Bouvard et Pécuchet et le point de vue de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1980 – Bulletin n° 57 – Page 4

 

Bouvard et Pécuchet

et le point de vue de Flaubert

La critique contemporaine met l’accent sur l’autonomie du texte par rapport à son auteur : ce point de départ est intéressant et fécond. On ne saurait toutefois faire totalement abstraction de la dimension du « point de vue de l’auteur », sans verser dans le dogmatisme et renoncer du même coup à considérer l’œuvre littéraire dans son intégralité. Ce serait certainement le cas pour Bouvard et Pécuchet, cette œuvre « philosophique » si profondément personnelle. Depuis sa publication en 1881, le roman posthume de Flaubert a fait l’objet des interprétations les plus diverses et les plus contradictoires. Au cœur du débat se trouve le problème des rapports entre l’auteur et ses personnages : Flaubert suit-il ses deux héros dans leur « voyage philosophique » ? Parlent-ils, concluent-ils en son nom ? Leur nihilisme final est-il le sien ?

À ces questions, Guy de Maupassant, que Flaubert honorait du titre de « disciple », offre une réponse non ambiguë : Bouvard et Pécuchet sont les porte-parole de leur créateur et le roman, un testament de scepticisme absolu. Il écrit dans sa célèbre « Étude sur Gustave Flaubert » :

« C’est […] une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns les autres par les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise. […]

C’est la Tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours « l’éternelle misère de tout » (1).

La plupart des critiques, Thibaudet en tête, se sont ralliés depuis à ce jugement et font de Bouvard une déclaration de pessimisme radical et de nihilisme intégral. Pour Claude Digeon, « il est bien certain qu’à la fin de chaque expérience Bouvard et Pécuchet expriment, dans ses lignes essentielles, la pensée de Flaubert ». D’après lui, « Flaubert procède pour susciter les expériences contradictoires et construire les raisonnements antithétiques qui démontrent la vanité de l’intelligence humaine » (2). Pour Maurice Nadeau, « Flaubert s’en prend plus même qu’auparavant à l’humanité, au monde, à la vie. Il y dénonce la chétive condition de l’homme ». Bouvard et Pécuchet marquerait « l’échec de la science, impuissante à fournir des explications solidement fondées, claires et intelligibles, sur le monde, l’histoire, les actions humaines » (3).

Cette thèse se vérifie-t-elle dans le texte du roman et dans la Correspondance de Flaubert ? Pour répondre à cette question, il n’y aguère d’autre moyen que de retracer les différentes étapes du voyage philosophique de Bouvard et de Pécuchet et de mettre en parallèle, à chaque étape, les opinions de Flaubert et celles de ses deux héros. Comme nous aurons à citer fréquemment la Correspondance, il ne faudra pas s’étonner si cet article prend, par certains aspects, l’allure d’un essai sur la pensée de Flaubert.

***

Profitant d’un héritage, deux anciens commis se retirent à la campagne pour se consacrer à l’étude des sciences. Avec le zèle du citadin, ils se lancent d’abord dans le jardinage et l’agriculture. Au début, ils paraissent enthousiasmés par leurs occupations nouvelles : Pécuchet s’emballe pour un chou monstrueux, tandis que son compagnon cède au « délire de l’engrais ». Mais après avoir essuyé quelques malchances et commis de nombreuses bévues, ils ne tardent pas à déchanter ; ils finissent même par conclure que « l’agriculture est une blague » (4). Traduisent-ils l’opinion de l’auteur sur la question ? Sans donner de citation à l’appui, A. Cento affirme que Flaubert « méprise l’agriculture et n’y croit pas », parce qu’il s’agirait d’une « pseudo-science appliquée » (5). Cette thèse n’est nullement confirmée par le texte du roman et elle paraît même infirmée par certains passages des scénarios. Ainsi : « Ils suivent trop exactement les saisons indiquées par les livres, sans avoir égard à la température de l’année » (p. 179). Encore : « tous leurs déboires en agriculture viennent de ce qu’ils veulent appliquer à un terrain qui ne le comporte pas la culture intensive » (p. 182).

