Trois opinions sur Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1980 – Bulletin n° 56 – Page 43

 

Trois opinions sur Flaubert

Marcel Proust

Dans l’ouvrage consacré à la publication des lettres de Marcel Proust à son ami de Montesquiou, nous avons relevé ces passages dans lesquels il analyse Gustave Flaubert :

À propos de son article sur De la simplicité de M. de Montesquiou :

«… Malgré les réponses inouïes, les lettres incroyables que j’ai reçues, tout le Bouvard et Pécuchettisme que cela a remué, l’envie des décadents, la rancune des roturiers, l’effroi des classiques, j’aime mieux croire pour ne pas mépriser complètement mes contemporains, que cette mauvaise humeur et cette fin de non-recevoir unanime visent non plus le grand poète, mais son malheureux chanteur » (année 1896, page 50).

« L’admiration creuse » comme l’a dit Flaubert (page 56).

Et sur sa double origine religieuse : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive. Vous comprendrez que c’est une raison assez forte pour que je m’abstienne de ce genre de discussion… » (page 110).

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Michel Tournier

Un peu comme Flaubert, le romancier contemporain Michel Tournier vit, à sa manière, retiré dans un ancien presbytère de la région parisienne où il se consacre à son œuvre littéraire, loin du tohubohu parisien. Dans un entretien paru dans Le Monde des 8-9 octobre 1978, il donne son opinion personnelle sur Madame Bovary.

« Quant à la fiction (roman), sa ruse est souvent de se présenter comme un témoignage sur le passé, mais de constituer en fait — dans la mesure où l’auteur a du génie — une anticipation plus ou moins lointaine et audacieuse. Exemple : Flaubert publie Madame Bovary en 1857. Ce roman raconte une histoire qui se situe dans les années 1830. C’est donc apparemment un témoignage sur la société louis-philipparde. Mais il s’agit d’une œuvre littéraire de génie. Et la preuve, c’est que sous cette apparence rétrospective, il s’agit en fait d’une extraordinaire anticipation. Madame Bovary elle-même est une femme moderne. Mais c’est plus facile à prouver en ce qui concerne le pharmacien Homais, qui incarne le scientiste anticlérical et radical-socialiste, l’un des piliers de la IIIe République. C’est Émile Combes… avant son arrivée au pouvoir en 1902. L’anticipation est formidable. »

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Alexandre Fadeev, littérateur russe

Alexandre Fadeev fut l’un des meilleurs écrivains de la période stalinienne. Totalement engagé, il se suicida en 1957 après les révélations de Khrouchtchev. En 1945-46, il avait donné deux opinions sur Flaubert et Maupassant qui méritent d’être connues.

 

«…À la différence de Balzac et de Stendhal, le réalisme de Flaubert est terre-à-terre et manque d’envolée. Flaubert, non seulement ne comprenait pas le réalisme de Balzac, mais encore il ne le reconnaissait pas. Dans l’Éducation Sentimentale, il polémique ouvertement avec Balzac. Et en particulier dénonce le personnage du forçat Jacques Collin (Vautrin), un des personnages les plus géniaux de Balzac qui déchire le voile du capitalisme pour en montrer l’envers et les bas fonds épouvantables. Ce qui choquait Flaubert, c’est qu’on eût peu de chances de trouver un tel forçat parmi les forçats « en chair et en os ». Mais « l’invention » de Balzac découvre le vrai visage du capitaliste, dénonce le capitalisme de façon plus étendue et plus profonde que toutes les œuvres de Flaubert. Jacques Collin, c’est « la vie », plus que toute L’Éducation sentimentale et Madame Bovary en plus. (Le réalisme authentique inclut « le romantisme ») ; Balzac a vu des qualités morales positives chez les républicains, seul milieu où l’on pût alors les trouver effectivement.

Flaubert, lui, déblatérait sur les socialistes utopiques, montrant dans son appréciation des doctrines socialistes une ignorance de petit-bourgeois et s’est conduit toute sa vie envers l’homme du peuple comme du bétail. Est-ce là du réalisme ?

Mais on peut et on doit apprendre quantité de choses chez Flaubert, et avant tout son attitude envers son art, envers son labeur d’artiste, attitude toute remplie du sentiment du devoir, de désintéressement, d’abnégation de rigoureuse pureté.

Impossible en revanche de pardonner à Flaubert le tableau qu’il fait des émeutes de 48 à Paris. Écrit de la main d’un philistin rancunier, ce tableau est mensonger et odieux.

Conclusion : le véritable réalisme suppose la peinture des aspects les plus essentiels de la vie, le don de les découvrir. À cela contribue une conception du monde avancée pour la période historique considérée. Il n’y a pas de réalisme authentique sans obligations : c’est le cas chez Flaubert : le réalisme authentique nécessairement l’objet de nos désirs, de nos devoirs, de nos rêves c’est-à-dire le romantisme. La contradiction entre méthodes réalistes et romantiques a été entièrement levée par le réalisme socialiste… ».

Ce grand auteur russe qui connaissait bien notre langue n’a pas su « raison garder »: trop dévot en politique, il fut victime de sa croyance complète, jusqu’au jour où ses yeux furent dessillés et devant ce nihilisme, il préféra se suicider.

A.D.