Madame Bovary, roman ésotérique ?

Les Amis de Flaubert – Année 1981 – Bulletin n° 58 – Page 20

 

 

Madame Bovary, roman ésotérique ?

En mai 1973, Roger Bismut publiait, dans les Amis de Flaubert (1)un article intitulé « Sur une chronologie de Madame Bovary », dans lequel il rendait compte des travaux qui, à ce sujet, s’étaient engagés à l’occasion d’un colloque tenu à l’École Normale Supérieure, sous le patronage de la Société des Études Romantiques.

Cette chronologie faisait ressortir combien étaient nombreuses les sources factuelles du roman. On pouvait, par exemple, dater du 4 septembre 1843 le jour de la rupture entre Rodolphe et Emma et, du même coup, s’apercevoir que Flaubert avait choisi, pour cet événement majeur, le jour de la noyade, à Villequier, de Léopoldine Vacquerie – Hugo. Mieux encore, on faisait coïncider la date du suicide d’Emma Bovary, 23 Mars 1846, avec celle du décès de Caroline Flaubert-Hamard, sœur de l’écrivain (2), et l’on constatait que cette date se retrouvait dans le livre de la dette (3).

Roger Bismut remarquait également que certains nombres (43 – 46) couraient « avec une constance obsédante » (4), qu’il était, dans ces conditions, malaisé d’invoquer le seul hasard et que « la voie tracée » pouvait donc « se révéler féconde »(5).

Partant de là, je me suis livré — sans pour autant préjuger de l’utilité d’une telle démarche — à une relecture attentive de Madame Bovary. Et je pense être parvenu, dans le domaine assez fascinant de la symbolique des nombres (et aussi des lettres, car j’ai étudié également la formation de certains noms propres — patronymes, prénoms, toponymes) à des conclusions qui éclairent d’un jour inattendu un roman encore couramment considéré comme le parangon du récit « réaliste ».

I. Les Nombres

Avant d’aborder l’étude de la Symbolique de certains nombres, il me paraît utile de donner les précisions suivantes :

— Je n’ai, évidemment, tenu aucun compte des nombres utilisés dans des expressions toutes faites, telles que : « deux ou trois », « quatre ou cinq » etc., « huit jours, quinze jours » etc., « un quart de lieue, un quart-d’heure, trois-quarts d’heure » etc. Il en va de même lorsque le nombre s’impose nécessairement : « ses deux yeux, ses deux bras, entre deux vins » etc.

— Bien entendu, je me suis donné comme loi qu‘un nombre ne peut se charger de signification que dans la mesure où sa récurrence au cours du récit apparaît, de toute évidence, insolite (6).

A. Les nombres de base : 3 — 4 — 6

1. Le nombre 3

1.1 : — « (…) (Charles) écrivait une longue lettre à sa mère, avec de l’encre rouge et trois pains à cacheter. »

« À la fin de la troisième, ses parents le retirèrent du collège (…) »

I. 2 : — « Charles partirait trois heures plus tard (…) »

« Une jeune femme (Emma), en robe de mérinos bleu garnie de trois volants (…) »

« Au lieu de revenir aux Bertaux trois jours après (…) »

I. 3 : — « Il (Charles) arriva un jour vers trois heures (…) »

« À l’époque de la Saint-Michel, Charles était venu passer trois jours aux Bertaux (…) »

I.7 : — « Un mercredi, à trois heures, M. et Mme Bovary (…) partirent pour la Vaubyessard (…) »

I. 8 : — « Le château (…) avec (…) trois perrons (…) »

« À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu (…) »

« (…) La jeune dame (…) jetait dans son chapeau quelque chose de blanc, plié en triangle. »

« À trois heures du matin, le cotillon commença. »

« (…) Une dame (…) avait devant elle trois valseurs agenouillés. »

I. 9 : — « (…) Les chevaux de la poste, trois par trois, traversaient la rue (…) »

« Le père Rouault (…) resta trois jours à Tostes. »

II. 1 : — « L’Andelle, après avoir fait tourner trois moulins (…) »

« (La mairie) a, au rez-de-chaussée, trois colonnes Ioniques (…) »

« Lors du choléra, pour l’agrandir (le cimetière), on a acheté (…) trois  acres de terre (…) »

II. 4 : — « (…) Les trois centaines terminées (…) »

II. 5 : — « On pourrait parler de lui aux Trois Frères (…) »

II. 6 : — « (…) Quand Léon eut (…) fait rembourrer ses trois fauteuils (…) »

II. 7 : — « Pendant trois semaines qu’elles (Emma et sa belle-mère) étaient restées ensemble (…) »

« Il (Rodolphe) déposa trois francs sur le coin de la table (…) »

