L’Éducation sentimentale, de l’écriture à l’image

Les Amis de Flaubert – Année 1978 – Bulletin n° 53 – Page 27

L’Éducation sentimentale, de l’écriture à l’image

 

L’écriture et l’image constituent chez Flaubert les subtiles modulations d’un texte. Ce sont, du moins chez cet auteur, deux manifestations d’une même conception, deux modes de retransmission de la réalité qui, séparément, ne peuvent se concevoir. L’on comprend que la critique nous ait accoutumés à l’analyse de ses romans par les moyens empruntés à la cinématographie puisque celle-ci fournit une terminologie toute faite et appropriée à la définition de l’image. Sur un plan plus abstrait et moins proche des techniques modernes, je dirais que I’esthétique flaubertienne renvoie plutôt à la notion de théâtre qui, après tout, relève autant d’une représentation d’ordre visuel. Dès les premiers récits, l’optique théâtrale est déjà présente, explicite même, je pense à Smarh, aux Mémoires d’un fou, à Novembre, et à bien d’autres pages composées alors que le jeune Gustave — on peut le dire — se faisait la main, et où abondaient les termes propres à la scène. Par la suite, ayant atteint une certaine maturité et perfection, l’œuvre de Flaubert devient plus subtile et les données fournies ne sont plus qu’implicites. L’Éducationsentimentale de 1869 atteint ce point culminant et, malgré les nombreuses exégèses, les pages préservent encore bien des domaines non expliqués ; en fait, rien n’est évident dans ce très grand roman.

Le but de cet article sera d’élucider un aspect de cette œuvre, ou du moins d’en cerner le sens, par des remarques portant sur l’optique théâtrale qui régit en grande partie ses épisodes. Jean Hytier affirmait dans son étude sur les Arts de littérature : « Il n’y a pas de roman qui touche moins au théâtre par son intrigue que L’Éducation sentimentale » (2). Certes, il avait raison : quel spectateur pourrait saisir le réseau complexe et surchargé de cette intrigue ? Par contre, Madame Bovary se prête mieux aux adaptations théâtrales et cinématographiques, mais particulièrement à celles de la télévision, en France comme à l’étranger d’ailleurs. Il n’en est point ainsi de L’Éducation sentimentale et les films qui en ont été tirés ne conservent que bien peu d’éléments du texte même, et pour cause. Néanmoins, toute l’œuvre flaubertienne contient l’empreinte distincte d’un spectacle, au point où il suffirait de suivre attentivement les diverses descriptions pour y déceler, à peu de choses près, les directives détaillées d’un metteur en scène. Hélas, L’Éducation sentimentale, comme si elle était damnée, et contrairement à Madame Bovary, demeure une grande œuvre injouable.

Nous percevons cette optique théâtrale, entre autres, dans le montage du décor. Envisageons tout d’abord les scènes d’intérieurs puis les scènes d’extérieurs, et sur ces dernières nous nous étendrons plus longuement. La description des intérieurs se fait, comme celles des personnages, par fragments d’une certaine durée, durée définie en fonction de la présence de Frédéric Moreau sur les lieux décrits. Ainsi dans le troisième chapitre, Flaubert nous présente pour la première fois l’établissement de l‘Art industriel. Auparavant, il avait déjà formulé la nature de ce lieu, mais les remarques n’étaient basées alors que sur le souvenir qu’en avait Frédéric. Nous n’apprenions alors que quelques détails à peine, c’était « un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux » (p. 3) (3). L’endroit même n’apparaîtra dans le roman que lorsque Frédéric Moreau, personnage-témoin, sera en mesure de le voir personnellement, et c’est à cet instant même que se construit minutieusement le décor.

L’emplacement du personnage, c’est-à-dire ce qui constitue l’angle de vision, est défini dès le début : « …il n’entra pas, …il attendit qu’elle parût » (p. 21). Lentement son regard absorbe cet immeuble où il croit, bien à tort, que demeure Mme Arnoux. Le regard et ce qu’il trahit d’émotion pénètre ensuite par « les hautes glaces transparentes » et scrute l’intérieur de l’immeuble. La direction du regard ainsi précisée, l’auteur prétend nous montrer de la façon la plus détachée et la plus neutre ce qui s’offre à la vue. L’usage de la particule  « on » contribue à faire croire à une soi-disante indifférence de sa part, mais c’est dans l’accumulation de certains détails soigneusement sélectionnés que se reflète le subjectivisme de Frédéric devant la boutique. En effet, l’endroit où devait habiter Mme Arnoux se présente comme contenant une variété d’objets innombrables : ce sont

« …des statuettes, des dessins, des gravures, des catalogues, des numéros de l’Art industriel ; et les prix de l’abonnement étaient répétés sur la porte que décoraient à son milieu les initiales de l’éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts chargés de porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes. » (p. 21).