Croyant avoir échoué en agriculture parce qu’ils ignoraient la chimie, Bouvard et Pécuchet abordent les sciences. Dans ce chapitre, Flaubert ne ménage guère son ironie à leur endroit, allant fréquemment jusqu’à l’intervention du narrateur : « Puis, le moindre scrupule, Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique » (6). Embarrassés par la loi des équivalences, « ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie des atomes : ce qui acheva de les perdre » (p. 325). En physiologie, Flaubert note que « n’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas » (p. 333). En biologie, enfin, ils échoueront dans leurs extraordinaires expériences, « ne comprenant rien à la question de l’espèce » (p. 345).

À la suite d’une longue série d’échecs, les deux autodidactes concluent à la vanité des sciences : ces conclusions reflètent-elles celles de Flaubert ? La Correspondance ne nous permet guère de le croire. Elle révèle, dans les années de la maturité, une sympathie profonde pour la science, qui paraît incarner pour lui le plus sûr espoir pour l’avenir : « Espérons […] qu’on ne verra plus de Messie, enfin qu’il ne nous restera plus aucune espérance ! Alors l’ère scientifique commencera. Mais nous en sommes loin, puisqu’on n’est pas sorti des incarnations, des représentations, des symboles et de la métaphysique la plus creuse ! » (7).

Le créateur de Homais ne croit pas à la science comme idole moderne, à la science — « blague » qu’incarne pour lui le positivisme comtien. Lorsque Bouvard et Pécuchet, doutant du microscope, se demandent si les découvertes qu’on lui attribue « ne sont peut-être pas si positives » (p. 345), ils utilisent ce terme dans son sens le plus étroit et, si je puis dire, le plus mesquin. Flaubert, lui, emploie le terme dans un sens bien personnel, et toujours accompagné d’un qualificatif. Lorsqu’il s’écrie « Quand serons-nous de véritables positivistes ? », ou qu’il salue en Herbert Spencer « un vrai positiviste, chose rare en France » (8), il oppose à un positivisme étroit un positivisme authentique ; à une conception naïve et dogmatique de la science, sa propre exigence de rigueur, d’impartialité, d’honnêteté absolue face au phénomène. « La science » pour Flaubert est le contraire de l’affirmation, l’antithèse du lit de certitude du scientisme : elle incarne pour lui toute une ascèse intellectuelle — refus des dogmatismes, refus des conclusions définitives, refus du simplisme dans lequel se complaît naturellement l’esprit humain.

Cet esprit d’objectivité, Flaubert veut le voir appliqué à tous les niveaux et dans toutes les sphères de l’activité humaine. Avec un idéalisme remarquable, il ne se lasse pas de le préconiser en politique : « Pour que la France se relève, il faut qu’elle passe de l’inspiration à la Science, qu’elle abandonne toute métaphysique, qu’elle entre dans la critique, c’est-à-dire dans l’examen des choses […]. La grâce, l’humanitarisme, le sentiment, l’idéal nous ont joué d’assez vilains tours pour qu’on essaye du Droit et de la Science » (9). Est-ce là le discours de Bouvard et de Pécuchet ?

Dans le chapitre de l’histoire, les deux « bonshommes » (comme les appelle familièrement Flaubert dans la Correspondance) tentent d’écrire la vie du duc d’Angoulême. Les recherches vont assez bon train, et ils en sont à se poser les plus grandes questions (« Avait-il les cheveux plats, ou bien crépus, à moins qu’il ne poussât la coquetterie jusqu’à se faire friser ? »), lorsque tout à coup le chaos se déclare dans leur ménage : le menuisier couche avec la servante, tandis que la cuisinière fait trempette dans la cave à vin. Toutes ces choses se tramaient en leur absence : « Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du Duc d’Angoulême ? » Pécuchet ajoute : « Combien de questions autrement considérables, et encore plus difficiles ! » (p. 394). La conclusion implicite est la suivante : il est impossible de connaître la vie d’un homme. Or il y a dans les scénarios de Bouvard et Pécuchet un passage intéressant où Flaubert esquisse la fin de ce chapitre en critiquant la méthode de ses bonshommes : «… d’où l’on arrive à l’impossibilité de l’histoire parce qu’on lui demande plus qu’elle ne comporte — et qu’on en a une idée fausse. Cela amène B. et P. à un scepticisme radical, et absurde » (p. 57). Un tel passage en dit long sur le « point de vue » de l’auteur …

