Une lettre inédite de Panagiotis Matarangas

Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 54 – Page 41

 

Une lettre inédite de Panagiotis Matarangas

adressée à Louise Colet

 

Panagiotis Matarangas était un fervent patriote qui souffrait des calamités infligées à la Grèce par les Turcs, lesquels, participant au Congrès de Paris en 1856 après la guerre de Crimée, se placèrent sous la garantie des grandes puissances et obtinrent l’intégrité de l’Empire Ottoman (1). Or, Panagiotis Matarangas et les Grecs de Constantinople avaient des raisons de se plaindre du comportement des puissances à leur encontre. Car l’Europe les avait abandonnés aux mains des Turcs.

Matarangas est un exemple de Grec qui se plaint de l’indifférence de l’Europe ; préfet et ensuite membre du corps consulaire, il effectua en outre des études en droit et composa un livre intitulé : Collection poétique à l’usage des enfants (éditée à Athènes en 1880) et un Poème écrit à la mémoire de Calderón (Athènes, 1881) (2).

Dans son sonnet inédit du 2-14 juillet 1870, adressé à Louise Colet, sa plainte contre les grandes puissances est apparente (3). Ce sonnet, écrit d’abord en grec, met l’accent sur la beauté de la région de Constantinople qui ressemble à un paradis terrestre ; l’air qu’on y respire, y lit-on, procure un bien-être divin semblable à celui que donne l’ambroisie olympienne. C’est là, à Constantinople, que le charme d’une nature inégalée en beauté fournit à l’imagination la possibilité d’accéder à un autre univers invisible et parfait. Et ce sont ces mêmes lieux qui personnifient les forces naturelles, puisque la fille du Ciel, Cybèle, semble y avoir installé sa demeure ! Car ces paysages peuvent offrir la tranquillité aussi bien à l’âme qu’au corps.

Pourtant, toute cette beauté de la nature ne sera bientôt plus profitable aux Grecs habitant ces lieux pour la simple raison que les Turcs détruisent chaque jour davantage tout ce qui en constitue l’attrait ; trop ignorants et brutaux pour soupçonner la force de l’art et la grandeur de la beauté, les Turcs détruisent toutes les œuvres artistiques susceptibles d’élever l’âme et de l’introduire dans la sphère des hautes émotions. Et la Turquie est l’État qui emprisonne ceux qui ont su adapter à la beauté naturelle leur goût délicat, les Grecs, qui, par leur travail, construisent la richesse matérielle et intellectuelle de Constantinople.

Ce sonnet plaintif que Matarangas adressa à Louise Colet, il est certain que celle-ci le reçut et qu’elle le lut : nous l’avons retrouvé dans sa Correspondance.

En 1870, Louise Colet effectua une visite au Moyen-Orient et, entre autres villes, elle séjourna à Constantinople et dans ses environs, à Bebec en particulier, où Panagiotis Matarangas lui adressa la lettre citée. Mais cette lettre, il avait fallu que quelqu’un la traduisît en français, puisque Louise Colet était Française et que, selon nos renseignements, elle ne comprenait pas le grec. C’est à ce moment que Rangabé intervient et traduit en français le sonnet de Matarangas. Lui-même note qu’il doit la traduction de son sonnet à la bonté de M. A. Rangabé, ambassadeur de S.M. le Roi de Grèce à Constantinople (4).

Icannis A. Skourtis

Université de Thessalonique (Grèce)

(1) P. KAROLIDOU : Istoria tis Ellados, Athènes, Elefteroudakis, 1925, p. 774.

(2) M. PERANTHI : Piitiki Anthologia, Athènes, T. III, p. 548.

(3) Lettre inédite de P. Matarangas adressée à Louise Colet. Elle est conservée auMusée Calvet d’Avignon dans l’enveloppe de la Correspondance de Louise Colet. La lettre porte le numéro 4886.

(4) Lettre Inédite qui figure dans les Manuscrits de Louise Colet, N° 6411, F° 4885, Musée Calvet (Avignon).

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Sonnet (*)

À Madame Louise Colet

À Bebec

Oui, par d’égales beautés les deux rives sont sœurs, et leur brise est saturée d’ambroisie. La nature étend sur ces plages un voile magique, et élève l’imagination vers le ciel.

Cybèle sacrée, elle calme et guérit les plaies de l’âme ; cependant, à la vue de nos tyrans, l’indignation s’empare de nos cœurs, les larmes remplissent nos yeux.

Hélas ! Des hordes sauvages sont campées dans ce paradis terrestre. Elles sont les ennemis des lumières, des arts et de la liberté. Le grand et le beau ne les émeut jamais.

L’Hellène porte ici des fers ignominieux. La terre est imprégnée du sang de martyrs. Et l’Europe !… Mais je me tais en parlant à une fille de la France.

Panagiotis Mataranga

Yénikeng 2/14 juillet 1870