Ensuite « un petit escalier » sépare ces objets, « fermé dans le haut par une portière de moquette ». L’intérieur est éclairé uniquement par un faisceau lumineux détachant certains éléments du décor, c’est ainsi que la portière assume une grande importance puisque nous ne savons guère ce qu’elle cache. L’étage dont Frédéric regardait souvent, de l’extérieur, les fenêtres éclairées deviendra littéralement le point de mire. Ce qu’il voyait, c’était des ombres, « une surtout ; c’était la sienne (c’est-à-dire celle de Mme Arnoux) et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre » (p. 23). La fonction de la description se dévoile de plus en plus car Frédéric, cherchant à apercevoir cette femme perçoit dans cet endroit l’apparence d’un salon bien plus que d’une boutique. Lorsque Frédéric pénètre enfin dans l’établissement même, le rideau semble se lever et la description de l’étage est modulée de façon à accentuer l’attente du jeune homme. Malgré les cinq ou six personnes qui emplissent l’appartement, le regard s’arrête, ici et là, sur un objet rendu prometteur dans l’état d’esprit de Frédéric :

« …un canapé en damas de laine brune occupait au fond l’intérieur d’une alcôve, entre deux portières d’étoffe semblable. Sur la cheminée couverte de paperasses, il avait une Vénus en bronze, deux candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. » (p. 34).

Même la conversation donne une direction au regard du jeune homme car lorsqu’il est fait mention la première fois de Mme Arnoux, sa pensée est renvoyée au décor : « Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l’ouvrir ; Frédéric avait aperçu dans le fond un lavabo » (p. 35). Le parcours visuel, même s’il est retenu par un objet grotesque après avoir perçu un « divan », ne se poursuivra guère puisqu’il aura été interrompu par un « grommellement » venant de Regimbard. L’effet caustique sera de nature identique lorsque Frédéric, rentré chez lui, entendra le ronflement de Deslauriers. Divan…, lavabo…, grommellement…, ronflement, curieux aspects du décor et du bruitage.

Faisons allusion aussi à la description du boudoir de Mme Dambreuse, la femme du banquier. Bien qu’il trouve les habitués de la maison médiocres, le jeune homme « était fier de les connaître, et intérieurement souhaitait la considération bourgeoise » (p. 364). La conquête de cette société présume, bien entendu, celle de l’hôtesse. C’est à cette époque que nous est présenté — et pour cause — le boudoir en question « discret comme un tombeau, tiède comme une alcôve » (p. 365). Le choix des termes ne laisse pas d’étonner et le présage est trop visible. Bien sûr, il deviendra son amant, Mais cette maîtresse contribuera aussi à la dissolution de ses rêves. Le regard de Frédéric se posera ensuite sur ce qui apparaît comme une multitude d’objets rares où se reflète la noblesse du milieu. Voilà ainsi dévoilée cette scène où l’éclairage particulier met en valeur la noblesse que n’offrait ni l’appartement de Mme Arnoux, ni celui de Rosanette. L’éclairage créateur de symboles, remplit toujours chez Flaubert une fonction d’ordre affectif, mais en même temps il permet de mettre en valeur la réalité sociale de l’endroit, et nulle part ailleurs en a-t-on plus conscience que lors des réceptions à l’hôtel Dambreuse. La perspective scénique y est obtenue par l’arrangement symétrique des éléments de la description :

« Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière, dont les fleurs s’inclinant comme des panaches, surplombaient la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d’autres occupaient des bergères formant deux lignes droites interrompues symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes à linteau doré » (p. 157).