« Il (Charles) porte (…) une barbe de trois jours (…) »

« Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait. »

II. 8 : — « Il (Rodolphe) prit trois tabourets (…) »

II. 11 : — « (…) En recommençant trois fois, il fit donc construire (…) une manière de boîte (…) »

« Trois jours après, Hippolyte n’y pouvant plus tenir (…) »

II. 12 : « Trois jours après, Lheureux reparut. »

II. 13 : — « Après quoi, il (Rodolphe) fuma trois pipes et alla se coucher. »

II. 14 : — «  Charles (…) trouva dans la cuisine trois vauriens attablés. »

III. 1 : — « (…) En la revoyant après trois années d’absence (…) »

« Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. »

« Il (Léon) (…) remonta trois rues (…) »

III. 2 : — « Elle (Emma) y resta trois jours. »

III. 3 : — « Ce furent trois jours pleins, exquis (…) »

III. 4 : — « Mme Liégeard m’a certifié que ses trois demoiselles (…) prenaient des leçons (…) »

III. 5 : — « Reçu, pour trois mois de leçons (…) »

« (…) Trois jours après, il (Lheureux) entra dans sa chambre (…) »

« Deux billets, dont l’un (…) payable dans trois mois. »

III.6 : — « (…) Parmi du cresson et des asperges, trois homards engourdis s‘allongeaient (…) »

« Ils le trouvèrent (Bridoux) (…) surveillant trois garçons (…) »

« Le 3 Août, deux cents francs (…) »

« (…) Il la rappela, pour lui montrer trois aunes de guipure (…) »

« Il (Lheureux) cria dans le judas : — Annette ! n’oublie pas les trois coupons (…) »

III. 7 : — « J’ai été chez trois personnes … inutilement ! »

— « (…) Si tu ne me voyais pas à trois heures, ne m’attends plus (…) »

— « (…) La foule s’écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches d’un pont (…) »

« (Le notaire) remettait (…) sa toque de velours (…) posée sur le côté droit, où retombaient les bouts de trois mèches blondes (…) »

« Quelle heure est-il ? demanda-t-elle (…)

Trois heures, bientôt. »

« (…) Elle se voyait déjà chez Lheureux étalant sur son bureau les trois billets de banque (…) »

III. 8 : — « (…) Depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée. »

— « (…) Elle (Emma) aperçut (…) l’impossible château (…) avec (…) les trois cours (…) »

« Elle (Emma) alla droit vers la troisième tablette. »

— « (…) Une berline de poste, qu’enlevaient (…) trois chevaux (…) »

III. 9 : — « (…) Trois cercueils, un de chêne, un d’acajou, un de plomb (…) »

« (Homais) revint le soir pour faire la veillée du cadavre, apportant avec lui trois volumes (…) »

« (…) Quand les trois couvercles furent rabotés (…) »

III. 10 : — « Il (Le père Rouault) aperçut trois poules noires (…) »

— « (…) Il promit à la Sainte-Vierge trois chasubles pour l’église (…) »

« Pour se donner du cœur, il but trois cafés l’un sur l’autre. »

« (…) Ils virent (…) repasser continuellement les trois chantres qui psalmodiaient. »

« Les porteurs glissèrent leurs trois bâtons sous la bière (…) »

« Ils se taisaient tous les trois ».

J’ajouterai que le roman s’ouvre et se referme sur l’évocation du nombre trois. Dès la première ligne, apparaissent trois personnages : le proviseur, le garçon de classe et Charles Bovary. Et l’on apprend, à la fin du dernier chapitre, que « depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédé à Yonville ».

Le nombre trois est donc attesté soixante-sept fois dans le roman (je n’ai tenu compte que des références où ce nombre est écrit en toutes lettres), ce qui est considérable (cf. note 6).

D’autre part, trois apparaît de quatre à six fois dans six chapitres : I. 8 – II. 7 – III. 6 – III. 7 – III. 8 – III. 10.