Ce serait, du reste, une énormité de prétendre que Flaubert ne croyait pas à l’histoire. Certes, il pense comme ses bonshommes que « la critique de l’histoire a toujours été faite à un point de vue politique, moral, religieux » (10) ; mais ayant le sens du relatif, il n’en va pas conclure que l’histoire est une « blague » ! « Le sens historique date d’hier, affirme-t-il, et c’est peut-être ce que le XIXe siècle a de meilleur » (11). L’histoire, pour lui, doit s’imprégner de la rigueur et de l’objectivité de la science : « L’histoire, l’histoire et l’histoire naturelle ! Voilà les deux muses de l’âge moderne. C’est avec elles que l’on entrera dans des mondes nouveaux. Ne revenons pas au moyen âge. Observons, tout est là. Et après des siècles d’études il sera peut-être donné à quelqu’un de faire la synthèse » (12). Mais Flaubert n’attend pas pour rendre hommage à Michelet, à qui il voue une admiration enthousiaste. Dans une lettre à l’historien, il se dit « ébloui » par son Histoire de la Révolution et peut même affirmer : « Voilà la première fois que je saisis nettement la fin du dix-huitième siècle » (13). Une telle déclaration contraste fort avec les conclusions de Bouvard et de Pécuchet sur la même période : « Ils n’avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque une seule idée d’aplomb » (p. 384).

Albert Thibaudet estime qu’à mesure qu’avance la rédaction de Bouvard et Pécuchet, Flaubert s’attachant de plus en plus à ses personnages, leur « prête sa pensée, son intelligence, sa critique » ; il ferait soutenir par ses bonshommes « même ses opinions littéraires » (14). Pour Claude Digeon, le chapitre de la littérature constitue « tout un petit cours de critique littéraire », et il poursuit : « dans la plupart des matières, et particulièrement les plus complexes, Bouvard et Pécuchet étudient parfaitement bien ; ils progressent dans toutes les règles ; et c’est justement parce qu’ils ont raison en littérature, en philosophie ou en religion, que le livre prend toute sa signification » (15). On ne s’étonnera guère de voir Thibaudet conclure au « nihilisme » de Flaubert (p. 213), et Digeon à « la tristesse et la féroce amertume du maître » (p. 126).

Les deux excellents critiques n’ont malheureusement pas jugé bon de préciser en quelles occasions les bonshommes parlent pour Flaubert : deux exemples n’auraient pourtant pas été superflus, car leur thèse ne paraît guère confirmée dans le texte. Par exemple, lorsque Bouvard et Pécuchet abordent le roman historique, ils sont tout d’abord enthousiasmés par la lecture d’Alexandre Dumas et de Walter Scott. Mais Pécuchet ayant entrepris de « réviser Dumas du point de vue de la science », se scandalise d’y découvrir des erreurs de dates et de faits ; pour les mêmes raisons, « il perdit tout respect pour Walter Scott » (p. 396). Pécuchet ne s’embarrasse guère de ces distinctions subtiles qui existent entre science historique et littérature ! On sait l’horreur qu’inspirait à Flaubert la « confusion des genres », lorsqu’un critique, par exemple, blâme ou loue un livre au nom de critères étrangers au genre de l’œuvre (16).

Lorsque, « ayant senti et croyant avoir observé » les deux bonshommes entreprennent de composer un roman, ils se trouvent bientôt en difficulté, car « Pécuchet était pour le sentiment et l’idée, Bouvard pour l’image et la couleur et ils commençaient à ne plus s’entendre, chacun s’étonnant que l’autre fût si borné » (p. 410). Ils se mettent alors à l’étude de l’esthétique, dans l’espoir qu’elle leur apprendra à écrire … On songe à Pellerin, dans l’Éducation Sentimentale : « Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau, convaincu, quand il l’aurait trouvée, de faire des chefs-d’œuvre […] Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à l’importance d’un règlement ou d’une réforme en matière d’art, il n’avait à cinquante ans, encore produit que des ébauches » (17). Digne précurseur de Bouvard et de Pécuchet, qui, après avoir pataugé misérablement dans le Beau, le Vrai et le Sublime, concluront que l’esthétique est une « blague » ! (p. 411). Comment Flaubert pourrait-il les suivre sur ce terrain ? Après avoir prouvé qu’il avait raison contre les « experts » pour un passage de son chapitre de l’Éducation, il écrit à sa nièce avec exaltation : « j’avais raison parce que l’esthétique est le Vrai, et qu’à un certain degré intellectuel (quand on a de la méthode) on ne se trompe pas » (18). Le genre de méthode dont parle Flaubert paraît échapper totalement à ses deux héros.