L’apparente solidité du monde bourgeois est renforcée de plus par l’équilibre, quelques pages plus loin, dans le placement des groupes de personnages : d’un côté la foule des hommes qui « faisaient de loin une seule masse noire », de l’autre par les femmes qui remplissaient le boudoir — comme on s’y attendait (p. 160). Le climat royaliste est en quelque sorte contrecarré par l’atmosphère sensuelle qui règne chez les femmes. Toutes les scènes de réception à l’hôtel Dambreuse offrent cet aspect figé que confère l’équilibre flagrant et peut-être naïf sur le plan scénologique. Mais cette séparation suggère aussi un sens plus révélateur, c’est-à-dire une fissure sur le plan affectif, car la rencontre harmonieuse des êtres est vouée à l’échec, en fait ce serait un sujet d’étude bien trop vaste pour être traité dans ces pages.

La description des extérieurs révèle également le point de vue caractéristique qui est celui de l’optique théâtrale. Dès la première page, la scène du voyage en bateau est représentée dans un véritable décor de scène qui, bien avant la lettre, fait penser à certains spectacles où le paysage était fait d’une toile se déroulant devant le public.

L’effet obtenu ici est identique : « …les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule. » (p. 1). Le procédé crée une atmosphère artificielle qui tend surtout à rendre bien plus fragile encore les rêves des passagers. Et comme l’avait très bien vu Albert Thibaudet, l’arrière-plan ne fait ainsi que représenter « les mêmes spectacles », les mêmes images : « À chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles ». (4). La construction du décor tend aussi à limiter la perspective et ainsi reflète des notions d’exiguïté, d’ennui, de monotonie. De plus, un tracé géométrique fixe l’emplacement du bateau car l’eau « se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu’au bord des prairies » (p. 4). Si nous ajoutons à la monotonie du paysage, l’insignifiance des voyageurs, le roman à ce point réclame sa raison d’être qui sera fournie par une scène particulièrement frappante, celle de l’apparition de Mme Arnoux.

À sa descente de bateau, le trajet parcouru par Frédéric vers Nogent s’effectuera à l’intérieur d’un décor représentant un paysage toujours identique : « Des champs moissonnés se prolongeaient à n’en plus finir. Deux lignes, d’arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient » (p. 9). On dira que tel est bien le paysage de la région, néanmoins c’est l’aspect choisi par l’auteur et adapté à une exigence d’ordre romanesque. Dans d’autres passages du roman, les extérieurs sont très souvent conçus pour susciter le même effet, c’est à-dire l’effet monotone produit par des rangées d’objets parallèles. Ce sont des « réverbères qui brillaient en deux lignes droites, indéfiniment » (p. 50), ou encore une « double ligne de maisons [qui] ne discontinua plus » (p. 102). On lira même que « les maisonnettes des stations glissaient comme les décors » (p. 191). On ne peut être plus révélateur. Lorsque la berline ramène Frédéric et Rosanette de l’hippodrome, la pensée du jeune homme nous est dévoilée :

« …et sur les deux côtés de la grande avenue — pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines — les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin. Alors Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n’en était pas plus joyeux. » (p. 209).

Le décor ainsi visiblement fabriqué sert à rappeler aux personnages qu’en vérité ils jouent un rôle auquel ils sont liés en tant qu’acteurs et que seule la rêverie leur offre l’illusion de sa liberté. Ce passage établit un contraste révélateur avec le début de l’épisode où l’hippodrome était représenté par une grande vue panoramique (p. 203-205), mais alors, le moment de la description correspondait au bonheur de Frédéric accompagné d’une jolie femme. À présent, la déception se reflète dans l’image de fermeture, d’emprisonnement que représentent les deux murailles et ce « bleu du ciel » quelque peu verlainien.