Première constatation : à mesure que le développement des faits approche du dénouement (mort d’Emma, III. 8), les apparitions de trois se multiplient. Seconde constatation : chacun de ces chapitres concerne fondamentalement la destinée de l’héroïne : I. 8 : bal de la Vaubyessard (trois attesté cinq fois) ; II. 7 : lendemains du départ de Léon et apparition de Rodolphe (quatre fois) ; III. 6 : les rendez-vous du jeudi, la déchéance, le papier de mise à l’encan, le refus définitif de Lheureux d’accepter un nouvel arrangement (cinq fois) ; III. 7, l’abandon de Léon, l’humiliation et l’échec de la visite chez le notaire (six fois) ; III. 8, l’abandon de Rodolphe, le suicide, la mort (quatre fois) ; III. 10, les conséquences immédiates de la mort d’Emma, la mort de Charles, le triomphe d’Homais (six fois).

Par ailleurs, il apparaît évident que la présence du nombre trois en certaines circonstances déterminantes souligne la valeur éminemment symbolique de ce nombre : I. 2 : Charles part, pour la première fois, aux Bertaux « trois heures après » son valet d’écurie qui « prend les devants » ; – I. 3 : Il arrive un jour aux Bertaux « vers trois heures » ; – il était venu, en Septembre, « passer trois jours » aux Bertaux » ; -1. 7 : les époux Bovary partent pour la Vaubyessard « à trois heures » ; I. 8 : le cotillon du bal commence « à trois heures du matin » ; – II. 8 : Lors des Comices, au premier étage de la mairie, Rodolphe, pour s’installer avec Emma, « prit trois tabourets » (Pourquoi trois, puisqu’ils n’étaient que deux ?) ; – III. 1 : Léon revoit Emma « après trois années d’absence » ; – III. 2 : Emma reste à Rouen, pour la première fois, « trois jours » ; – III. 8 : Rodolphe avait « soigneusement » évité Emma « depuis trois ans » ; Emma va « droit à la troisième tablette » du « capharnaüm » d’Homais pour y prendre le poison ; – III. 9 : Emma est veillée par trois personnes : Homais, le curé et Charles ; Charles exige, pour son épouse, « trois cercueils » ; – III. 10 : le père Rouault, galopant à bride abattue vers Yonville, « aperçut trois poules noires », « promit à la Sainte-Vierge trois chandelles pour l’église », but « trois cafés l’un sur l’autre » (le tout, dans le même paragraphe).

Enfin, notons que trois accompagne sept fois l’arrivée ou la présence de l’usurier Lheureux.

2. Le nombre 4

I.1 : — « Sa mère lui choisit une chambre, au quatrième (…) »

I. 2 : — « Vers quatre heures du matin, Charles (…) se mit en route vers les Bertaux (…) »

I. 8 : — « On se levait à quatre heures (….) »

I. 9 : — « Dès quatre heures du soir, il fallait allumer la lampe. »

« Il en coûtait à Charles d’abandonner Tostes, après quatre ans de séjour. »

II. 1 : — « Une copie de la Sainte-Famille (…) dominant le maître-autel entre quatre chandeliers (…) »

« Un autre (chien) avait (…) passé quatre rivières à la nage (…) »

II. 2 : — « (…) Mme Lefrançois (…) avait fait dresser les quatre couverts. »

« C’était la quatrième fois qu’elle couchait dans un endroit inconnu » (7)

II. 5 : — « Il (Lheureux) allait à la ville quatre fois par mois, régulièrement. »

II. 6 : — « (…) Cette maison blanche (celle des Bovary) avec ses quatre jalousies vertes (…) »

II. 7 : — « C’était une robe d’été (celle d’Emma) à quatre volants. »

II. 8 : — « (…) Il y avait (…) contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules (…) »

II. 12 : — « Mais voilà quatre ans que je patiente (…) »

III. 1 : — « La nuit s’épaississait sur les murs où brillaient encore (…) les grosses couleurs de quatre estampes représentant quatre scènes de la Tour de Nesle (…) »

« L’enfant partit comme une balle par la rue des Quatre-Vents. »

« Elle (la voiture) s’élança d’un bond à travers Quatremares (…) »

III. 5 : — « Il (Lheureux) étala sur la table quatre billets à ordre (…) »

III. 6 :« Quatre heures ! et il lui semblait qu’elle était là, sur ce banc, depuis l’éternité. »

« (…) Un restaurant des plus médiocres, dont le maître leur ouvrit, au quatrième étage, une petite chambre. »

« À quatre heures du soir, Hivert la réveilla. »

III. 7 : — « Quatre heures sonnèrent ; et elle se leva pour s’en retourner à Yonville. »

III.9 : — « (…) L’apothicaire, qui n’en pouvait plus (…) vers quatre heures du matin (…) »

III. 10 : — « (…) La bière reposait entre quatre rangs de cierges. »

Le nombre quatre est attesté vingt-six fois, certes beaucoup moins que trois, mais assez souvent toutefois pour qu’il soit chargé de signification, (cf. note 6).

