Gustave Flaubert et Rouen

Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 54 – Page 3

Gustave Flaubert et Rouen

Éditorial

Du premier volume de la collection du guide littéraire, annoncé ci-contre, consacré au Par les champs et par les grèves de Gustave Flaubert, nous relevons ces phrases : « Je crois que Nantes est une ville assez bête, mais j’y ai mangé tant de salicoques (crevettes, en dialecte normand) que j’en garde un doux souvenir. Ce qui prouve que Nantes ne nous a pas ennuyés, c’est que nous étions sur le point d’en partir, quand nous nous sommes dit qu’il fallait cependant la voir. Ce n’est pas la saleté sombre de Lyon, ni le mouvement du Havre ou de Marseille, ni l’alignement de Bordeaux, ville si joliment sotte qui ressemble à un bel homme bien cravaté et ça ne vaut pas Rouen qui serait beau si on ne l’embellissait pas et que j’aimerais si je n’y étais né… ». Flaubert compare des ports maritimes qu’il a visités autrefois, recevant sur leurs quais des navires ayant traversé des mers. Son voyage à pied et en diligence date de 1847, accompagné de Maxime du Camp, dont il est largement question dans ce bulletin avec l’article d’une jeune Italienne qui remet à vif leur longue amitié sur ce point, à la manière d’un procureur littéraire bien averti.

Ce qui nous intrigue, c’est : « Ça ne vaut pas Rouen qui serait si beau si on ne l’embellissait pas et que j’aimerais si je n’y étais né… ». Curieuse appréciation : on l’embellit et elle perd de son cachet artistique. Malheureusement, comme il y est né, il ne peut pas l’aimer. Admiration ancienne, mutilation présente, regret d’y avoir vu le jour et d’être obligé d’y vivre. Flaubert a alors vingt-sept ans. Il l’aimait mieux auparavant. Malgré les modifications de la ville, il semble en être encore attaché à la manière des pigeons voyageurs revenant fidèlement à leur colombier natal. Il la juge en artiste sensible à la beauté et en romantique encore fervent. Pourtant, ce « si on ne l’embellissait pas » est ironique. Il obéit à une formule normande de composition, humoristique avec un sourire sérieux, qui exprime le contraire de ce que l’on se permet d’affirmer. L’humour britannique est froid et glacé ; l’humour normand est différent, narquois, souriant, de quoi désarçonner l’auditeur et peu éloigné du « Pas si bête » du regretté Bourvil. On embellit soi-disant la ville, on lui enlève pourtant son caractère ancien et il le regrette. Qui n’a pas vécu assez longtemps à Rouen ne peut comprendre d’emblée cette forme d’ironie perfide. Flaubert est né sous la Restauration. La ville n’a guère changé dans son ossature architecturale depuis Louis XVI. La Révolution et l’Empire ont passé : on n’a guère construit depuis. Les maçons venaient en grand nombre à la belle saison de la plaine de Caen. Leurs ancêtres avaient construit les palais de Versailles et de Fontainebleau et ils étaient encore recherchés. L’un d’eux a écrit : « En 1812, il a fallu revenir n’ayant pas trouvé d’embauche ; on n’a pas bâti cette année-là ». La ville était seulement de pierre pour les églises, les bâtiments monastiques maintenant revendus, les hôtels nobiliaires des conseillers du roi dans les cours souveraines et du bailliage, tout le reste, en colombage de bois à un ou deux étages avec l’habituel et chaud torchis d’argile et la couverture de pavés ocres. Il s’est trouvé qu’en 1819, le maire de Rouen a cru faire œuvre de modernisme et de rajeunissement, de ravalement, en obligeant à l’avenir un galandage de plâtre et de chaux, seulement sur la façade de la rue, celle opposée invisible aux yeux, jugée inutile d’être appréciée. On a toujours le sens de l’économie à Rouen ! Ce maire souhaitait une ville qui eût la ressemblance des nobles quartiers de la capitale : elle était siège de préfecture, de corps d’armée, de cour d’appel. Il fallait de la distinction, un air de richesse acquise et quelle n’ait plus ce caractère vieillot et délabré du XVIIIe siècle, maintenant que la bourgeoisie de statut était devenue souveraine. Il ne pouvait exiger la reconstruction en pierre, rare et fort chère. Un bon galandage, blanc comme elle donnerait l’apparence moderne d’une ville qui commençait à construire aux frais des riverains les trottoirs qui manquaient partout, à paver les rues : plus de poussière en été, plus de flaques d’eau aux autres saisons. Ce fut cela l’embellissement orgueilleux et bourgeois de la ville qu’ironise Flaubert avec un sérieux de circonstance. Maintenant, par souci de publicité touristique, on enlève ce galandage protecteur qui a souvent endommagé les assemblages de bois, susceptibles à l air de demeurer intacts de nombreux siècles et qui, cachés ou réapparus, se comptent par centaines. Flaubert maudissait cette modernisation. Aujourd’hui, surtout depuis 1944, par opposition à la construction en ciment armé dans les quartiers écrasés sous les bombardements, on fait réapparaître ces vieilles façades de bois avec l’encouragement de la ville et l’on se montre fier d’y attirer les touristes. Autre siècle, autre sentiment du beau et du régional.