Albert Thibaudet estime que dans le chapitre de la Politique, « Bouvard et Pécuchet en arrivent l’un et l’autre à professer les opinions de Flaubert » (19). D’après Eugen Haas, les conclusions des deux copistes en politique refléteraient le nihilisme de Flaubert en matière de politique » (20). Examinons donc ces conclusions :

« Veux-tu savoir mon opinion ? dit Pécuchet.

Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles — et que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! — qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement ! »

Bouvard songeait. « Hein, le Progrès, quelle blague ! ». Il ajouta : « Et la politique, une belle saleté ! »

— Ce n’est pas une science, reprit Pécuchet. L’art militaire vaut mieux On prévoit ce qui arrive. Nous devrions nous y mettre ? »

— Ah ! merci ! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre baraque — et allons « au tonnerre de Dieu, chez les sauvages ! » (pp. 442-43).

Cette dernière phrase rappelle le ton de certaines pages de la Correspondance. Certes, Flaubert paraît profondément pessimiste en politique : elle constitue le sujet ordinaire de sa colère et de son indignation. Cependant, pessimisme n’est pas désespoir. Et très certainement dans le cas de Flaubert, pessimisme n’est pas nihilisme : son pessimisme est celui d’un idéaliste plutôt que d’un désespéré. Flaubert abandonne-t-il la partie ? Voue-t-il la politique à tous les diables, comme Bouvard et Pécuchet ? Il semble que, contrairement à eux, il nourrisse un idéal, si ce n’est un crédo politique : « Ah ! si l’on pouvait s’habituer à ce qui est, c’est-à-dire à vivre sans principe, sans blague, sans formule ! Voilà, je crois, la première fois en histoire que pareille chose se présente. Est-ce le commence ment du positivisme en politique ? Espérons-le… » (21).

Comme Bouvard et Pécuchet, il condamne le mythe moderne du suffrage universel : il en fait « la honte de l’esprit humain » (22). Pour lui, la « Démocrasserie » ne sera jamais que le règne du médiocre, puisque « la masse », le nombre est toujours idiot ». Flaubert ajoute cependant : « Il faut respecter la masse, si inepte qu’elle soit, parce qu’elle contient des germes d’une fécondité incalculable. Donnez-lui la liberté, mais non le pouvoir » (23). On est loin du fanatisme de Pécuchet : « qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! »

Flaubert préconise une « aristocratie légitime », composée de vrais artistes, de vrais penseurs, de vrais scientifiques, capables de gouverner avec inspiration et selon la science : « La seule chose raisonnable (j’en reviens toujours là), c’est un gouvernement de mandarins, pourvu que les mandarins sachent quelque chose et même qu’ils sachent beaucoup de choses » (24). Les Renan, les Michelet, les Spencer, voilà les véritables guides de l’humanité, et leur pensée est appelée à connaître un rayonnement infini : « Patience, la vérité a son tour ; elle possède en soi-même une force divine et, quoiqu’on l’exècre, on la proclame […]. Le génie, comme un fort cheval, traîne à son cul l’humanité sur les routes de l’idée. Elle a beau tirer les rênes et, par sa bêtise, lui faire saigner les dents […], l’autre, qui a les jarrets robustes, continue toujours au grand galop, par les précipices et les vertiges » (25). Malgré son profond pessimisme, Flaubert a non seulement une pensée politique, mais même (si frustrée soit-elle) une foi politique. Peut-on lui attribuer les conclusions purement négatives de ses deux héros ?

Dans le chapitre de la philosophie, Bouvard et Pécuchet abordent Spinoza, auquel Flaubert a voué jusqu’aux dernières années de sa vie un véritable culte (26). L’Éthique les effraie par sa présentation austère ; ils se contentent de lire les endroits marqués d’un coup de crayon par l’ex-propriétaire du livre, et doivent souvent s’arrêter pour réfléchir. « Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d’attention. — « Est-ce que cela t’amuse ? — Oui ! sans doute ! va toujours ! » (p. 478). Mais Flaubert les prend en pitié et note avec une ironie amusée : « C’était trop fort. Ils y renoncèrent » (p. 479). Quant à Ernest Renan et Herbert Spencer — les deux autres grandes admirations de Flaubert en philosophie, ils ne sont même pas mentionnés dans le chapitre.

