Bouvard et Pécuchet et la critique de 1881

Les Amis de Flaubert – Année 1981 – Bulletin n° 59 – Page 5

 

 

En marge du Centenaire

Bouvard et Pécuchet et la critique de 1881

Dans le caractère de Flaubert, il y avait un instinct qui le poussait vers des entreprises ardues, une sorte de masochisme littéraire qui s’exprimait non seulement dans la poursuite de la perfection stylistique, mais aussi dans son attachement à des œuvres dont la conception même posait des problèmes énormes. C’est la raison pour laquelle il consacra des années de sa vie à ces livres étranges que sont La tentation de Saint-Antoine et Bouvard et Pécuchet. La réputation de Flaubert ayant été consacrée par un siècle d’admiration, le lecteur moderne a souvent du mal à regarder avec objectivité ces œuvres délibérément déroutantes. Faut-il voir dans Bouvard et dans Pécuchet les précurseurs géniaux des personnages qui exprimeront le pessimisme de tant d’écrivains du XXe siècle, et le dernier livre de Flaubert comme un cas de littérature de l’absurde ? Est-ce le hasard ou bien le génie qui donna à ce livre la structure fragmentée et cyclique chère à des romanciers de notre époque ? Doit-on voir dans le gros Bouvard et dans le maigre Pécuchet le Sancho Panza et le don Quichotte de notre temps, et dans le livre de Flaubert une parodie du roman naturaliste, comparable à celle du roman de chevalerie que fit Cervantès ? Ou doit-on plutôt se demander si de telles assertions reflètent une admiration devenue inconditionnelle et systématique ?

Article d’Auguste Sabatier

Il est intéressant de voir ce que disaient les premiers lecteurs de Bouvard et Pécuchet à une époque où Flaubert n’avait pas encore ce statut de monstre sacré qui ne facilite pas les jugements objectifs. L’article le plus important est sans doute celui que publia Auguste Sabatier dans Le Journal de Genève le 3 avril 1881, et qui rapporte quelques propos de Flaubert. Visiblement déconcerté par le livre dont il rend compte, Sabatier explique que l’œuvre a des défauts graves, des personnages, un plan et une action qui semblent être autant d’insultes au sens commun :

 

« …Il a fallu des raisons bien fortes pour qu’un écrivain si jaloux de son art subît des conditions si onéreuses. Entendons-nous : je ne viens pas soutenir qu’il a fait un chef-d’œuvre ; je n’ai pas le don de prononcer des oracles, surtout quand ces oracles vont à rencontre de l’opinion ; mais, ayant assisté à la longue élaboration de Bouvard et Pécuchet, connaissant mieux que personne, je crois, l’Idée-mère du livre que j’ai discutée plus de vingt fois avec l’auteur, je voudrais montrer seulement qu’il n’a pas fait une œuvre insignifiante ou sans valeur.

» C’est ce qu’il faudrait croire, cependant, si l’on s’en tenait à la généralité des jugements que j’ai recueillis autour de moi et qui semblent dénoter une bien grande déception. Les lecteurs n’ont pas trouvé évidemment ce qu’ils attendaient. Pour héros, deux bonshommes, deux célibataires que, dès les premières pages, on qualifie justement de deux imbéciles et qui s’appliquent consciencieusement jusqu’à la fin à mériter l’épithète. Leur vie est encore plus nulle que leur personne. Il n’y a ni aventures, ni intrigues, ni coups de théâtre, pas même de mouvement, si ce n’est celui d’un cheval tournant la meule et parcourant sans cesse le même cercle.

» Ce sont deux Robinsons isolés dans une ferme normande, chez lesquels ce que nous appelons l’esprit scientifique du XIXe siècle, le génie des inventions ou l’amour du progrès est tourné à la manie. Ils parcourent ainsi méthodiquement le cercle entier des activités et des sciences humaines, se jetant d’abord dans chacune d’elles avec le plus candide enthousiasme pour y rencontrer à la fin les mêmes déceptions. Pourquoi même sont-ils deux ? Pour faire contraste, pensez-vous, pour augmenter l’intérêt ? Pas le moins du monde. Ils sont deux, mais ils n’ont qu’une seule vie.