Quelle admirable chute de phrase que ce « que j’aimerais si je n’y étais pas né… » ! Il y a vécu les neuf dixièmes de son existence, de sa naissance à sa mort. Il est enterré dans le grand cimetière bourgeois du Cimetière Monumental, analogue au Père Lachaise de Paris et où les anciennes vanités rouennaises ont disparu sous le poids de grandioses monuments, négligés par leurs descendants qui ont multiplié ou dissipé leurs richesses lentement et prudemment accumulées. La tombe de Flaubert et de sa famille tranche sur cet ensemble de défi orgueilleux et pourtant lui seul rayonne parmi ces fausses grandeurs humaines.

Dérision encore que ce bout de phrase ! Que reprochait-il à sa ville natale, où les Flaubert ont tenu modestement le haut du pavé médical ? Il s’agit d’un drame discret de la ville, d’une évolution interne au cours du XIXe siècle qui a pesé sur son esprit… Sans aucun doute, Flaubert aimait cette ville, cadre de sa jeunesse chahuteuse ; il avait une aversion marquée pour le gros de sa population. Il lui reprochait d’avoir changé d’opinion, de ne plus être en 1847 ce qu’elle avait été auparavant et ce changement mental l’irritait. Flaubert n’était pas un aristocrate regrettant le temps passé, ni l’un de ces prolétaires du textile, groupés avec leurs misères dans les quartiers pauvres de l’est de la ville qui, l’année suivante, après l’enthousiasme des premiers jours de février, allaient connaître la déception des élections d’avril, se rebeller avec des barricades et être écrasés sous les obus du général de Castellane. Il était né bourgeois, le demeurait, vivant bourgeoisement, s’il devait mourir appauvri, harcelé par une nièce hautement bourgeoise et malheureusement tendrement aimée. La grandeur muette de Flaubert, c’est d’avoir compromis le patrimoine foncier qui lui revenait de sa mère pour l’honneur de son rang bourgeois et de celui de son neveu et de sa nièce, qui surent après lui vivre des « royalties » de son œuvre. Sacrifice à la manière du pélican d’Alfred de Musset, il se dépouilla, fidèle à l’esprit de sa classe originelle qui s’écarte avec morgue de ceux qui chutent sous les coups du sort. Les faillis des négoces et des usines se brûlaient la cervelle pour laver leur honneur, sorte de hara-kiri à l’occidentale. Lui s’appauvrit dangereusement, ne témoigna qu’à quelques intimes son chagrin et son désarroi, ce qui avança l’heure de sa mort à cinquante-huit ans. Les familles bourgeoises de la ville, même dans la grande mutation sociale actuelle, devraient se redresser devant un tel exemple. Hélas !

Il semble, sur les champs et les grèves bretonnes, avoir eu ce cri de l’esprit et ce soupir de peine : « Si je n’y étais pas né ». Rouen n’est plus dans Rouen. Il regrette cette ville port, cette ville usine, cette ville administrative, à laquelle il ne tient pas à ressembler et dont il est pourtant fortement imprégné. On n’emporte pas sa patrie, au sens lamartinien, à la semelle de ses souliers, lorsqu’on parcourt les provinces voisines, mais elle demeure une veilleuse vigilante et on les compare par rapport à elle. Si l’enfant est bien le père de l’homme, si nous réagissons toute notre vie en fonction de notre jeunesse, Flaubert est bien Rouennais et Normand par surcroît. Il l’est dans Madame Bovary, que les bourgeois enrichis ont mal compris lors de son apparition, eux, les fils des tisserands à domicile. Deux volets : Tostes, cauchois, et Yonville, nullement brayon, plutôt vexinois et à l’extrême limite de l’orbite rouennais.

