? Elle le connaissait… La voiture s’élança et disparut ».

À la scène 16 du même acte, Joseph définit ainsi l’identité d’Amédée : « …fils d’un vieux général, ou amiral… criblé de décorations et de blessures, avec beaucoup de gloire et un grand nombre de rhumatismes… ». Or, on retrouve cette alliance assez inattendue des décorations et des rhumatismes dans une réflexion d’Emma, songeant à la médiocrité de Charles : « Que n’avait-elle au moins pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres et portent enfin à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, une brochette de croix sur leur habit noir, mal fait ! ».

Toujours dans la même scène, Joseph, dépeignant la vie dissipée de M. Amédée, s’écrie : « Il donne dans les plaisirs jusqu’au cou… les parties…, les dîners… Farceur fini, quoi ! ». Ne serait-ce pas du souvenir de cette phrase que serait née la réflexion d’Homais sur Léon parti étudier le droit à Paris ? « Allons donc, dit le pharmacien en claquant de la langue, les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués ! le Champagne ! tout cela va rouler, je vous assure ». Et c’est une non moins joyeuse assemblée qu’évoque pour Emma le vieux batelier, qui a dernièrement promené Rodolphe et ses compagnons de bamboche : « Ah ! c’est peut-être à une compagnie que j’ai promenée l’autre jour. Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gâteaux, du Champagne, des cornets à piston, tout le tremblement ! ».

À qui m’objecterait le caractère fragmentaire de ces rapprochements, je pourrais répondre qu’une œuvre aussi mince ne méritait pas de laisser plus de traces. D’autre part, une étude, qui verra peut-être bientôt le jour, pourrait tendre à montrer que Flaubert n’oublie jamais ce qu’il a lu et que tout ce qui lui est tombé sous le regard, ou est passé dans son gueuloir, lui sert d’une manière ou de l’autre à décorer ses créations les plus originales.

Je choisirai pour finir, toujours pris dans Madame Bovary, deux exemples de ce parti pris de reproduction. Dans la première partie du roman, évoquant la lecture au couvent, le dimanche, par récréation, de pages du Génie du Christianisme, le romancier évoque cet ouvrage dans une phrase qui pourrait être elle-même signée Chateaubriand : « Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l’éternité ! ». Des phrases pareillement rythmées, avec une chute identique, et recourant au même verbe somptueux, se découvriraient par exemple dans l’épisode final d‘Atala. Et, lorsque, dans la deuxième partie du roman, Emma écoute le grand duo de Lucie et d’Edgar, Flaubert note : « …Les amoureux parlaient des fleurs de leurs tombes, de serments, d’exil, de fatalité, d’espérances… », condensant dans une énumération presque caricaturale (mais cela est-il certain ?) le dramatique adieu d’Edgar à Lucie dans le libretto de l’opéra de Donizetti :

Vers toi toujours s’envolera

Mon rêve d’espérance ;

Le bruit des flots pour toi sera

L’écho de ma souffrance.

Si mon pauvre cœur désolé

À sa douleur succombe,

Donne une fleur à l’exilé,

Une fleur pour ma tombe.

Citations facétieuses ou allusives, discrète sollicitation du lecteur, n’est-ce pas aussi dans cette connivence que réside la mystérieuse alchimie de la création romanesque ?

Roger BISMUT

(Paris, 18 août 1978)

(1) Cf. dans Les Amis de Flaubert (n° 42, mai 1973), mon article Sur une chronologie de « Madame Bovary ».

(2) Je me trompais. André Dubuc, dont les dons de sourcier ne sont plus à démontrer, me communique, dans une lettre qu’il m’adresse, les résultats de ses recherches. S’aidant du Colibri, journal théâtral bi-hebdomadaire, qui parut à Rouen pendant plusieurs années à partir de 1836, il a découvert que Le Gamin de Paris fut joué à Rouen, au Théâtre des Arts, les 7 et 10 juillet 1836, avec Bouffé, et le 25 décembre 1836 ; le Théâtre français de Rouen le mit également à l’affiche : la pièce y fut jouée le 8 décembre 1836, les 12 et 25 janvier, et le 30 avril 1837. À tous ces renseignements, A. Dubuc joint la photocopie du numéro 21 du Colibri, daté dimanche 10 juillet 1836, où l’on peut lire (p. 4, col. 2) :

« J’ai souvent entendu répéter que Bouffé était un comédien profond qui, surtout, devait à l’étude, à la méditation, à l’observation, ses plus beaux effets scéniques ; on peut être de cet avis quand on l’a vu, dans la même soirée, dans les rôles si opposés du père Grandet et du Gamin de Paris… quelle que soit l’habileté de Bouffé dans la peinture du gamin, il ne peut faire que sa voix soit celle d’un enfant de seize ans, que sa figure soit celle d’un enfant ; en l’écoutant, en le voyant, on s’étonne qu’il ait pu pousser l’imitation si loin ; on rit de ses saillies, on s’attendrit avec lui, mais l’illusion n’est point complète, et l’on ne peut oublier l’acteur pour ne voir que le personnage ».

Je fais donc amende honorable : cette critique, au demeurant plus subtile et plus nuancée que celle de Jules Janin, révèle que la pièce fut jouée à Rouen, où Binet put la voir représenter sept ou huit ans avant la conversation des bords de la Rieule, « autrefois » par conséquent. C’est d’ailleurs à cette hypothèse que je m’étais rallié, comme on pourra le constater en lisant la suite de mon article, écrit alors que j’ignorais toutes les précisions dont je suis redevable à l’obligeance d’André Dubuc. (Note du 9 septembre 1978).

(3) On est notamment stupéfait de découvrir dans le feuilleton qui suit immédiatement celui qui contient le compte rendu du Gamin de Paris l’attribution à Racine d’un versicule de… Lamartine, tiré du Lac : « Hâtons-nous, jouissons ! » Janin travaillait très vite. Mais quoi ! tant de désinvolture ! tant de mépris envers le premier de nos romantiques !

(4) Voilà bien, cette fois, un véridique hémistiche de Racine (Phèdre, 11, 2) : Depuis plus de six mois, honteux, désespéré

(5) Curieusement, au second acte, Mme Meunier, qui, dans la liste des personnages est qualifiée de grand’mère, est tenue par le général et sa belle-sœur pour la mère de Joseph et Elisa.