»  Vous distinguez bien deux corps, deux physionomies ; l’un est gras, par exemple ; l’autre est maigre ; mais ils ont en réalité la même âme ; ils obéissent dès le principe à la même inspiration ou à la même toquade. Ils pourraient servir de preuve et d’illustration à la théorie de l’harmonie préétablie de Leibnitz : si les deux horloges éprouvent quelques légers dérangements de temps à autre, généralement les aiguilles marquent la même heure. Ce sont les deux frères siamois de la même folie. Là-dessus, naturellement, le lecteur se récrie. Quel intérêt voulez-vous que nous prenions aux exercices scientifiques de ces pauvres esprits ? Quel étrange plaisir a pu trouver l’auteur à nous les raconter ? Quelle vraisemblance, qu’ils passent ainsi à travers toutes les sciences, de l’une à l’autre, sans en oublier aucune ? Ce récit n’est pas seulement invraisemblable, il est incroyablement monotone ; il fatigue et il agace en même temps. La gouttière d’un toit, crachant tout un hiver au même endroit son eau claire et froide, est récréative auprès de ce roman dont le dénouement nous place juste au même point d’où nous étions partis. Bouvard et Pécuchet, au commencement, étaient copistes dans un bureau d’administration ; au retour de leurs expériences déçues, ils copient encore, ils copieront éternellement.

» Voilà l’impression générale et les impressions courantes. Je les ai rappelées sans les affaiblir, sans les voiler car il y a toujours une part de vérité dans l’impression spontanée du public et que la critique doit en tenir compte. Mais je ne crois pas qu’il faille s’y arrêter parce que ces objections restent à la surface de l’œuvre. Le lecteur intelligent doit se demander encore ce que l’auteur a voulu faire et ce que son livre signifie.

» La déception du public est venue de ce qu’il attendait un roman et qu’il a trouvé tout autre chose. C’est à peu près comme si, voulant divertir un esprit désœuvré, vous lui promettiez un conte et lui donniez par mégarde une dissertation de philosophie. Dans les causeries familières que nous avions ensemble et où il me prenait pour confident, j’avais déjà présenté à Gustave Flaubert toutes ces objections, il en reconnaissait la justesse. « Cela est vrai, disait-il : mes deux héros ne sont pas intéressants ; mais il me les fallait ainsi ; mon exposition ressemble à une commode dont les tiroirs sont encore trop nombreux ; mais ce défaut est celui de mon sujet ; j’ai essayé de le masquer, non de le supprimer ; ce serait supprimer l’œuvre elle-même. Ce que j’ai fait n’a peut-être de nom dans aucune langue ; mais comme je ne puis pas éviter qu’on le prenne pour un roman, je voudrais bien qu’on y vît un roman philosophique. C’est mon testament, le résumé de mes expériences et mon jugement sur l’homme et les œuvres de l’homme ». Comme j’exprimais la crainte que le grand public n’allât chercher dans son récit tant de profondeur, il me répliquait avec un geste de dédain : « Aussi bien, je n’écris pas un roman populaire. Si trois cents personnes en Europe lisent mon œuvre et en entrevoient la portée, je me tiendrai pour satisfait. Le second volume de notes, qui suivra le roman, les mettra sur la voie. C’est tout ce que j’ai pu faire… ».

» Flaubert, évidemment, a voulu peindre le mouvement de la société moderne, prise dans ses couches moyennes et bourgeoises, depuis la fin du règne de Louis-Philippe jusqu’à celle de Napoléon III. Ce qui caractérise ce mouvement, c’est l’esprit de réforme et de progrès scientifique. Cet esprit, il l’a incarné dans Bouvard et Pécuchet, qui sans doute sont maladroits, désespérément naïfs, mais restent ouverts à toutes les idées nouvelles, aux réformes utiles comme aux utopies, mêlant tous les éléments de la culture moderne, les bons et les mauvais, dans leurs faibles cerveaux qui donnent assez l’idée d’une agitation chaotique et impuissante. Compris de cette façon, ne nous présentent-ils pas déjà une assez juste image des efforts et des aspirations de notre société dont le caractère général semble être un avortement constant et universel ? Je sais bien que les partisans du progrès soutiendront la thèse contraire ; mais la thèse pessimiste de Flaubert ne manque pas non plus de défenseurs ; en tout cas, c’était la sienne et il avait le droit de la mettre en œuvre.