Il y a, vers la fin de ce huitième chapitre, un passage auquel les critiques accordent une importance capitale : « Alors une faculté gênante se développa dans leur esprit, celle de percevoir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard » (p. 492). Thibaudet croit discerner dans le roman une évolution dans l’attitude de Flaubert à l’égard de ses personnages : « À mesure que son roman s’avançait, il exprimait dans Bouvard et Pécuchet davantage de lui, il prêtait sa pensée, son intelligence, sa critique, il se mettait dans leur peau » (27). À partir du moment où ils deviennent conscients de la bêtise des autres, ils coïncideraient parfaitement avec leur créateur : « De leur nature d’imbéciles, il fait sortir une nature critique, comme la sienne […]. Ils deviennent Flaubert à Croisset » (p. 210). Cento fait écho à cette interprétation : « Les deux « bonshommes », les deux anciens « cloportes » ont fait bien du chemin : ils sont devenus Flaubert » (28).

En plus de supposer une faute de logique de la part de l’auteur, cette thèse ne se vérifie guère dans le texte. Objectivement, Bouvard et Pécuchet évoluent-ils ? Deviennent-ils plus intelligents ? On cherche vainement chez eux les signes tangibles d’un éveil de conscience ou d’une lucidité nouvelle. Leur approche en matière de religion et d’éducation demeurera identique à elle-même, et les connaissances acquises antérieurement ne leur auront, apparemment, profité en rien. La conscience de la bêtise des autres suffit-elle à identifier Bouvard et Pécuchet à Flaubert ? C’est dès le début, et tout au long du roman, que les bonshommes se targuent d’être « différents » des autres et se plaisent à les trouver « bêtes ». Doit-on les considérer intelligents pour autant ? Leur lucidité convaincrait davantage si elle n’était accompagnée d’une prétention ridicule : « Avez-vous comme nous, poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les arcanes de la métaphysique ? » (p. 492).

Par ailleurs, Maurice Nadeau fait état d’un passage des scénarios où Flaubert indique : « Ils peuvent, après une étude, formuler leur opinion (= la mienne) par des desiderata sous forme d’AXIOMES » (p. 153). Le critique en conclut qu’il est « à peu près sûr » que les bonshommes expriment les opinions de leur créateur (29). Le contexte devrait pourtant nous inciter à la prudence, puisque l’édition critique indique au bas de cette page : « Texte entièrement barré, paragraphe par paragraphe, par un ou plusieurs traits » (p. 153). Dans un feuillet plus tardif, l’équation disparaît d’ailleurs complètement : « Après une Étude, comme conclusion, p. se rendre compte eux-mêmes ils formulent leurs idées par des Axiomes qu’ils écrivent, des principes de Style, de Politique, etc. » (p. 165).

Flaubert partage-t-il le désespoir de ses bonshommes sur le plan religieux ? Ses opinions en la matière sont nuancées et reflètent son sens du relatif. Certes, il rejette l’obscurantisme sous toutes ses formes, et notamment les grossiers anthropomorphismes de la religion populaire : « la manière dont parlent de Dieu toutes les religions me révolte, tant elles le traitent avec certitude, légèreté et familiarité » (30). Autant le dogme déplaît à Flaubert, autant le besoin du cœur lui est sensible. Dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, il écrit avec force : « Non ! détrompez-vous ! je ne raille nullement, et pas même dans le plus profond de ma conscience, vos sentiments religieux. Toute piété m’attire… » (31). Et encore : « Ce qui m’attire par dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre. Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi nécessité et instinct » (32). Il est sans douté significatif que Flaubert refuse constamment l’étiquette d’athée aux grands penseurs qu’il admire : « les imbéciles déclament contre Voltaire qui est un spiritualiste ! et contre Renan qui est un chrétien. Ô bêtise ! Ô infini ! » (33). Et sur Spinoza : « Les gens qui l’accusent d’athéisme sont des ânes » (34). Flaubert eut-il accepté l’étiquette pour lui-même ?

