Yonville-l’Abbaye : une création littéraire

Les Amis de Flaubert – Année 1981 – Bulletin n° 59 – Page 3

 

 

Yonville-l’Abbaye : une création littéraire

Éditorial

En cette fin d’année, en prévision de la prochaine, avons-nous besoin de faire sentir les difficultés financières que les petites sociétés littéraires comme la nôtre éprouvent pour survivre aux difficultés qui les assaillent afin de continuer la publication régulière de leur bulletin. Il est notre trait d’union pour tous ceux qui veillent et s’intéressent de près à l’œuvre laissée par Flaubert et Maupassant. La crise économique mondiale a ses répercussions sur notre petit monde. Le coût de notre bulletin augmente naturellement chaque fois que nous en recevons la facture, due à la montée sensible du prix du papier et aux frais d’impression en progression constante. Combien d’années pourrons-nous tenir encore ? Malheureusement le total des cotisations n’augmente pas au même rythme et tendrait plutôt à régresser. La quantité d’articles que nous recevons s’accroît sans cesse, excellente preuve d’attrait et de vitalité. Pour vivre convenablement, il faut actuellement entre 16.000 et 18.000 F chaque année. En considérant les sociétés analogues à la nôtre, et ayant par conséquent les mêmes soucis que nous, leur tarif s’établit entre 80 et 100 F. C’est beaucoup pour les petites bourses, qui sont dans les circonstances présentes obligées de rogner sur le poste de leur superflu. Si nous avions 500 abonnés, l’équivalent de notre tirage, nous ne pleurerions pas misère, car nous avons actuellement la valeur en réserve d’articles pour les trois prochains numéros et, financièrement, nous ne pouvons augmenter le nombre de pages. Comprenez nos ennuis et montrez-vous généreux dans votre prochain envoi de l’abonnement pour 1982.

Ces lignes devaient être écrites en tête de notre bulletin et avoir l’indication d’un signal d’alarme. Revenons maintenant à des pensées plus avenantes.

L’histoire et la critique littéraires doivent toujours être proches et respectueuses de la vérité qui fut et corriger sans cesse les écarts plus que les détournements n’ayant rien de scientifiques, s’appuyant trop sur des supputations quant aux desseins publicitaires qui les animent. Surtout dans la région rouennaise et à l’est de la ville, à cause de l’origine locale de Mme Bovary. Pour certains, Yonville-l’Abbaye ne peut être que Ry, pour d’autres Forges-les-Eaux, comme la ferme du château de Blainville-Crevon devenue sur les cartes de l’I.G.N. la ferme de Mme Bovary. On a aussi avancé prudemment que Lyons-la-Forêt pourrait également avoir servi de modèle à Yonville, à cause de la rivière la Lieure, doublet de la Rieule. Antérieurement, on avait aussi avancé à cause d’un fait divers, que ce pourrait être Neufchâtel-en-Bray ; cette histoire est rapidement tombée à l’eau. Dans l’ensemble, on veut faire trop d’exégèse de ressemblance avec les textes Soyons tous plus mesurés dans les espérances.

On peut se demander si Flaubert, écrivant son roman avec ses nombreuses difficultés de style, avait songé un seul instant à l’un de ces bourgs qui essaient de maintenir ou de développer leur potentiel touristique et de s’annexer Flaubert pour leur renommée locale. Les syndicats d’initiative, s’ils avaient le souci de l’exactitude, devraient se montrer plus prudents. Les légendes créées ont toujours la vie dure et sont préférées à la probable vente.

Flaubert n’était pas un juge d’instruction chargé de fournir un rapport précis et circonstancié sur deux personnages bien anodins, morts depuis une dizaine d’années et que lui-même n’avait pas connus directement. Les collatéraux de cette famille vivant encore dans cette région ne savent absolument rien et aucune tradition familiale ne s’est transmise, et pour cause. Flaubert était un romancier et il a créé un Yonville-l’Abbaye comme il lui a plu et voulu. On sait par sa correspondance qu’il a vécu quelques semaines à Forges-les-Eaux avec sa mère. On montre avec certitude l’habitation où il a résidé. On n’a aucune preuve qu’il soit allé à Ry. Par contre, on sait qu’avant de partir pour son voyage d’Orient, Bouilhet et sa mère lui ont raconté l’aventure étrange survenue à l’officier de santé Delamare, deux fois marié, deux fois veuf, et qui mourut peu après, laissant une orpheline, laquelle fut élevée par une des sœurs de sa mère, et non par son grand-père, comme dans le roman. Cela, Flaubert le sut en partie et c’est, à notre avis, ce que Maxime du Camp et Bouilhet, qui avaient sur lui une grande influence, lui ont conseillé de se servir comme canevas pour son roman. Yonville-l’Abbaye est une création littéraire conforme à ces bourgs-marchés de Normandie, avec leur place rectangulaire plus ou moins étirée. Pourquoi ce serait Ry, s’il n’y a jamais mis les pieds ? Il faut reconnaître que l’article de Georges Dubosc de 1890 a contribué à l’essor touristique de Ry et que ce bourg le maintient encore de nos jours. On va à Ry, convaincu que les époux Delamare y ont vécu, ce qui est exact, et par déduction on pense que Yonville-l’Abbaye est la copie directe de Ry, ce qui demeure plus problématique.

D’ailleurs, les romanciers, les caricaturistes, les chansonniers ont souvent besoin qu’on leur suggère une idée pour les mettre en verve d’exécution. Après, ils échafaudent selon leur fantaisie ce que leur imagination désire. Maupassant était de ceux-là. Ce fut son oncle Cordhomme qui lui raconta l’aventure burlesque de Adrienne Legay, fille entretenue de la société rouennaise, forte Cauchoise à la poitrine saillante dont il fit sa Boule de Suif et que les Rouennais se racontaient discrètement. Histoire probablement amplifiée de bouche à oreille qui aurait eu lieu sur la route de Rouen au Havre. Maupassant l’a modifiée en la plaçant à Tôtes, sur la route de Dieppe. Ce ne fut que quelques années plus tard que Maupassant connut véritablement son modèle, à un petit théâtre de Rouen, rue Lafayette, sur la rive gauche. Bridoux, un de ses camarades de lycée, devenu rédacteur au Journal de Rouen, lui désigna un soir, dans une loge, cette forte femme inconnue qui venait assister au spectacle presque tous les soirs. Maupassant aurait pu la contempler de loin. Il alla la trouver et l’invita à dîner avec lui après le spectacle. Il connut donc son héroïne après la publication de sa célèbre nouvelle. Flaubert n’aurait pu avoir la même rencontre avec les époux Delamare, enterrés depuis presque une dizaine d’années, elle le long de l’église, lui dans le nouveau cimetière, sur la colline, deux cent mètres plus haut.

Il me semble que les romanciers réalistes et naturalistes ont besoin qu’on leur rapporte quelques bribes de vie réelle ou d’événements vécus pour enflammer leur imagination. Les villages ont beaucoup moins de mémoire collective qu’on leur suppose, dénaturant parfois des faits précis. Ce correctif de caractère uniquement scientifique ne servira à rien, mais il est bon parfois qu’on revienne dessus, par simple souci de servir la réalité qui fut.

André DUBUC.