Deux jugements sur Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1980 – Bulletin n° 56 – Page 39

 

Deux jugements sur Maupassant

 

Un de nos collègues de Saint-Lô, M. Rémy Villand, nous a transmis un article oublié et de ce fait inédit pour notre temps, qui a paru dans un journal, sans doute de courte durée : Le Royal-Français. Il n’est pas répertorié dans la Bibliographie historique et critique de la presse historique française d’Eugène Hatin. Tant de journaux ont eu une vie éphémère et ont paru quelques semaines ou quelques mois, toujours faute de lecteurs et parfois d’auteurs réguliers d’articles, si bien que faute d’argent, ils ont disparu sans bruit comme ils étaient nés. Cet article est du 1er septembre 1889, donc du vivant de Maupassant. Cette revue était sans doute d’opinion royaliste et catholique. Il ne fait qu’un reproche au romancier, à propos de Boule de Suif, le comportement des religieuses qu’il accorde à celles du célèbre convoi. Sous une cornette et des habits austères, les religieuses n’en sont pas moins femmes et parfois peu tendres et compatissantes entre elles. Maupassant était, avant de perdre la raison, peu religieux, certainement anticlérical, sans doute moins déiste que Flaubert. Or, il est amusant de constater qu’il jouissait dans des milieux différents d’une grande notoriété. Dans ce premier numéro, Pierre du Morvan exprime son opinion certainement de catholique pratiquant. Il est donc justifié que nous le publiions.

A.D.

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Maupassant et son œuvre

Le premier de nos grands romanciers vivants est, certes incontestablement, M. Guy de Maupassant.

Plusieurs le placent au-dessous de Daudet et de Zola ; car, en littérature plus même qu’en politique, chacun a ses féaux. Demandez-le à Mesdames les Concierges ? Elles vous répondront : « Oh ! Émile Richebourg ! Oh ! la Porteuse de Pain ! » Les unes citent l’auteur, d’autres l’ouvrage.

J’en ai vu avoir des larmes pour les victimes d’Andréa la Charmeuse !

Victimes ou amants, je ne sais trop quel qualificatif est exact, lisant rarement (et ceci soit dit sans mépris) le roman-feuilleton, celui où, avant tout l’intrigue traîne en longueur sur les bancs des cours d’assises, en finissant invariablement par le mariage, la mort des traîtres et le bonheur pur des jeunes filles enlevées

Par un tour de force inouï, ou plutôt par une volonté géniale M. Guy de Maupassant a su être Lui, rester Lui, malgré l’asservissement du siècle aux chefs d’écoles ; et Dieu sait s’il en manque !

Le caractère distinctif du talent de ce maître, qui ne pose ni ne dogmatise est l’élégance, la clarté, la concision comme style ; quant à la portée des ouvrages, je la résumerai d’un mot telle qu’elle nous paraît ; M. de Maupassant est le Zola du grand monde, il y a comme chez l’autre, une dose de philanthropie, une profondeur d’analyse qui épouvantent presque mais les travers sont pris dans les phrases qui peuvent se lire et s’exprimer, il traite la société comme Molière la Cour de Louis XIV et l’on sait qu’en France le ridicule tue… À ce point de vue la besogne de M. de Maupassant est donc extrêmement morale.

Au reste, à seulement le voir, sa vie est révélée… Cette fine et énergique tête de chef normand, de Rollon est caractéristique ; la noblesse du gentilhomme s’impose dans l’affabilité de ses manières… Il sait être agréable, mettre son monde à l’aise, et rester grand.

Au demeurant, d’une modestie littéraire peu commune, fin diseur, le geste aimable et discret, M. de Maupassant parle rarement de lui ; très bienveillant pour les confrères, fort serviable, M. de Maupassant est extrêmement aimé de ses amis ; d’ennemis, il n’en a pas. Quant aux envieux, s’il en a, ils se taisent, respectant cet incomparable ciseleur, ce travailleur infatigable, duquel le plus petit conte vaut des milliers de livres dont les auteurs vaniteux nous rebattent les oreilles, je ne veux citer que Boule de Suif . Quelle moralité dans l’immoralité même ! Et comme c’est vivant, il nous semble voir cette pauvre dondon y allant de tout cœur pour distribuer ses victuailles. Et comme le mépris affecté de toutes ces bourgeoises pour leur libératrice est bien réel.

Je me permettrai toutefois un reproche, qui s’échappe de ma plume ; l’auteur a fait erreur complète sur l’attitude des religieuses en cette occasion ; il n’en a probablement jamais mis le dévouement à l’épreuve ? Malgré cela, qu’il s’en fie à autrui là-dessus ; et que, dans la prochaine édition de Boule de Suif  il leur rende justice ; mieux vaut tard que jamais

Pierre du Morvan

1er septembre 1889

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Une opinion d’un littérateur russe

Alexandre Fadeev fut l’un des meilleurs écrivains de la période stalinienne. Totalement engagé, il se suicida en 1957 après les révélations de Khrouchtchev. En 1945-46, il avait donné deux opinions sur Flaubert et Maupassant qui méritent d’être connues.

Sur Maupassant

Son opinion sur Maupassant est plus amène, ce qui ne saurait surprendre, car son style plus léger est facilement traduisible en langue étrangère au contraire de celui de Flaubert.

« …Écrivain excellent, sincère, incontestablement, là où chez les hommes il voyait le bien. On s’en rend compte d’après quantité de ses nouvelles. On le trouve encore dans Une vie dans la figure de Jeanne. Mais comme Flaubert, il ne pensait pas que le bien puisse triompher, ne découvrant pas dans le peuple la force capable de réaliser le bien dans la vie. D’où l’immoralité au sens le plus profond du mot, de beaucoup de ses nouvelles et de son roman Bel-Ami. Immoralité non par la peinture directe des aspects grossiers de la vie — là réside la puissance de Maupassant — mais immoralité par l’absence de foi en un triomphe du bien.

Toute la bassesse de la société est « esthétisée » à la mesure du talent de l’auteur, le lecteur s’enfonce dans un marais chargé d’odeurs, impuissant à en sortir. Et pourtant, bien davantage dans les œuvres de Maupassant que dans celles de Flaubert, on sent, au-delà de tout cela, cette présence de l’homme, avec son grand cœur qui souffre.

Des choses comme Boule de Suif, Miss Harriet, Le retour, Mademoiselle Perle nettoient l’âme… ».

Ce grand auteur russe qui connaissait bien notre langue n’a pas su « raison garder », trop dévot en politique, il fut victime de sa croyance complète, jusqu’au jour où ses yeux furent dessillés et devant ce nihilisme, il préféra se suicider.

A.D.