Je tiens enfin à démontrer le rôle dynamique que peut jouer un paysage, et le sens profond qu’il recèle. Le passage le plus remarquable est celui où Frédéric est en compagnie de Louise dans le jardin appartenant à Roque. Retraçons très brièvement quelques-uns des événements qui ont précédé, et qui expliquent l’état d’esprit du jeune homme à Nogent. Celui-ci est alors dans un état d’exaspération. Chez Dambreuse, il avait cru entendre des insinuations faites par Mme Dambreuse à l’adresse de Rosanette et de Mme Amoux. Sur le plan politique, il s’est trouvé malencontreusement à défendre Sénécal accusé d’avoir comploté contre le gouvernement. Il a, par ses idées politiques, scandalisé les femmes. Bref, l’énervement de Frédéric est à son comble, et par surcroît de malheur, il apprendra que l’on pourrait faire des poursuites contre Mme Arnoux. La même semaine, il reçoit une lettre de sa mère où il est question d’un mariage avec Louise, et comme le sort voulait qu’il perde soixante mille francs dans les actions du Nord, il ne lui reste donc plus qu’à quitter Paris et rentrer à Nogent. Notre pauvre héros se trouve donc pris dans un réseau formé par une série d’incidents désagréables auxquels viennent s’ajouter les plans de mariage. L’épisode dont il sera question fait directement suite au passage où Mme Arnoux apprend de Deslauriers le prochain mariage de Frédéric et de la jeune paysanne (p. 248-249). Tous les événements contribuent ainsi à faire de ce voyage la solution nécessaire et inévitable aux nombreux problèmes de Frédéric. Dans un chapitre précédent, Frédéric s’était déjà promis de se faire aimer par Louise devenue une femme, « et, prenant sa revanche des déboires qu’il avait essuyés là-bas », il était arrivé à éblouir ses compatriotes (p. 243). Mme Moreau ne manqua pas non plus de faire miroiter les richesses de Roque. De plus, celui-ci souhaitait Frédéric comme gendre car avec la protection de Dambreuse, Frédéric deviendrait comte en reprenant le titre de son aïeul et Louise deviendrait comtesse.

L’auteur place alors ses personnages, Frédéric et Louise, dans un décor où le jeu des rapports entre la nature environnante et l’état subjectif des personnages est provoqué grâce à une mise en scène des plus appropriées. Dans le jardin, la conversation des jeunes gens cesse à un moment donné :

« …il y eut un silence, ils n’entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds, avec le murmure de la chute d’eau ; car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. » (p. 250).

C’est la même utilisation du silence que celle qui accompagnait l’apparition de Mme Arnoux sur le bateau. C’est à partir de ce silence, un néant en soi, que va se former un paysage fantasmagorique dont le début s’accompagne de faibles bruits. Comme si l’esprit des personnages voulait s’échapper de ce jardin, Flaubert évoque d’abord un paysage lointain que Frédéric peut très bien ne pas voir d’où il se trouve. Les images sont formées à partir du bruit de l’eau qui parvient jusqu’aux jeunes gens. On aperçoit alors les peupliers qui s’étendent et la première image importante se présente : « …l’horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle était plate comme un miroir » (p. 250). Voilà donc un symbole de fermeture indiqué par le terme « borné », et accentué par le caractère infranchissable de l’horizon où, comme dans un décor de scène, l’eau, élément fluide, est immobilisée et transformée en matière dure, celle d’un miroir. Le même artifice sera obtenu plus loin lorsque le soleil frappe une cascade : « …les blocs verdâtres du petit mur où l’eau coulait apparaissaient comme sous une qaze d’argent se déroulant toujours » (p. 252). C’est bien sûr le décor qui se renouvelle mais l’image perçue est toujours identique ; l’illusion d’un mouvement de liberté est créée par un mouvement illusoire alors que tout semble réprimer l’élan des jeunes gens.

Enfin, la dernière image du même paragraphe n’en est pas moins évocatrice : « …et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de I’île, toute la défense du jardin » (p. 252). Ce « rang de vieux saules » qui fait penser à une muraille, ainsi que ces « pièges à loup » confèrent à l’endroit sa dimension mythique et font pressentir une atmosphère de mauvais augure. Flaubert décrit ensuite l’intérieur du jardin :

« En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperon d’ardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu’à un plant d’asperges, qui semblait un petit bois de plumes. » (p. 250).

