La Bretagne dans Un cœur simple

Les Amis de Flaubert – Année 1981 – Bulletin n° 59 – Page 35

 

La Bretagne dans Un cœur simple

 

Gustave Flaubert a toujours déclaré qu’il exécrait le réalisme (1) ; il a aussi parfois déclaré qu’il n’existait de lui ni portraits ni photos (2). René Dumesnil, en publiant des fac-similés de portraits et de photos (3), s’est cru autorisé à mettre en doute, automatiquement, la parole de l’écrivain au sujet de son antiréalisme. Mettre sur le même plan une déclaration concernant l’esthétique et de petits mensonges, jugés nécessaires pour se débarrasser de solliciteurs plus ou moins importuns, n’a pas de sens ; d’autant plus que Dumesnil aurait dû tenir compte que Flaubert nourrissait une hostilité invincible pour toute espèce de publicité, à tel point qu’il a failli se brouiller avec l’éditeur Lemerre (4), qui voulait publier son portrait en tête de Madame Bovary. D’autre part, dans toute la Correspondance, les mensonges sont fort rares (5), ce qui confirme que Flaubert était un homme d’une probité exceptionnelle.

En tout cas, ces petits mensonges auront coûté cher à Flaubert, car à la suite de Dumesnil, une légion de critiques, et même maints spécialistes, ne voient en lui que le chef de l’école réaliste. Chose étrange, on est enclin à l’indulgence envers Maxime Du Camp, éminent faussaire et individu souvent abject (6), tandis qu’on a toujours été sévère envers le Maître ; et pourtant, pour en avoir le cœur net, il ne suffisait que de donner un coup d’œil à ses manuscrits. Ceux-ci proclament hautement que l’affirmation antiréaliste de Flaubert correspond à la pure et simple vérité ; nous l’avons démontré, par ailleurs, en étalant au grand jour la large part faite à l’Orient dans son œuvre romanesque (7), géniale et stupéfiante mosaïque où les éléments réels sont agencés de telle façon aux éléments imaginaires ou fabriqués de toutes pièces, qu’il est absolument impossible de parler de réalisme chez Flaubert, mais seulement d’illusion de la réalité.

Nous allons maintenant montrer que, dans Un cœur simple, Flaubert s’est non seulement inspiré de son excursion en Bretagne avec Du Camp, mais que dans la composition du conte, l’élément breton est plus important que l’élément oriental. Ce qui est tout dire ; surtout si l’on considère l’attrait puissant et permanent exercé par l’Orient sur l’esprit de Flaubert.

Tout au long des chapitres qu’il a écrits sur son excursion, qui, après avoir été intitulés en un premier moment (avec ceux de Du Camp) La Bretagne, prendront le titre de Par les champs et par les grèves, Flaubert explique les raisons du charme singulier que suscitent en lui la Bretagne et ses habitants (8). Il éprouve une profonde sympathie pour les Bretons, à cause de la fierté avec laquelle ils conservent les caractères distinctifs de leur race. Dans les paysans au front hâlé et aux mains grises, chantant dans l’église Sainte-Croix à Quimperlé, et qui lui semblent les « restes derniers d’une nationalité complète » (p. 117) (9), il voit « un grandiose singulièrement doux ». À cela, se joint le charme émanant de la nature bretonne souvent sauvage ; et il arrive même qu’il éprouve, lui, l’anticlérical Flaubert, de profondes émotions à la vue des humbles églises presque enfouies sous la verdure. Il faut ajouter, en outre, que Flaubert prise infiniment la simplicité, l’austérité, la frugalité. Ces qualités individuelles et raciales (au marché de Rosporden, il est tout surpris de constater qu’il n’y a pas de confusion, que dans les groupes on ne rit pas, qu’au seuil des cabarets on ne bavarde pas, qu’il n’y a pas un homme ivre) l’amènent à établir un parallèle entre les paysans bretons et normands, où iI exprime un mépris ironique et cinglant pour ses corégionaux :