On remarque que quatre concerne en premier lieu Emma (six fois) et les couples (Charles – Emma, quatre fois ; Léon-Emma, quatre fois également). Quatre n’a de rapport avec Rodolphe qu’une seule fois : par la date du 4 Septembre, qui est déterminante, (Il. 12).

3. Le nombre 6

I.1 : — « Six mois se passèrent encore ; et, l’année d’après, Charles fut définitivement envoyé au collège de Rouen (…) »

I. 2 : — « Il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse (…) »

« Il s’était cassé la jambe, la veille au soir, en revenant de faire les Rois chez un voisin. » (8)

I. 4 : — « M. et Mme Charles arrivèrent à Tostes vers six heures. »

II. 1 : — « Changer mon billard (…) sur lequel (…) j’ai mis coucher jusqu’à six voyageurs ! »

« Et M. Binet donc ! À six heures battant, vous allez le voir entrer (…) »

« Six heures sonnèrent. Binet entra. »

II. 3 : — « Léon attendit tout le jour que six heures du soir fussent arrivées. »

« Elle accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant. »

« (…) Sans regarder sur l’almanach si les six semaines de la Vierge duraient encore (…) »

« (…) Une Renommée que six pointes à sabot clouaient au mur. »

« (Le) mari (de la mère Rollet) qui, avec son métier et six francs par an (…) »

II. 4 : — « (Homais) battait Charles à plein double-six. »

II. 5 : — « Il (Lheureux) retira de la boîte une demi-douzaine de cols brodés. »

II. 6 : — « M. Homais (…) vint à six heures et demie, pendant le dîner. »

II. 8 : — « Vers six heures, un banquet (…) a réuni les principaux assistants de la fête. »

II. 9 : — « Six semaines s’écoulèrent. Rodolphe ne revint pas. »

II. 10 : — « (…) Au bout de six mois (…) ils se trouvaient l’un vis-à-vis de l’autre, comme deux mariés (…) »

II. 12 : — « Félicité (…) avait six ans de plus (que Justin). »

II. 14 : — « Bovary finit par souscrire un billet à six mois d’échéance. »

II. 15 : — « c’est convenu, n’est-ce pas, demain à six heures ? »

III. 1 : — « Léon attendit pendant tout le jour que six heures du soir fussent arrivées. »

III. 6 : — « Un jour, elle (Emma) tira de son sac six petites cuillers en vermeil. »

III. 7 : — « (Homais) tenait (…) dans un foulard six cheminots pour son épouse. »

III. 8 : — « Il (Charles) attendit jusqu’à six heures du soir. »

III. 9 : — « À six heures, on entendit (…) l’Hirondelle qui arrivait. »

III. 10 : — « Durant six mois consécutifs, on put donc lire dans le Fanal de Rouen (…) »

Le nombre six apparaît, dans l’ensemble du récit, vingt-sept fois, indice de fréquence important. On le rencontre dans vingt chapitres sur trente-cinq. Mais ce n’est que dans trois chapitres (I. 2 – II. 1 – II. 3) qu’il se trouve répété à l’intérieur même du chapitre.

À noter qu’il apparaît sept fois au cours du chapitre II. 3 et, en particulier, àl’occasion du récit de la naissance et du baptême de Berthe Bovary (9). Donc six paraît pour ainsi dire « saupoudrer » l’ensemble du récit. Son utilisation est moins massive que celle de trois, mais moins fragmentée que celle de quatre.

4. Combinaisons entre les trois nombres de base

à l’intérieur du même énoncé.

I. 4 : — « Il y avait (sur la table) quatre aloyaux, six fricassées de poulets, trois gigots et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l’oseille. »

1. 5 : — « De l’autre côté du corridor était le cabinet de Charles, petite pièce de six pas de large environ, avec une table, trois chaises (…) Les tomes du Dictionnaire des Sciences médicales (…) garnissaient (…) les six rayons d’une bibliothèque. (…) Quatre plates-bandes (…) entouraient (…) le carré (…) des végétations sérieuses. »

II. 1 : — « Il (le curé) en plierait quatre comme vous sur son genou (…) il en portait six bottes (de foin) à la fois. »

II. 3 : — « (Homais) donna pour cadeaux : six boîtes de jujubes, un bocal entier de racahout, trois coffins de pâte à la guimauve et, de plus, six bâtons de sucre candi (…) »