» Ce n’est pas tout. Dans l’ordre même où se succèdent les expériences de Bouvard et de Pécuchet, je ne puis pas ne pas voir un ordre chronologique correspondant aux phases diverses de la vie sociale durant cette période et aux engouements particuliers qui ont marqué chacune d’elles. Cela a commencé vers 1845 par ce qu’on appelait alors la régénération de l’agriculture et de l’industrie ; cela a continué en 1848 par les réformes politiques et les rêves socialistes. Puis, avec I’Empire, les esprits se sont calmés et rassis. C’est le moment des recherches dans les sciences naturelles, dans l’histoire, dans la haute critique d’art et de littérature. Un peu plus tard est venue la préoccupation religieuse et, de nos jours, le grand problème qui fait travailler toutes les têtes est celui de l’éducation. Telle est l’histoire de Bouvard et de Pécuchet. Maintenant, voyez-les à l’œuvre, vous les trouverez toujours toqués d’une marotte contemporaine. Leurs soucis, leurs rêves, leurs enthousiasmes, leurs déceptions, ce furent ou ce sont encore les nôtres. Prenons-y garde ; quand nous les tenons en pitié et que nous rions d’eux, c’est sur nous que retombent notre rire et notre compassion. Ils échouent misérablement. Mais, depuis quarante ans, faisons-nous autre chose dans toutes nos réformes ou toutes nos révolutions ? Ce roman n’est qu’une satire et c’est la société moderne elle-même qui en est le véritable héros.

» Cette première considération donne déjà au livre une portée tout autre que celle d’un roman ordinaire ; mais elle ne découvre pas encore toute la pensée de Flaubert. Ces deux bonshommes sont essentiellement idéalistes ; ils partent chaque fois avec une confiance, naïve à force d’être entière, dans le pouvoir de la raison humaine et de la science. Ils aiment à s’instruire tout comme nos contemporains ; ils se rendent maîtres de formules scientifiques qu’ils prennent pour des formules magiques. Écoutez-les raisonner, vous devrez convenir que leurs syllogismes sont irréprochables. Ils ont mille fois raison dans toutes les critiques qu’ils adressent de ce point de vue rationnel à toutes les routines, à celle du paysan qui laboure son champ comme ses aïeux, aussi bien qu’à celle des politiques, des théologiens, des philosophes ou des professeurs.

Dans le petit village de Chavignolles qu’ils scandalisent, ils sont bien réellement les plus éclairés et les plus généreux ; ils représentent l’esprit d’initiative et de progrès. Et cependant ils échouent toujours et ils méritent d’échouer ; ils veulent renouveler les systèmes agricoles, et avec leurs procédés perfectionnés ils se ruinent là ou leurs fermiers réussissent à s’arrondir ; ils songent à l’émancipation des citoyens et à leur bien-être ; ils n’aboutissent qu’à se faire insulter et piller lamentablement ; ils tombent dans la dévotion et veulent une religion rationnelle et ils se brouillent avec leur curé et finissent par l’incrédulité la plus complète. Ils se tournent du côté de l’éducation, veulent éduquer scientifiquement deux orphelins qu’ils ont adoptés, et ils réussissent à faire deux vauriens et deux ingrats. Vous sentez I’ironie secrète de tout ce récit qui semble ne viser qu’à rendre de la façon la plus réaliste et la plus froide, les détails ordinaires de la plus plate des existences. C’est la réalité qui fait à chaque instant la nique à I’idéal et se moque de lui. Tirons enfin la conclusion qui se dégage du livre – la société vit d’erreurs et de préjugés, ne les lui enlevez pas car ce que vous lui offrez en échange ne saurait les remplacer. Ce qui fait sa force n’est pas vrai ; et ce qui est vrai n’est pas utilisable pour elle. Les illusions, les habitudes les traditions sont nécessaires à l’existence de l’homme ; les déranger, c’est les affaiblir, les réformes sont des malheurs ; la vérité mène au néant car le néant seul est vrai. Flaubert a écrit à son tour, après tant d’autres, son livre de l’Ecclésiaste en en variant la formule. On nous disait jusqu’à présent : vanité des vanités tout est vanité ; il répété à son tour : sottise des sottises, tout est sottise ici-bas !

Voilà la philosophie de son livre. Que de fois nous l’avons discutée ensemble sur les bords de la Seine où je le retrouvais chaque année après les vacances. Lorsque je me récriais qu’elle était horriblement triste, « Elle est triste, me répliquait-il, jusqu’à donner le dégoût de la vie. Si ce dégoût ressort de mon œuvre, c’est que je l’ai ressenti et qu’avant de mourir j’ai voulu l’exprimer ». Il va sans dire qu’il avait réponse à tous mes arguments ; il en est un cependant qui I’arrêtait toujours et le faisait réfléchir : c’était un argument ad hominem. II y a des hommes, lui disais-je, qui ont reconnu la sottise humaine ; vous ne pouvez englober ceux-là dans la proscription générale. D’ailleurs ces contempteurs de l’humanité se mettent eux-mêmes toujours à part. Sur ce sentiment personnel, on peut et l’on doit reconstruire l’édifice abattu. Je suis un être misérable, j’en conviens, mais je connais ma misère ; je ne suis qu’une illusion, mais une illusion qui se juge elle-même ; je suis un sot, mais un sot qui connaît sa sottise.

