Tentation de Saint-Antoine

Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 54 – Page 44

 

Une chanson est-elle l’inspiratrice

de la Tentation de Saint-Antoine ?

 

On sait que, tout jeune, Gustave Flaubert assistait, à la foire Saint-Romain de Rouen, aux représentations données par le père Legrain dans son théâtre de marionnettes, où l’on pouvait voir Saint-Antoine tenté par les démons brisant son hermitage et comme le dira plus tard Louis Bouilhet où « le petit cochon passait, effaré, la torche au derrière ».

Quand Gustave Flaubert écrivit son œuvre, il mit devant lui la gravure de François Callot, mais on sait par ses notes de voyage qu’à Gênes, au palais Balbi, il s’arrêta devant le tableau de Brueghel.

Cependant, le père de Flaubert, en s’établissant, avait constitué une bibliothèque assez étendue et l’on sait aussi que Gustave, dès qu’il sut lire, ne se priva pas de feuilleter tous les volumes qui s’y trouvaient. Or, il y avait là I’« Anthologie française ou chansons choisies » 1765 dans lequel se trouvait écrit et noté un pot pourri de Sedaine : « la Tentation de S. Antoine ». Ce livre de chansons fut vraisemblablement un des premiers que le jeune Gustave était à même de comprendre et de juger et il nous semble bon de la donner in extenso afin de la mettre en opposition avec l’œuvre de Gustave Flaubert elle-même et de tout ce qui l’inspira.

L. ANDRIEU

 

Ciel l’Univers va-t-il donc se dissoudre ?

Quel bruit ! quels cris ! quel horrible fracas !

Devant moi je vois la foudre.

Elle tombe par éclat :

Tout est en poudre sur mon grabat

Grand Dieu ! du haut des cieux,

Vois ma disgrâce,

Et par ta grâce,

Fais que je chasse l’enfer de ces lieux.

C’était ainsi qu’Antoine exprimait ses alarmes :

C’était ainsi qu’Antoine exprimait son souci,

Lorsque le Diable par ses charmes

Venait chez lui faire vacarmes

On vit sortir d’une grotte profonde

Mille Démons, mille spectres divers :

Des noirs esprits toute la troupe immonde,

Pour le tenter déserta les enfers.

On vit des Démons,

De tous les cantons,

De la ville et de la campagne.

De la Cochinchine et de l’Espagne ;

On vit des Diables blondins,

Des bruns, des gris et des châtains :

Les bruns surtout méchants lutins,

Faisaient remuer des Pantins

Ture-, lure, lure,

Et flon, flon, flon.

Tous avaient leur ton,

Leur allure.

Quelques-uns prirent le cochon

De ce bon Saint-Antoine,

Et lui mettant un capuchon

Ils en firent un moine :

Il n’en coûtait que la façon,

La faridondaine, La faridondon,

Peut-être en avait-il l’esprit,

Biribi,

À la façon de Barbari

Mon ami.

Sur un sopha

Une Diablesse en falbala,

Aux regards fripons,

Découvrait deux jolis monts

Ronds

Ronflant comme un cochon,

On voyait sur un thrône

Un des envoyés de Pluton :

Il portoit pour couronne

Un vieux réchaud de fer sans fond,

Et pour sceptre un tison.

Sous ses pieds un Démon

En forme de Dragon,

Vomissait du canon.

Le Diable s’éveille et s’étonne.

Et dit, Garçon

Courez vite, prenez le patron,

Et faites-le moi danser en rond :

Courez-vite, prenez le patron,

Tirez-le par son cordon ;

Bon, Messieurs les Démons,

Laissez-moi donc.

Non, tu chanteras

Tu sauteras, Tu danseras,

Messieurs les Démons,

Laissez-moi donc

Non

Tu chanteras,

Tu sauteras,

Tu danseras.

Courez-vite, prenez le patron,

Tirez-le par son cordon.

Bon

Le Saint, craignant de pécher

Dans cette aventure,

Courut vite se cacher

Sous sa couverture.

Mais montant sur son châlit,

Il rencontra dans son lit

Une Con, con, con

Une Cu, cu, cu

Une con,

Une cu,

Une concubine.

C’était Proserpine.

Piqué dans ce bacchanal,

D’avoir vu qu’on brisoit sa cruche

Et qu’un derrière infernal

Avait fait caca dans sa huche ;

Crainte aussi de tentation,

Notre Saint prit un goupillon,

Et flanque aux Démons étonnés

De l’eau bénite par le nez.

Tel qu’un voleur, sitôt qu’il voit main forte ;

Tel qu’un soldat à l’aspect des Prévôts :

On vit s’enfuir l’infernal cohorte,

Et s’abîmer dans ses affreux cachots.

Ah ! mon Dieu ! que je l’échappe belle !

Dit le Saint Tremblant,

Tout en sortant

De sa ruelle.

Ah ! mon Dieu ! que je l’échappe belle !

Un moment plus tard

Je faisois le Diable cornard.

Le Démon quoiqu’il passe pour fin,

Ne fut pas alors assez malin.

S’il eût pris la forme de Toinette,

Son air charmant, sa taille et ses appâts

C’était fait, la grâce était muette,

Et Saint-Antoine eût volé dans ses bras.