Il paraît douteux qu’il partage la désillusion dernière de ses bonshommes, en matière d’éducation. Les Souvenirs intimes de Mme Franklin-Groult révèlent le soin très particulier qu’apporta Flaubert à l’éducation de sa nièce : il paraît avoir tiré une grande fierté de cette activité qu’il mena pendant plus de dix ans. Comme pédagogue, il revendique pour seul principe « le gros bon sens ». Ainsi, contrairement à ses bonshommes, « il trouvait inutile d’étudier la grammaire, prétendant que l’orthographe s’apprenait en lisant et qu’il était mauvais de charger d’abstractions la mémoire d’un enfant, qu’on commençait par où l’on devait finir » (35). Flaubert ne partageait évidemment pas les inquiétudes de ses bonshommes au sujet de la littérature, qui selon Pécuchet, « développe l’esprit, mais exalte les passions » (p. 567) : sa nièce rapporte qu’il « jugeait qu’aucun livre n’est dangereux s’il est bien écrit » (p. xxix). Enfin, contrairement à ses deux héros, il estime qu’il ne faut pas chercher à modeler l’esprit d’un enfant, mais plutôt à orienter son développement. Il écrit à Sand qui lui demandait conseil : « S’il faut exalter ou réprimer la sensibilité des enfants ? Il ne faut avoir là-dessus aucun parti pris. C’est selon qu’ils inclinent vers le trop ou le trop peu » (36).

À la fin de leur voyage philosophique, Bouvard et Pécuchet sont-ils devenus plus intelligents ? Cette partie est malheureusement restée inachevée, mais le canevas laissé par Flaubert nous permet d’esquisser une réponse. Se rabattant sur l’éducation des adultes, après leur échec avec les enfants, les bonshommes convoquent une grande assemblée pour exposer leurs idées et déclarent avec hauteur : « nos études nous donnent le droit de parler » (p. 591). Après ce beau préambule, Pécuchet prononce un discours « pédantesque », et celui de Bouvard, « familier », préconise des haras d’hommes et l’établissement d’un bordel à Chavignolles. Le maire intervenant, c’est la descente de police, et la séance est levée dans le plus grand tumulte.

Le lendemain, au déjeuner, en commentant les événements de la veille, chacun y va de sa profession de foi. Le comique de contraste est fortement marqué dans ce passage : les bonshommes se situent chacun à un pôle extrême de la pensée humaine. La vision de Pécuchet est une caricature du pessimisme philosophique et politique propre aux intellectuels de l’ère post-romantique. Tout pourrit, tout se dégrade, la vie moderne nous ramène à la barbarie : « plus d’idéal, de religion, de moralité » (p. 593). Sombre sur toute la ligne, Pécuchet prévoit « la fin du monde par la cessation du calorique ! » (p. 593). Ce serait une erreur de croire que Flaubert partage ce pessimisme de convention. Il y opposera encore et toujours, « le point de vue de la Science » : « Les récriminations qu’on fait contre son époque avec l’éternel « comment ça finira-t-il ? » proviennent de l’ignorance historique. L’humanité, en somme, n’a jamais été moins malheureuse qu’à présent » (37).

La vision de Bouvard, empreinte d’un scientisme naïf et d’un optimisme facile, est une caricature du positivisme comtien. Reprenant à son compte tous les lieux communs des utopistes (« disparition du mal par la disparition du besoin », « communion des peuples », etc.), Bouvard exalte l’Homme moderne et fait miroiter un avenir merveilleux transformé par les progrès de la science et de l’industrie. On connaît bien là-dessus l’opinion de Flaubert. Commentant l’Essai de philosophie positive de Comte, il écrit à Bouilhet en 1850 : « C’est assommant de bêtise […] Il y a là-dedans des mines de comique immenses, des Californies de grotesque » (38).

Complètement désillusionnés après leur échec en éducation, Bouvard et Pécuchet sombrent dans un découragement profond, dont rien ne semble pouvoir les tirer. Mais soudain ils ont — exactement en même temps, comme il se doit — un éclair de génie : « Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. De temps à autre, ils sourient quand elle leur vient, — puis se la communiquent simultanément : copier » (p. 596). Les bonshommes jouiront de copier, comme le « Commis » qui s’enivre de l’odeur de l’encre, comme Binet qui tourne des ronds de serviette avec des airs de béatitude. Avec ce retour à la copie, le voyage philosophique prend fin, le cercle est complété : Bouvard et Pécuchet retrouvent leur statut initial — au bas de l’échelle de l’Intellect (39).