» À cet argument que je poussais de cent façons et qui avait, outre sa force intrinsèque, la connivence de son propre cœur, il ne savait plus que me répondre : « Bah ! nous verrons ce qui en est après la mort ». Mon argument au fond était celui de Descartes : je pense donc je suis ; c’est l’affirmation de la vie se renouvelant sans cesse avec chaque pulsation de notre cœur, affirmation invincible au pyrrhonisme le plus outré et qui suffit pour nous mettre en garde contre cette désespérance de la vie et cet abandon de nous-mêmes. Je n’ai pas l’intention de faire ici une réfutation d’un tel scepticisme. J’ai voulu expliquer seulement le sens intime et la portée d’un livre étrange devant lequel le lecteur s’arrête sans trop savoir ce qu’il en doit penser. Malgré leur erreur fondamentale, ces sortes de caricature ironique de l’homme et de ses efforts ont leur utilité. Elles nous rappellent à la défiance de nous-mêmes ; elles éveillent notre attention sur les côtés faibles de nos ambitions et de nos espérances ; elles nous font mieux sentir la difficulté tragique de notre destinée et ne sauraient désespérer que les âmes sans foi ou les volontés sans courage.

Ajoutons d’ailleurs que ce roman philosophique est signé du nom de Flaubert, c’est-à-dire de l’un des premiers prosateurs de notre temps, que la longueur ou la monotonie de l’ensemble est à chaque instant rachetée par de petites scènes de détail d’une vérité saisissante, par des pages d’une pureté littéraire exquise. Une lecture suivie est peut-être fatigante ; mais on ne l’ouvrira jamais sans y faire les plus piquantes découvertes. Cette liqueur si patiemment distillée veut être bue et savourée à petits coups ».

A. S.

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Henry Céard

Ce fut un jugement moins négatif que publia Henry Céard dans L’Express quelques jours plus tard, le 9 avril 1881. Ce jeune auteur du groupe naturaliste, lui aussi intime et grand admirateur de Flaubert, commence par une explication de la manière dont celui-ci avait passé ses dernières années à dépouiller les écrits des savants, cherchant des formules ridicules, et sa joie lorsque sa récolte de sottises fut bonne. Mais il y eut aussi chez Flaubert une inquiétude qui se communiqua à ses amis, affirme Céard, et l’un d’eux fit deux voyages à Croisset dans l’espoir de convaincre l’écrivain qu’il valait mieux renoncer à un livre impossible. Pourtant, les amis furent sans influence sur sa volonté tenace, et la mort seule l’empêcha de finir Bouvard et Pécuchet.

Parlant du style de ce livre, Céard trouve que dans sa « superbe et retentissante simplicité », et dans sa manière de « condenser les effets », réside sa qualité la plus évidente, qui est d’être une écriture réduite au strict nécessaire, « une littérature Liebig ». Cependant le critique est sévère pour le plan du livre, auquel il reconnaît une certaine logique abstraite mais un manque de vérité humaine dans la succession des événements. De même, il ne peut ni croire à l’existence des héros ni les distinguer l’un de l’autre.

Quant aux idées, qui furent la raison d’être du dernier livre de Flaubert, Céard n’est pas moins perplexe et se demande si l’auteur voulait condamner la science ou seulement les gens qui ne savent pas l’appliquer. Il pose ensuite une question intéressante, se demandant si l’erreur du livre n’est pas de tout ramener à l’étalon du style, oubliant que la valeur d’une théorie scientifique ne dépend pas de la beauté de la phrase qui l’exprime. Et il y a pire, selon Céard, qui trouve que Flaubert, malgré ses grandes connaissances, ne rend pas justice aux progrès scientifiques, de même qu’il fait une place trop belle à Fénelon et à Walter Scott dans les chapitres sur la philosophie et la littérature. Aussi conclut-il que le roman de Bouvard et Pécuchet montre un railleur trop systématique devenu la victime de sa raillerie. Accusant d’imprudence les héritiers de Flaubert, qui avaient cru bon de publier un livre inachevé et décevant, Céard termine en exprimant son inquiétude pour la réputation d’un écrivain respecté.