« Nulle part donc vous ne rencontrez comme chez nous de ces gros fermiers cossus, ventrus, à la face avinée, à la sacoche bourrée d’argent, qui s’en viennent aux foires de campagne, y font grand bruit, y marchandent longuement, se disputent en criant, se tapent dans la main, braillent dans les cafés en jouant aux dominos, s’emplissent de viandes et d’eau-de-vie, boivent jusqu’à trente demi-tasses en un jour, et ne s’en retournent que bien tard dans la nuit […]. Mais le paysan breton repart à jeun, il eût été trop cher de manger dehors ; il va retrouver sa galette de sarrasin et sa jatte de bouillie de maïs cuite depuis huit jours dont il se nourrit toute l’année » (pp. 119-20).

Ainsi brossé, ce tableau général des sentiments de Flaubert à l’égard de la Bretagne pourrait suffire à faire comprendre qu’il s’en est largement souvenu lors de la création d’Un cœur simple, où l’héroïne est une paysanne, et plusieurs scènes ont pour cadre la vie de campagne. Cependant, nous jugeons nécessaire d’offrir une série de comparaisons, afin que le lecteur puisse mieux se convaincre. Commençons par le modèle principal du marché de Pont-l’Évêque :

Puis la ville se remplissait d’un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d’agneaux, des grognements de cochons, avec le bruit sec des carrioles dans la rue.IV, 204. C’était jour de marché, la place était pleine de paysans, de charrettes et de bœufs, on entendait sonner les rauques syllabes celtiques mêlées au grognement des animaux et au claquement des charrettes. Par les champs, 119.

Dans l’ensemble, le tableau de l’animation des deux marchés est bien le même ; on pourrait même soutenir que la description du texte n’est que la copie du marché de Rosporden, puisque les voix humaines se mêlent aux cris des animaux aussi bien dans le texte que dans sa source, et que le bruit sec des carrioles correspond parfaitement au « claquement des charrettes » sur le pavé. La modification des « rauques syllabes celtiques », qui dénonçaient ouvertement leur origine, en « un bourdonnement de voix » appartient au principe, fondamental chez Flaubert puisqu’il l’applique constamment, de la généralisation ; nous avons déjà affirmé, au sujet des descriptions de paysage (10), que Flaubert sacrifie souvent le détail local au bénéfice de l’élément général ; nous en avons là la confirmation. D’autre part, la distinction des « grognements » de la source en hennissements, bêlements et grognements, corrige évidemment une inadvertance du jeune écrivain, car le grognement ne caractérise point tous les animaux d’un marché. Passons à d’autres comparaisons où l’inspiration bretonne est tout aussi évidente.

On passait sous des fenêtres entourées de capucines. IV, 206 La capucine épanouie qui grimpait autour des fenêtres. 217
Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. IV, 207 Les poutrelles du plafond […] sont vermoulues de vieillesse […] les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés sous la poussière. C’était là sa chambre. 227

 

La description de l’intérieur de la ferme de Touques est un exemple éloquent de la technique flaubertienne de composition littéraire : assemblage de tesselles provenant de modèles différents. Nous avons déjà montré le modèle oriental (11) ; nous voilà maintenant en présence du modèle breton, lequel n’a cependant rien à voir avec l’intérieur d’une ferme, ou d’un logis de paysans, car il s’agit de la chambre de Chateaubriand, à Combourg. Cet élément disparate s’harmonise cependant à la description de la ferme et à son caractère de vétusté que le texte met en relief. La tesselle orientale apporte à la composition la fumée qui noircit l’intérieur ; la tesselle bretonne donne exactement l’image des poutrelles vermoulues. La poussière est commune aux deux modèles ; toutefois, on pourrait très bien soutenir qu’elle est commune à n’importe quelle vieille chambre, comme, par exemple, celle de l’auberge de Daoulas, où il y avait « sur les carreaux de la fenêtre à guillotine un enduit de crasse grisâtre » (p. 160). Quant à l’image des capucines entourant les fenêtres de la maison de Mme Lehoussais, elle est identique à celle qui frappa le regard de Flaubert dans la cour de l’hôtel de Mme Maillard, à Saint-Malo ; ce qui revient à dire qu’il ne s’agit point d’un usage exclusivement local.