II. 5 : — « (…) M. Lheureux exhiba (…) trois écharpes algériennes (…) et (…) quatre coquetiers en coco (…) »

II. 10 : — « (…) Quatre onces de cire jaune, et trois demi-onces de noir animal (…) »

II. 14 : — « (…) Prêtant à six pour cent, augmenté d’un quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers (…) »

II. 15 : — « (…) Ils causaient (…) cotons, trois-six ou indigo. »

III. 6 : — « (…) Si je vous apportais (…) le quart de la somme, le tiers, presque tout ? »

III. 10 : — « Les six hommes, trois de chaque côté (…) »

III. 11 : — « Mlle Lempereur réclama six mois de leçons ; (…) le loueur de livres réclama trois ans d’abonnement. »

J’ai tenu à rassembler, en un paragraphe spécial, ces onze exemples, il m’est apparu, en effet, que la réunion dans le même énoncé, de deux ou trois nombres de base était particulièrement saisissante (10). L’intention de Flaubert apparaît, là, évidente.

On pourra me chicaner sur l’exemple du « trois-six » (II. 15). « Trois-six » est, en effet, un nom commun désignant, comme l’on sait, un alcool. Mais pourquoi Flaubert a-t-il choisi de le faire figurer dans ce passage ? Les spectateurs au parterre ne pouvaient-ils pas, en attendant le lever de rideau, outre les cotons ou l’indigo, parler d’autre chose ? (11)

Tenant compte de ces derniers exemples, on constate donc que les nombres trois, quatre et six figurent, dans l’ensemble du récit, cent-quarante-huit fois, soit en moyenne, un peu plus de quatre fois par chapitre.

Le chapitre au cours duquel les trois nombres apparaissent le plus fréquemment (douze fois) est le chapitre III. 6, suivi de près par les chapitres II. 3, III. 10 (dix fois) et II. 1 (neuf fois).

Le chapitre 6 de la IIIe Partie conte la détérioration des rapports entre Emma et Léon, l’accélération de la déchéance d’Emma la nuit de la mi-Carême, la découverte du papier de mise à l’encan et le refus définitif de Lheureux d’accorder un nouveau délai de paiement. Chapitre éminemment tragique : Emma se trouve au bord du gouffre et commence à en éprouver l’attirance. Et c’est au cours de ce chapitre qu’elle lit, sans la comprendre, sur le livre de Lheureux, la date de son suicide : 23 Mars 46.

Le chapitre II. 3 fait le récit de la naissance et du baptême de Berthe, Il conte également la liaison tendre et platonique entre Emma et Léon. Le chapitre III. 10 est celui des funérailles et le chapitre II. 1, celui de l’arrivée à Yonville des Bovary et la première rencontre avec Léon.

Ces quatre chapitres, pour des raisons diverses, résument la destinée d’Emma : Yonville, Léon, la naissance de Berthe, la fin de la dernière liaison, la ruine, – et la mort.

Ajoutons que, plus approche le dénouement, plus les trois nombres se multiplient : III. 1, six fois ; III. 6, douze fois ; III. 7, huit fois ; III. 8 et 9 (suicide, mort, funérailles), dix fois.

On est donc en droit d’établir un rapport certain entre la récurrence des trois nombres et le processus romanesque.

Mais ce n’est pas tout.

5. Les Multiples.

a) Multiples ronds de Trois (30, 300, 3.000)

I. 4 : — Leur fils (aux Rouault), à présent, aurait trente ans ! »

II. 3 : — « (…) Toute la dot, plus de trois mille écus, s’étaient écoulée en deux ans »

« Quoiqu’elle (Mme Homais) eût trente ans (…) »

II. 12 : — « Il (Charles) déboursa trois cents francs pour une jambe de bois (…) »

II. 14 : — « Sa mère (Mme Bovary mère) leur avait expédié trois cents francs (…) »

III. 7 : — « (…) Il n’était pas possible que l’on ne découvrît point trois mille francs. »

III.8 : — « (…) Je suis ruinée, Rodolphe ! Tu vas me prêter trois mille francs (…) Aujourd’hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir (…) Il me repousse parce que ça lui coûterait trois mille francs ! »

b. Multiples ronds de Quatre (40, 440, 4.000, 40.000)

I. 8 : — « C’était une femme (la marquise de la Vaubyessard) de la quarantaine environ (…) »

« Quelques hommes (…) de vingt-cinq à quarante ans (…) »