 

Jules Barbey d’Aurevilly

Par contraste, c’est avec une joie malveillante que Jules Barbey d’Aurevilly saisit l’occasion de parler encore une fois d’un auteur détesté. Publié dans Le Constitutionnel le 10 mai 1881, son article se donne pour but d’écrire l’épitaphe de Flaubert, et qualifie ses héritiers de chacals qui ramassent les restes des cadavres littéraires. Le vrai caractère de Flaubert, affirme la critique, c’est la probité plus que inspiration : il s’agit d’un scieur en long de la littérature, qui a fini par scier ses lecteurs ! Ce qu’il ne possède pas, c’est « la faculté innée du talent », des aristocrates de la littérature, n’en déplaise à la foule d’admirateurs « passionnés et presque fanatiques » qu’il voit autour de Flaubert. Que lui a-t-il manqué ? La facilité, les idées, la pénétration, l’éloquence, la poésie, affirme Barbey d’Aurevilly, qui ne lui accorde que son courage dans sa « lutte pour l’esprit ». Ce qu’il eut de plus humain, déclare le critique, c’est sa haine du bourgeois, mais dans ce domaine il fut dépassé par Monnier, avec Joseph Prudhomme, et par Balzac, avec Crevel et tant d’autres. Et le comble de l’ironie, c’est que le roman de Bouvard et Pécuchet montre qu’il a fini par devenir bourgeois lui-même :

« On croirait du moins, au récit qu’il fait d’eux, qu’il est l’un d’eux. Dans ce récit, écrasant vraiment de vulgarité et de bassesse, dans cette histoire de deux idiots qui se sont rencontrés un jour sur un banc de promenade et se sont raccrochés par vide de tête, badauderie, flânerie, bavardage et nostalgie d’imbécillité, et dont les deux niaiseries en se fondant voluptueusement l’une dans l’autre sont devenues la plus incroyable et la plus infatigable des curiosités — comme en grammaire latine deux négations valent une affirmation — il n’y a pas un mot, pas un sous-entendu qui puisse faire croire que l’auteur se moque de ces deux benêts qui sont les héros de son livre et qu’il n’est pas la dupe de ce récit prodigieux de bêtise voulue et réalisée. Et il n’est pas que bête, ce récit qui est un phénomène de bêtise ! Par place aussi iI est dégoûtant et odieux. Exemple, la scène où, dans la cave, Pécuchet attrape une maladie honteuse car la haine du bourgeois dans Flaubert va jusqu’à cette fange qu’il remue, en naturaliste, sans indignation, sans dégoût, sans nausée, avec l’impassibilité d’un homme qui a perdu la délicatesse de l’artiste ».

Par quel enchaînement l’auteur de Madame Bovary, qui savait peindre les bourgeois, est-il arrivé presque à les calomnier, et à disposer le lecteur favorablement, envers eux, demande le critique ?  « Y en a-t-il vraiment des bourgeois de cette absurdité complète, violente et continue ? Y en a-t-il de cette perfection, impossible dans la bêtise humaine et dans l’ennui que produit ce roman sans gaieté, sans talent, sans observation neuve sur des types usés, sucés, épuisés — ce livre enfin illisible et insupportable, que l’auteur n’a pas fini et, qui sait ? fut peut-être arrêté et étranglé par l’ennui qu’il se causait à lui-même, et que le lecteur ne finira pas à coup sûr, pas plus que lui, mais finira certainement bien avant d’être arrivé, comme lui, au chiffre affreux de quatre cents pages ! ». Et de conclure que Flaubert était un romantique attardé qui avait fait la guerre contre le bourgeois depuis 1830, et qui en était mort à la fin.

C’est ainsi que les lecteurs du Constitutionnel, du Journal de Genève et de  l’Express purent être influencés dans les mois qui suivirent la publication de Bouvard et Pécuchet. Il est évident que l’article agressif de Barbey d’Aurevilly manque d’équilibre et de modération, même si on peut lui reconnaître le mérite de la sincérité. Mais son intérêt réside précisément dans ses outrances car l’opposition soulevée par un auteur fait partie intégrante de l’histoire littéraire. Il s’agit en fait d’un aspect de la réalité littéraire qui est trop facilement oublié, à mesure que grandissent les réputations et que meurent les critiques. Dans ses attaques contre les œuvres de Flaubert, Barbey d’Aurevilly montre, comme Sainte-Beuve et Janin I’avaient fait en éreintant Balzac, que les talents originaux ne manquent jamais d’irriter bon nombre des critiques de leur temps. Ce n’est pas de ceux-ci qu’il faut attendre compréhension et objectivité, mais il n’en reste pas moins que I’absence de ces qualités peut être compensée par une connaissance personnelle des auteurs ou par la passion, et par la liberté de dire ce que l’on pense lorsque la réputation d’un auteur n’est pas encore figée dans l’immortalité

Richard BOLSTER

Université de Bristol

(Angleterre)