Le côté breton est également mêlé au côté oriental dans cette vue de la mer :

En face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu’on entendait à peine son murmure.IV, 207 Les passagers silencieux baissaient la tête et fermaient les yeux à l’éclat du soleil frappant sur la mer, plate comme un miroir. 83Les flots sont loin, si reculés qu’on ne les voit plus, qu‘on n’entend pas leur bruit, mais je ne sais quel vague murmure. 219

Pas une ride ne plissait la surface immobile de l’océan sur lequel le soleil à son coucher versait sa couleur d’or,

208-9

 

Cette suite de citations de Par les champs montre bien l’application du principe de la « plus grande généralité ». Des mers lisses, plates ou sans une ride, Flaubert en a vu partout où il est allé, en France et hors de France ; il a pu constater qu’en de certains jours la Méditerranée, l’Océan, la Manche ont le même aspect. Il en est de même pour le soleil éclatant, qui est naturellement plus fréquent sur la Méditerranée, mais que Flaubert et Du Camp ont pu admirer aussi pendant le passage de Quiberon à Belle-lsle, et en regardant le soleil se coucher à l’île du Grand-Bé, ou Grand-Bey comme l’écrit Flaubert. Il est à remarquer que, dans cette composition également, les tesselles employées se marient parfaitement entre elles, et que l’écrivain évite soigneusement les tesselles qui pourraient créer quelque contraste. La vue de la Mer Rouge a énormément frappé Flaubert, ainsi que l’atteste la note suivante : « La mer prend des couleurs fabuleuses et sans transition de l’une sur l’autre, depuis le marron foncé jusqu’à l’azur limpide » (Voyage en Orient, t. X, p. 542) ; et bien qu’à son avis « la mer Rouge ressemble plus à l’Océan qu’à la Méditerranée », il se garde bien de puiser quoi que ce soit dans ce spectacle. Il est à remarquer, en outre, que le souci des parallélismes — qui permet à Flaubert de faire vrai — hante continuellement son esprit ; ici, les flots dont il entend ce « vague murmure » sont ceux de la Manche, Flaubert se trouvant alors sur la route qui mène de Pontorson au Mont-Saint-Michel ; Trouville étant justement sur la Manche, cela lui permet d’insérer ce détail dans son tableau, d’autant plus que Mme Aubain et sa famille se trouvent éloignées de la mer, dans les promenades « au-delà des Roches-Noires ».

Le personnage de Félicité aussi est composite, à notre avis (12) ; nous verrons dans un instant ce qui nous paraît son modèle principal, quant au physique ; en attendant, voici un élément concernant son enfance :

Un fermier la recueillit, et l’employa toute petite à garder les vaches dans la campagne.IV, 202 Nous avions vu, la veille, une petite fille chassant ses bestiaux vers l’abreuvoir.78

 

Le modèle nous semble plutôt net et n’a pas besoin de commentaire ; disons plutôt que ce n’est pas là le seul exemple qui est tombé sous les yeux de Flaubert en Bretagne ; il a vu aussi de petites gardiennes de bestiaux en haillons et même pieds nus, et Félicité avait d’abord été présentée ainsi dans les manuscrits du conte. Venons maintenant au passage, ou pour mieux dire à la page bretonne d’Un cœur simple : la description de la procession finale.

 

Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs, tandis qu’au milieu de la rue, s’avançait premièrement : le suisse armé de sa hallebarde, le bedeau […] la religieuse inquiète de ses petites filles ; trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l’air, des pétales de roses ; le diacre, les bras écartés, modérait la musique ; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le Curé dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons […]Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s’éloignait. Une fusillade ébranla les carreaux […] Bientôt, on distingua le ronflement des ophicléides.