III. 1 : — « (La cloche d’Amboise) pesait quarante mille livres (…) La flèche aura quatre cent quarante pieds (…) »

III, 5 : — « (…) L’acquéreur proposait quatre mille francs. »

« Reçu de Mme Bovary quatre mille francs. »

III. 8 : — « (…) Quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable »

c) Multiples ronds de Six (60, 600, 6.000)

I. 2 : — « Héloïse (…) possédait (…) une part de bateau évaluée six mille francs (…) »

I. 8 : — « Race porcine (…) soixante francs ! »

III.6 : — « (…) Il leur restait, outre Barneville, six cents livres de rente (…) »

d) Autres formes de multiples (9, 12, 36, 54, 270)

1) 9 (3 fois 3)

I. 3 : — « Le lendemain, dès neuf heures, il (Charles) était à la ferme. »

III. 7 : — « Elle (Emma) fut, à neuf heures du matin, réveillée par un bruit de voix sur la place. »

III. 9 : — « Homais, quand il revint à neuf heures (…) »

2) 12 (3 fois 4 ou 4 fois 3)

I. 1 : — (…) M. Charles-Denis-Bartholomé Bovary, compromis vers 1812, dans des affaires de conscription (…) » (12)

« À douze ans, sa mère obtint que l’on commençât ses études. »

I. 2 : — « Au lieu de sacrer comme il fait depuis douze heures, il (le père Rouault) se prit à geindre faiblement. »

I. 8 : — « (…) Il n’y avait plus que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu près. »

II. 2 : — « (…) Un caniche qui, après douze ans d’absence, lui avait (…) sauté sur le dos. »

Multiple rond de 12

T. 1 : — « (…) La veuve d’un huissier de Dieppe qui avait (…) douze cents livres de rente. »

3) 36 (12 fois 3, 9 fois 4, 6 fois 6)

III. 9 : — « Il (le père Rouault) n’avait reçu la lettre du pharmacien que trente-six heures après l’événement (…) »

III. 11 : — « Trente-six heures après, sur la demande de l’apothicaire, M. Canivet accourut. »

4) 54 (18 fois 3, 9 fois 6)

II. 8 : — « Catherine-Nicaise-Élisabeth Leroux (…) pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme. »

5) 270 (90 fois 3)

II. 12 : — « Il (Lheureux) se présenta chez elle avec une facture de deux cents soixante et dix francs (…) »

6) Autres références aux chiffres de base (14, 16, 23, 26, 34, 43, 46, 74)

1) 14

I. 5 : — « Il (Charles) avait vécu pendant quatorze mois avec la veuve. »

I. 9 : — « Emma prit à son service une jeune fille de quatorze ans. »

II. 7 : — « Elle (Emma) dépensa en un mois pour quatorze francs de citrons pourse nettoyer les ongles (…) »

III. 6 : — « Il (Lheureux) cria dans le judas : « Annette ! n’oublie pas les trois coupons du n° 14. »

2) 16

I. 3 : — « Il y eut donc une noce (…) où l’on resta seize heures à table (…) »

 

3) 23

I. 8 : — « Jean (…) de la Vaubyessard (…) mort (…) le 23 Janvier 1693 »

III. 4 : — « (…) 23 mars 46 » (13)

4) 26

I. 8 : — « Un mercredi, à trois heures, M. et Mme Bovary (…) partirent pour la Vaubyessard (…) » (14)

5) 34

II. 7 : — « M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans (…) »

6) 43

I. 3 : — « Il y eut donc une noce, où vinrent quarante-trois personnes (…) »

II. 13 : — « Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. »

7) 46

I. 2 : — « (…) Au bout de quarante-six jours, on vit le père Rouault quis’essayait à marcher seul (…) »

III. 4 : — « (…) 23 mars, 46. » (15)

8) 74

III. 5 : — « Mlle Lempereur (…) demeurant rue de la Renelle-des – Maroquiniers, n° 74. »

Donc, si l’on ajoute, aux cent-quarante-huit passages dans lesquels apparaissent les trois nombres de base, les différentes formes de multiples ou références diverses, on parvient au total de cent-quatre-vingt-quatorze passages du roman dans lesquels, d’une façon ou d’une autre, se trouve signalée la présence des nombres trois, quatre et six.

7) Le nombre 19

l. 3 : — « Charles attacha son cheval à un arbre. Il courut se mettre dans le sentier ; il attendit. Une demi-heure se passa, puis il compta dix-neuf minutes à sa montre. »

Récit de la demande en mariage « par personne interposée ». Pendant que le père Rouault parle à Emma, il se passe d’abord trente minutes (multiple rond de trois), puis dix-neuf minutes.