Le paysage se resserre pour ne plus faire voir que des éléments grotesques et encercle littéralement les jeunes gens. Les quatre murs n’ont d’autres fonctions que de rapetisser, de transfigurer ce qu’ils enferment. Le texte nous permet de croire que Louise par ses plaintes, tout comme Frédéric, est la victime de ce paysage clos, elle qui par certains aspects nous fait penser à l’ennui dont souffrait Emma. Deux êtres sont ainsi emprisonnés dans ce jardin où le mouvement particulier des images fantasmagoriques et des arbres qui « avaient démesurément grandi » (p. 251) tend à renforcer le désir d’évasion, et comme si une malédiction pesait sur eux, les personnages sont alors littéralement engouffrés par ce qui pousse sous leurs yeux : « De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient ». Le caractère vétuste de l’endroit est mis en relief par « des tronçons de statue [qui] émiettaient leur plâtre sous les herbes ». Et la marche des jeunes gens est entravée par « quelques débris d’ouvrage en fil de fer ». Quant au pavillon, il est aussi délabré que le reste. Enfin, une dernière phrase de ce paragraphe rappelle littéralement le thème de l’emprisonnement : « Devant la façade s’allongeait une treille à l’italienne, où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne. ». « Treille » et « grillage » assument une signification symbolique. Lorsqu’ils « vinrent là-dessous tous les deux, ajoute Flaubert, et, comme la lune tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l’ombre des feuilles sur son visage » (p. 251). Ainsi s’élabore une scène où les personnages semblent être enfermés dans une cellule.

Dans l’œuvre de Flaubert, les paysages s’ouvrent et se referment en faisant écho aux désirs intimes des personnages. Déjà au début du roman, des images de fermeture accompagnaient l’évocation de Nogent, alors que Paris offrait une ouverture (p. 15-16). Par contre, quand Frédéric, dégoûté de Paris, se rendra à Nogent avec l’intention d’épouser Louise, le paysage se présentera sous une perspective ouverte : « Les maisons bientôt disparurent, la campagne s’élargit » (p. 417). Par surcroît d’ironie, son retour à Paris sera entravé par les barricades.

L’esthétique flaubertienne cherche moins à expliquer qu’à faire voir, et le commentaire est contenu dans le choix et la construction des images. C’est tout l’art du spectacle auquel participe le lecteur lui-même, grâce à Frédéric en tant que regard. Lors de l’insurrection de 1848, Frédéric est installé dans un endroit d’où il peut voir, tout à loisir, les événements comme s’il était dans une loge de théâtre. C’est en effet de la fenêtre de chez Rosanette qu’il passe l’après-midi à regarder le peuple dans la rue (p. 284). Précisons que lors de ces mêmes journées tumultueuses, le rendez-vous manqué avec Mme Arnoux n’avait rien provoqué de mieux chez Frédéric que de se rendre chez Rosanette — une femme pour une autre — et en la couvrant de baisers de s’écrier : « Je suis à la mode, je me réforme » (p. 284). La distanciation des amants devant les troubles politiques est du même ordre que celle du public dans une salle de spectacle. Leur rire est dû aussi à la supériorité qu’ils ont sur les acteurs en ce sens que le mot « réforme », entendu plus tard, a pour eux une résonance particulière qui les amuse et dont le sens ne provient qu’en partie des manifestants qui eux sont passés d’un ministère à un autre.

L’idée d’un spectacle revient d’ailleurs souvent dans le texte, lors des mêmes événements historiques, « rien ne fut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours » (p. 295). Le terme même apparaît à plusieurs reprises : « Le spectacle le plus fréquent était celui des députations de n’importe quoi, allant réclamer quelque chose à l’Hôtel de Ville » (p. 295). L’agitation créée par le peuple ainsi que les agents de police « était un mouvement, un spectacle des plus drôles » (p. 319).

L’optique théâtrale joue ainsi un rôle prépondérant, et Flaubert avait déjà fait remarquer que lorsque Frédéric s’imaginait une action — le coup de fusil qui aurait pu tuer Arnoux — il le faisait « comme un dramaturge qui compose » (p. 316).

Flaubert aussi est dramaturge et peut-être, par un sentiment de nostalgie profonde, avait-il voulu mettre dans son roman une forte dose d’art théâtral qu’il connaissait bien, et qui malgré tout lui avait valu des déboires à la scène.

Henri SERVIN

Tucson, Arizona (U.S.A.)

(1) L’argument de cet article a fait l’objet d’une communication lue au congrès annuel de la Rocky Mountain Modem Language Association, Santa Fe, Nouveau Mexique, U.S.A., octobre 1976.

(2) Jean Hytier, « L’Art du roman », Les Art de littérature, Alger, Edmond Charlot, 1945 p. 127.

(3) L’Éducation sentimentale, Paris, Garnier, 1961. Les références à ce roman apparaîtront entre parenthèses dans le texte même de l’article.

(4) Cité par Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, 1935, p. 152.