IV, 224-5

Le lendemain à midi, les rues de Quimper se tendirent de draps de calicot, les cloches sonnèrent, on sema sur le pavé des roses et des juliennes [… ]On a tiré des coups de fusil et deux files de gamins ont débouché des deux côtés de la rue. Au milieu circulait un prêtre en surplis, qui commandait la manœuvre […] les petites filles toutes en robes blanches […] le piétinement de la foule et le bourdonnement du serpent […]

Sous un dais de velours cramoisi s’avança encore une autre chasuble. Dessous, un homme à front déprimé […] portait pieusement d’un air confit et boursouflé le saint Sacrement […] Autour de lui les enfants de chœur encensaient, les chantres vociféraient ; il marchait sur les fleurs que l’on jetait devant ses pas […] Suivaient ensuite des bourgeois […] puis une douzaine de gendarmes, le sabre tiré.

134-6

 

Une chose mérite, tout d’abord, d’être mise en relief : l’écrivain atteint ici a I’impersonnalité absolue. L’artiste s’est fait un devoir de museler l’anticléricalisme de l’homme. Le coup de pinceau « d’un air confit et boursouflé » en dit long sur sa haine des prêtres ; mais dans le récit de voyage, elle est beaucoup plus nette. Flaubert consacre toute une page à la description d’un chanoine se délectant dans sa chasuble, et il y affiche — d’une manière un peu gauche — un anticléricalisme virulent. Dans le conte, pas un syntagme, pas un terme, ne recèle une parcelle de son animosité juvénile. Rien, absolument rien, ne révèle satire ou ironie : les sentiments personnels ont été sacrifiés à l’Art. Chapeau bas devant une si haute leçon et une si noble conception de la création littéraire, ayant pour seul but le Beau.

La quantité d’éléments identiques employés dans le texte montre, sans le moindre doute, que le modèle principal est bien la procession quimpéroise. Ceux qui ne s’y trouvent pas viennent naturellement d’ailleurs ; le murmure de la foule s’éloignant vient d’une procession au Mont-Saint-Michel (p. 224) ; peut-être Flaubert se souvient-il aussi des rites de la semaine sainte, vus à Rome en 1851 ; les images du suisse avec sa hallebarde et du bedeau avec sa grande croix (qui était d’argent et puis d’or dans les manuscrits), suggèrent du moins des cérémonies plus imposantes, comme on n’en peut voir que dans les grandes villes. Voici la dernière comparaison :

Il y avait au milieu un petit cadreenfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d’argent et des vases en porcelaine, d’où s’élançaient des tournesols, des lys, des pivoines, des digitales, des touffes d’hortensias.

IV, 225

La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs. Bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins, mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre les grands flambeaux.140

 

II eût été surprenant que la description du reposoir ne s’inspirât que du modèle rouennais de la rue Haranguerie ; la pluralité est une constante de la composition flaubertienne : et bien qu’il ne s’agisse pas d’un reposoir, l’inspiration de cette chapelle de la Vierge de l’église de Pont-l’Abbé paraît indiscutable. Si l’on excepte le cadre à reliques et les deux orangers (cet élément étranger distingue la « narration » des « modèles », et la marque au coin de l’originalité), le tableau des deux autels est bien le même : des flambeaux et des vases en porcelaine contenant des fleurs qui s’élancent vers le haut et dont les variétés, bien que dissemblables, constituent une analogie évidente avec le « monceau de couleurs éclatantes » du conte.

Les précieux manuscrits d’Un cœur simple, dont nous avons terminé le déchiffrement, avec la collaboration d’une équipe, ont révélé toute l’étendue de l’inspiration bretonne, pourtant déjà bien visible et irrécusable dans les comparaisons que nous venons de montrer. Il nous semble intéressant de signaler une partie de ces éléments, que Flaubert a sacrifiés à l’exigence de la concision que le genre lui imposait. On pourra voir ainsi d’un peu plus près le travail du style et, en même temps, la méthode de composition flaubertienne, encore assez mal connue.