J’ai été fort intrigué par cette précision, mais, à première vue, ce nombre 19 ne se référant aucunement à l’ensemble des chiffres de base, j’ai d’abord pensé que Flaubert avait choisi un nombre aussi précis (pourquoi pas vingt ?) pour colorer son énoncé d’une touche ironique, — procédé constant dans l’ensemble du roman.

Mais je me suis aperçu que 19 était le total de l’addition des chiffres qui constituent le millésime 1846 (1 +8 + 4 + 6= 19). Or, on retrouve ce même total, quand on examine la date de la mort de « Jean de la Vaubyessard, amiral de France » (I. 8), « mort (…) le 23 Janvier 1693 (1+6 + 9 + 3 = 19) (16). Et l’on remarque que cette date contient le 23 (cf. supra) et que Janvier est le mois aucours duquel, le 15, mourut le docteur Achille-Cléophas Flaubert. J’ajouterai que l’addition : 23 + 1 + 19 aboutit au total de 43, autre nombre de référence. Ce qui veut dire que cette date du 23 Janvier 1693 constitue une synthèse se référant aux drames de 1846 : 23 (mort de Caroline) (17), Janvier (mort du docteur Flaubert) 1693 = 19 = 1846. (18)

8) Sur certaines dates

L’on a déjà, je le rappelle, précisé la date-charnière du lundi 4 septembre 1843, à partir de laquelle a pu être reconstituée la chronologie générale du roman. Il s’agit, sans nul doute, comme l’a fait remarquer Jacques Seebacher (19), d’une référence au drame de Villequier (20).

J’ajouterai toutefois que, par un singulier hasard, cette date : 4-9-1843 se fonde sur diverses combinaisons des nombres de base, soit directement (le 4), soit indirectement (9, multiple de 3 ; – 43, combinaison des deux nombres de base 3 et 4 ; – total des chiffres 1+ 8 + 4 + 3 = 16, nombre de référence au 6).

J’ai tenté de dater avec précision certains événements. Le bal à la Vaubyessard a eu lieu le mercredi 26 septembre 1838, la chronologie du roman le situant « fin septembre 1838 », et le dernier mercredi de septembre tombe le 26. Donc, le bal se situe un an – peut-être jour pour jour – après le bal au château du Héron qui eut lieu à la Saint-Michel 1837 et auquel, comme l’on sait, Flaubert, âgé de quinze ans, avait assisté. (21)

Je crois pouvoir également dater exactement le jour de la naissance de Berthe Bovary. Il est dit (II. 3) : « Elle (Emma) accoucha un dimanche, vers six heures, au soleil levant ». La chronologie du roman situe la naissance de Berthe « fin mai, début Juin 1841 ». Il s’agit, sans aucun doute, du dimanche 6 Juin 1841. Berthe Bovary est donc, incontestablement, « marquée » du nombre six : née vers six heures, le six du sixième mois de l’année, elle reçoit en cadeau, de la part d’Homais, « six boites de jujube » et « six bâtons de sucre candi » ; et, lors du dîner du soir, se retrouvent autour de la table six personnes : ses grands-parents, son père, Léon, le pharmacien et le curé. (22)

Je serai moins affirmatif pour d’autres dates, faute de précisions dans le texte de Flaubert. Je me contenterai de suggestions.

Le « dimanche de Février » au cours duquel (II. 5) Emma, en compagnie de Charles, Homais, les enfants d’Homais, Justin et Léon, va visiter une filature en construction, pourrait bien être le dimanche 6 Février 1842 (23). L’opération du pied-bot a lieu un mardi. On peut choisir entre les mardis 9, 16, 23 ou 30 mai 1843 (24). Les Comices agricoles se sont peut-être déroulés le mercredi 3 Août 1842 (25). Emma s’est donnée à Rodolphe « aux premiers jours d’octobre » (1842) (26). J’avancerai les dates possibles des lundi 3, mardi 4 ou jeudi 6.

Quoi qu’il en soit, ces dates illustrent et confirment les conclusions auxquelles je suis parvenu en ce qui touche le jeu symbolique des nombres dans le roman de Flaubert.

(à suivre)

J.L. DOUCHIN

(Université de Nantes)

1) N° 42, Mai 1973, pp. 4-9.

(2) La date du 23 Mars 1846 pour le décès de Caroline Hamard est contestée par Jean Bruneau. J’y reviendrai.