On a pu invoquer, pour identifier Bouvard et Pécuchet à leur créateur, ces deux passages de la Correspondance :« Bouvard et Pécuchet m’emplissent à tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en crève » (40). Et : « La bêtise de mes deux bonshommes m’envahit » (41). L’argument est-il convaincant ? De telles déclarations, si typiques de Flaubert « l’excessif », sont-elles à prendre au pied de la lettre ? Elles soulignent, du reste, la bêtise des bonshommes — et que Flaubert s’identifie à eux jusque dans la bêtise paraît pour le moins douteux. S’il y avait équivoque, de nombreux passages pourraient la dissiper : « Je ferai les excursions archéologiques et géologiques, toujours pour mes deux idiots » (42). Plus loin : « M’occupent-ils, ces deux imbéciles-là » (43). Et encore : « Comment intéresser avec deux imbéciles qui causent Littérature ? » (44)

Même si nous ne disposions d’aucun de ces témoignages, même si nous ne pouvions lire Bouvard et Pécuchet en parallèle avec la Correspondance, le texte du roman ne suffirait-il pas à nous convaincre que nous sommes en présence d’une œuvre comique, et que les bonshommes ne peuvent être considérés comme les porte-parole de l’auteur ? Bouvard et Pécuchet passent en revue l’anatomie, l’ethnographie, la gymnastique, la contemplation mystique, la littérature, l’horticulture, le magnétisme, le bouddhisme, enfin tout ! Rien n’est omis. Si Flaubert avait vraiment voulu « exprimer son scepticisme », y aurait-il mis ce grossier systématisme ? Peut-on sérieusement lui prêter, avec Claude Digeon, cette énorme prétention de « tout dire », de « fustiger la gymnastique en même temps que la philosophie ? » (45).

Faire de Bouvard et Pécuchet les porte-parole de Flaubert, c’est, enfin et surtout, faire fi d’un des principes sacrés de son art : « Je trouve […] qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion » (46). Ailleurs : « Il peut la communiquer, mais je n’aime pas à ce qu’il la dise » (47). Transmettre son « point de vue » à travers des porte-parole attitrés est une facilité à laquelle (dans les œuvres de la maturité, du moins) Flaubert a toujours refusé de se livrer : son point de vue n’apparaît jamais dans la bouche d’un quelconque de ses personnages, mais transparaît dans la « moralité » de l’œuvre considérée dans son ensemble. Et la comédie de Bouvard et Pécuchet contient une « moralité » subtile et profonde, car les deux autodidactes ne sont malgré tout pas de simples idiots : tout au long du roman Flaubert cherche à prêter à leurs raisonnements un certain « air de vraisemblance » car il doit « avoir l’air de croire à son histoire » (48) À travers cette « encyclopédie critique en farce » (49) (que Maupassant a prise pour une encyclopédie nihiliste sérieuse), c’est tout un mal de l’intelligence moderne qui est mis en cause ; à travers les gros traits de la caricature, les deux héros de Flaubert incarnent le délire de la raison en Occident.

Louis FOURNIER

Moncton, Nouveau-Brunswick, Canada

(1) « Étude sur Gustave Flaubert », reproduite dans le tome VII des Œuvres de Flaubert, Paris, Quantin, 1885, p. XX.

(2) Le dernier visage de Flaubert, Paris, Aubier, 1946, pp. 123 et 124. Digeon écrit plus haut ; « Maupassant est l’homme qui a le mieux connu Flaubert à cette époque de sa vie, il était son confident littéraire et savait donc ce que le maître voulait faire. Tout essai d’explication de Bouvard et Pécuchet doit être conforme à son interprétation » (p. 98). L’argument me paraît dangereux.

(3) Gustave Flaubert écrivain, Paris, Denoël, 1969, pp. 287 et 294.

(4) Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento, précédée des scénarios inédits. Napoli, Instituto Universitario Orientale — Paris, Librairie Nizet, 1964, p. 310. Toutes les citations du roman, ainsi que des scénarios, renvoient à cette édition.