Commençons par le portrait de Félicité. Dans le chapitre VII de Par les champs et par les grèves, Flaubert trace le croquis d’une fille d’auberge, qui servait à la table d’hôte de Quimper : « La servante, fille large d’épaules, de visage âpre et d’une tenue rigide, avec son bonnet blanc, ses bouts de manches et son bavolet carré » (p. 123). En gros, c’est l’aspect physique du type de la servante ; et cette tenue rigide et ce visage âpre ressemblent en effet à la taille droite et au visage maigre de Félicité, qui a aussi un bonnet et une bavette (le terme « bavolet » est une inadvertance) (13). La première fois que Félicité est présentée, dans le scénario 11 (f° 392), sa tenue était presque la même que celle de la servante de Quimper : « Bonnet à petits tuyaux, robe sombre, tablier à bavolet, bouts de manches » (14). Ces éléments seront biffés et employés à plusieurs reprises dans les trois brouillons qui nous sont parvenus — le 2 bis b 15 (f° 273 r°), un feuillet non numéroté par Flaubert (f° 270 v°), et le 2d (f° 276 v°) — avant d’être définitivement supprimés dans la mise au net, 2e(f° 235) (16). L’écrivain tâchera d’utiliser à nouveau les bouts de manches, lorsque Félicité se rend au cimetière et prend soin de la tombe de Virginie ; mais là aussi il finira par les supprimer.

À Daoulas, Flaubert et Du Camp firent la connaissance d’un certain M. Genès, avec qui ils se rendirent jusqu’à Brest. Le portrait que nous a laissé Flaubert est des plus détaillés, et quelques éléments se reflètent sur les personnages de M. de Gremanville et de Bourais. En ce qui concerne le premier, l’image de ses « cheveux en tire-bouchons » ou « tirebouchonnés » semble provenir de l’image des cheveux de M. Genès, qui « frisaient sur la tempe gauche en une boucle qui s’avançait jusqu’au coin de la paupière » (pp. 162-3) ; ce trait apparaît d’abord en marge de l’esquisse 7a (f° 284 r°), il est repris dans les brouillons 6c et 6d (ff° 282 r° et 285 v°), et puis dans la mise au net 6e (fe 239), où il sera raturé. Cependant, le trait essentiel du portrait de M. Genès, celui de boire, est conservé. Ses qualités de buveur sont l’objet d’une description de trois pages (106-8) ; auparavant, Flaubert en avait donné un résumé : « Son seul goût est l’argent, sa seule prédilection le vin, et sans doute qu’il doit à l’habitude d’en boire cet air somnolent et débraillé » (p. 164). Dans le conte, cette habitude est admirablement condensée dans la proposition : « Il se versait à boire coup sur coup », il est donc inutile d’y insister ; disons plutôt que Flaubert a tâché d’attribuer à M. de Gremanville l’air somnolent et débraillé de M. Genès. Dans l’esquisse 7a, l’oncle de Mme Aubain « lâchait des gaillardises » après avoir bu quelques verres, puis « ses yeux se fermaient ». Ces deux traits ne dureront pas longtemps ; ils seront repris et biffés dans le brouillon 6c.

Quant à Bourais, son infini respect pour la magistrature semble venir en droite ligne de celui de M. Genès, qui non seulement « respecte beaucoup les lois », mais « vénère les gens de justice, notaires, avoués, huissiers » (p. 164), fonctions que le narrateur rassemble dans le terme collectif de « magistrature ». D’autre part, la rencontre de M. Genès a eu lieu en Basse-Bretagne, dans une auberge ; cela expliquerait pourquoi Bourais meurt dans une auberge, en Basse-Bretagne. Ajoutons que M. Genès était aussi marchand d’hommes : « Chemin faisant, il raccrochait les jeunes gens qu’il rencontrait et leur proposait de se vendre » (p. 164) ; ce qui établit un lien supplémentaire avec le conte, puisque les parents de Théodore avaient acheté un homme pour lui éviter la conscription.