Après 1830, l’aristocratie rouennaise des anciennes cours souveraines abandonne la ville sous le règne de l’« intrus », comme on disait alors avec morgue, pour ses domaines patrimoniaux de la campagne, quelquefois pour tenter l’aventure parisienne ou pour Le Havre, à cause de l’ensablement du fleuve, rendant la navigation aléatoire pour des bateaux à plus fort tonnage. La bourgeoisie, issue ou accrue de l’agiotage de la Révolution et de l’Empire, consolidée par le négoce du textile et des usines chimiques de la rive gauche, est maîtresse financière et politique de la ville. 1830 est la grande période de la ville, après, elle décline. Par osmose, il se produit un autre phénomène. La première machine à vapeur s’installe dans une usine en 1817. On en comptera quarante-trois en 1849, presque toutes dans la région rouennaise. Alors, lentement, se produit ce qu’un journaliste rouennais, Aillaud, appelle « l’invasion cauchoise », un mot courant dans l’opinion du temps. La filature du coton à domicile disparaît, le maître tisserand dans sa masure est fortement concurrencé par les prix de revient. Les commandes pour la fabrique de Rouen, celle qui envoie et celle qui rachète, deviennent plus rares. Les plus vieux s’accrochent à leurs villages, les jeunes, sans espoir pour assurer leur avenir, s’en vont vers les vallées, pour les usines à double énergie : courant des rivières et pompes à feu. Elles vont pulluler sur les petites rivières à courant vif : Cailly, Austreberthe, Robec, Aubette et à Saint-Sever, sur la rive gauche, où les machines à vapeur sont uniquement employées. Les Cauchois aisés, mi-cultivateurs mi-fabricants, ceux qui ramassaient aussi dans les villages les pièces de rouenneries et rapportaient les chaînes en vue du grand marché rouennais du vendredi à la Halle aux Toiles, suivent le courant : le plus bel exemple nous est donné par les Pouyer-Quartier, père et fils. Afflux considérable qui va lourdement peser sur l’esprit libéral de la ville. Car le pays de Caux, à forte démographie, est une entité longtemps fermée. Le Bourguignon Milran, dans ses Voyages en France, ouvrage méconnu, admire ce pays de cocagne de l’agriculture ; il n’en demeure pas moins surpris de sa population, à forte densité d’origine Scandinave, cheveux blonds, yeux bleus, forte ossature, dont l’esprit religieux et le comportement individualiste sont très différents de ceux du pays de Bray, du Roumois proche du pays d’Auge, et du Vexin de Normandie s’étalant jusqu’à l’Île-de-France. Il en est encore demeuré quelques survivances. La plus notable, celle qui a longtemps persisté et qui le demeure quelque peu : les Cauchois employaient la troisième personne pour s’approcher de leur châtelain et de leur curé, soumission respectueuse à l’esprit de l’Ancien Régime. Ce mélange et cette venue à Rouen et dans la région ont constitué cette invasion rouennaise que Flaubert a commencé de percevoir dans sa jeunesse. Le voltairianisme a reculé, la bourgeoisie pratiquante s’est accrue, Flaubert l’a regretté. Le coton fut la grande aventure rouennaise du XIXe siècle et pour quelques-uns la grande richesse, la sombre détresse prolétarienne pour beaucoup d’autres et le « si je n’y étais né » prend tout son sens dans cette considération. On comprend alors que ce bohème à l’esprit généreux se trouvait plus à l’aise auprès du pianiste Orlowsky, dont Philippe Goubault reprend la curieuse histoire dans ce bulletin.

Nous en saurons plus encore bientôt quand sera publiée l’importante thèse qu’un jeune professeur de l’Université, Jean-Pierre Chaline, a soutenue en Sorbonne, en mars dernier, sur « La bourgeoisie rouennaise du XIXe siècle (1820-1914) ». Cet Orléanais d’origine, qui a collaboré à notre revue, a travaillé une douzaine d’années sur cette question. Il en est résulté un ouvrage de 1.500 pages en trois tomes, de texte, de tableaux, de graphiques, de gravures. Il a traité ce sujet épineux comme un cactus en impartial juge d’instruction, utilisant un style clair, précis, sans aucun jargon pseudo-scientifique, ce dont le jury l’a félicité, dans la mouvance de Flaubert. C’est le décor naturel dans lequel notre célèbre Rouennais a vécu, agi et maugréé. Il n’y a pas de plus belle préface, pour les manifestations qui seront organisées l’an prochain, pour le passage du centenaire de sa mort.

André DUBUC