(5) Commentaire de « Bouvard et Pécuchet », publié par Lea Caminiti Pennarola, Napoli, Liguori, 1973, p. 40.

(6) Dans cette citation, comme dans les trois qui suivent, c’est mol qui souligne.

(7) À Mme Roger des Genettes, le 10 novembre 1877 (Correspondance, Paris, Conard, 1926-33, vol. VIII, p. 93).

(8) À Mme Roger des Genettes, le 1er septembre 1878 (VIII, 141).

(9) À George Sand, le 8 septembre 1871 (VI, 281) et [le 4 ou le 5 octobre 1871] (VI, 286).

(10) À Louise Colet, [les 7-8 juillet 1853] (III, 272).

(11) À Edmond et Jules de Goncourt, le 3 Juillet [1860] (IV, 380),

(12) À Mlle Leroyer de Chantepie, le 23 octobre 1863 (V, III).

(13) À Jules Michelet, [le 12 novembre 1867] (V, 335).

(14) Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, 1963, pp. 208 et 213.

(15) Le dernier visage de Flaubert, p. 118.

(16) Voir Charles Carlut, La Correspondance de Flaubert, étude et répertoire critique, Paris, Nizet, 1968, p. 54.

(17) Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, tome II, p. 68.

(18) À sa nièce Caroline, le 2 mai 1880 (IX, 33).

(19) Gustave Flaubert, p. 211.

(20) Flaubert und die Politik, Biella, G. Amosso, 1933, p. 80.

(21) À Mme Roger des Genettes, [juillet 1871] (VI, 264).

(22) À George Sand, [le 30 décembre 1873] (VII, 109).

(23) À George Sand [le 4 ou le 5 octobre 1871] (VI, 287).

(24) À George Sand, [le 29 avril 1871] (VI, 228).

(25) À Louise Colet, [les 27-28 février 1853] (III, 104).

(28) « Spinoza me transporte d’admiration », écrit-il à George Sand en 1870 (VI, 113). Voir aussi IV, 233 ; VI, 364 ; et VIII, 327.

(27) Gustave Flaubert, p. 208.

(28) Commentaire de « Bouvard et Pécuchet », p. 99.

Dans son article sur Bouvard, Jorge Luis Borgès reprend essentiellement les mêmes arguments (« Vindicación de Bouvard et Pécuchet »), Discussion, Buenos Aires, Emece. 1964, pp. 137-143.

(29) Gustave Flaubert écrivain, p. 298.

(30) À Mme Roger des Genettes, en [1859-1860 ?] (IV, 361).

(31) À Mlle Leroyer de Chantepie, [juin 1857] (IV, 194).

(32) À Mlle Leroyer de Chantepie, [le 30 mars 1857] (IV, 170).

(33) À Mme Roger de3 Genettes, [octobre 1879] (VIII, 310).

(34) À Mlle Leroyer de Chantepie, le 4 novembre 1857 (IV, 233).

(35) « Souvenirs intimes », In Correspondance, éd. Conard, tome I, p. XXIV.

(36) À George Sand, [les 23-24 février 1869] (VI, II).

(37) À la Princesse Mathilde, [le 5 novembre 1879] (VIII, 320).

(38) À Louis Bouilhet, le 4 septembre 1850 (Pléiade I, 679).

(39) Nous nous proposons de consacrer au problème complexe du « second volume » un autre article, intitulé « La Copie de Bouvard et Pécuchet ».

(40) À Mme Roger des Genettes, [avril 1875] (VII, 237).

(41) À Caroline, [le 21 août 1874] (Supp. III, 142).

(42) À Tourgenev, [le 27 juillet 1877] (Supp. IV, 9).

(43) À Caroline, le 9 décembre 1877 (VIII, 102).

(44) À Mme Roger des Genettes, [mars 78] (Supp. IV, 62).

(45) Le dernier visage de Flaubert, p. 112.

(46) À George Sand, [les 5-6 décembre 1866] (V, 253).

(47) À George Sand, [le 10 août 1868] (V, 386).

(48) À Tourgenev. le 29 juillet 1874 (Lettres inédites à Tourgeneff, Monaco, éd. du Rocher, 1946, pp. 82-83).

(49) À Mme Roger des Genettes, le 18 août [1872] (VI, 402).