(3) Madame Bovary, III. 4. Compte tenu du nombre d’éditions du roman, j’indiquerai seulement en référence la Partie et le Chapitre. Privilégier une édition en indiquant seulement la page embarrasserait les lecteurs qui ne la posséderaient pas.

(4) Pour 43 et 46, c’est beaucoup dire ! La récurrence de certains autres nombres est Infiniment plus surprenante.

(5) Art. cité, p. 9, cf. infra, Conclusions.

(6) Certains nombres ne sont attestés qu’une seule fois : 13 – 20 – 22 – 58 – 65. Sont attestés deux fois : 10-25. Sont attestés trois fois : 7-8-11 (7 et 11 dans les expressions « 7 heures » et « 11 heures », qui peuvent être interprétées comme « 19 heures » et « 23 heures », cf. infra.) 15 apparaît quatre fois. 5 (et son multiple 50), neuf fois. 2 (dans les expressions où il apparaît que ce nombre résulte d’un choix délibéré de l’auteur) treize fois.

(7) La troisième, à la Vaubyessard

(8) Donc, le 6Janvier, et non le 5 (Roger Bismut, art. cité., p. 6. note 9).

(9) Cf. infra. pour l’étude détaillée de ce passage.

(10) En une circonstance, Flaubert a privilégié la symbolique des nombres aux dépens de la pure arithmétique : I. 3 : « Le père Rouault vint apporter à Charles le paiement de sa jambe remise : soixante et quinze francs en pièces de quarante sous. » (soixante, multiple de six, quinze, multiple de trois, quarante, multiple de quatre.) Quarante sous valant deux francs, il n’est guère facile de parvenir, avec ces seules pièces, à la somme totale de soixante-quinze !

(11) Je reviendrai sur le « trois-six » cf. note (18)

(12) À noter que 1 + 8 + 1 + 2 = 12.

(13) L’expression « à onze heures du soir » apparaît à deux reprises. On pourrait penser à « vingt-trois heures », mais ce mode d’expression est inusité au XIXe siècle, surtout en province. Il est possible, toutefois, que Flaubert ait songé à l’équivalence entre les deux expressions. Notons que c’est à « onze heures du soir » que Charles Bovary et son épouse Héloïse furent réveillés par le valet de ferme du père Rouault (I. 2).

(14) Il s’agit du mercredi 26 septembre 1838. cf. infra.

(15) Ces quatre dernières références ont été déjà signalées par Roger Bismut (art. cité, p. 9).

(16) Les dates précédentes, dans le récit, sont historiques.

(17) Date contestée, cf. infra.

(18) À trois reprises, on trouve l’expression – sept heures du soir ». On peut traduire par« dix-neuf heures » (cf. note 13). À propos du nombre 19, je reviens sur le trois-six ». Flaubert, en bon bourgeois normand, n’était pas sans connaître la teneur précise des alcools. Or, le « trois-six » désignait l’alcool marquant trente degrés à l’alcoolomètre Cartier, dont trois parties mélangées à un poids égal d’eau devraient fournir six parties d’eau-de-vie à . .. 19° ! Je demeure persuadé que le choix du « trois-six » n’est pas entièrement gratuit. J’oserai même ajouter, au risque de me faire accuser d’excès de subtilité, que lorsqu’on relit l’ensemble de la phrase : – »ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo », on est frappé par le fait que le « trois-six », situé au centre d’un énoncé de trois éléments, est entouré de deux noms comportant chacun six lettres. Maisaprès tout, quand on sait que Flaubert passait chacune de ses phrases au « gueuloir », on est endroit de se livrer à de telles interprétations.(19) Art. cité, p. 5, note 5.

(20) Cf. infra, Conclusions.

(21)Flaubert, Correspondance, éd. Bruneau, Bibliothèque dela Pléiade, I.p. 1087 (référence p. 607, note 2)

(22) Son prénom et son nom comportent chacun six lettres, cf. infra. Pour la signification de six, cf. infra, Conclusions.

(23) Art. cité, p. 7 : « 1842 – Février : Emma amoureuse de Léon. »

(24) Ibid. « 1843 : Mai : opération du pied bot ». Tous les mardis de ce mois de mai 1843 (sauf le 2) se réfèrent aux chiffres de base. C’est, à mon sens, pour cette raison que Flaubert fait opérer Hippolyte un mardi.

(25) Ibid. « 1842 : août : Comices agricoles ». Le mercredi est jour de marché à Yonville.

(26) Ibid. « 1842 : Octobre : Emma, maîtresse de Rodolphe ».