Au sujet de la description de paysage analysée par Mlle Teresa Battaglia, dans ce même Bulletin, il convient de préciser que plusieurs éléments s’inspirent, naturellement, du paysage breton. Dans un ajout interlinéaire du brouillon 7e(f° 285 r°), la route qui mène à Geffosses « monte en tournant la croupe d’une colline » ; cette image nous paraît analogue à la suivante : « l’Elorn serpente à côté de la route qui contourne la base des collines rocheuses » (p. 184). Tout de suite après, apparaît la petite rivière qui baigne la route et où l’on a mis « de grosses pierres de place en place pour poser les pieds » ; un des modèles de cette image est un endroit près de Saint-Pol, où se trouve « un vieux moulin dont il faut longer la muraille en marchant sur de grosses pierres mises dans l’eau, pour servir de pont » (p. 188). (17) Le paysage breton nous semble également présent dans cette autre image : « Nous allons dans des chemins creux qui s’engouffraient sous des berceaux de verdure, dont les branches réunies, s’abaissant sur nos têtes, nous permettaient à peine d’y passer debout » (p. 129). Il est en effet difficile de ne pas voir, dans ce paysage des environs de Locmaria, un des modèles de cette autre image du brouillon 7e : « On marche sous une allée berceau épais formé par les arbres qui dominent les deux côtés de la route ».

La sauvage beauté des alentours de Kérouzéré a particulièrement frappé Flaubert ; il lui a consacré tout un paragraphe dans son récit de voyage. De tous les détails indiqués, il ne reste presque plus rien dans Un cœur simple, si ce n’est l’image : « dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient ». La description était d’abord beaucoup plus riche et, comme d’habitude, Flaubert y employait la plupart des éléments réels, entre autres les « mûres noires » et les « digitales pourprées ». Mme Rosa Maria Di Stefano ayant récemment publié et analysé la transcription des manuscrits se rapportant à cette description, nous renvoyons le lecteur à son article. (18)

La quantité d’éléments empruntés à la procession de Quimper sont suffisamment éloquents, mais dans les manuscrits l’évidence du modèle breton devient éclatante. Dans l’esquisse II (f° 340 v°), Flaubert indiquait : « Les rues jonchées de roses et de juliennes — draps le long des murs ». Dans un ajout marginal de la rédaction qui suit, l’esquisse 36a (f° 344 v°), les enfants sont en veste de nankin, comme les garçons quimpérois tenant les rubans du dais, qui est maintenant en velours rouge, et devient grenat dans la rédaction suivante, le brouillon 35a (f° 347 r°). Dans le 35b (f° 346 r°), les draps blancs qui tendent les maisons « s’allongeaient sur les deux côtés de la rue », image analogue à celle des rues de Quimper ; les petites filles, jetant à présent des pétales de roses, étaient « angéliquement habillées », c’est-à-dire avec des ailes attachées sur le dos, comme celles de Quimper ; le velours du dais est devenu écarlate et deviendra ensuite ponceau. Dans le troisième brouillon, le 35c (f° 350 v°), l’écrivain revient encore sur cet article ; la couleur ponceau est raturée et remplacée par écarlate, qui sera biffée à son tour et remplacée par cramoisi, qui est justement la couleur du dais quimpérois.

Malgré la rapidité de notre exposé, l’incessant labeur stylistique se dégage nettement ; il se poursuivra jusqu’à la copie finale, et même le manuscrit du copiste subira bien des retouches. Dans le quatrième brouillon, le 35d (f° 349 r°), les variantes sont encore nombreuses ; elles concernent notamment les maisons tendues de draps, dont on trouve plusieurs variantes en marge ; l’image se trouve maintenant reléguée à la fin de la description. Notons aussi les substitutions d’enfants de chœur par le vague « encenseurs » et de cramoisi par ponceau.

À cet égard, il faut souligner que ponceau est écrit sur la ligne, à la place de cramoisi qui aurait dû s’y trouver, puisqu’il s’agit du terme sur lequel Flaubert avait fixé son choix dans la rédaction qui précède ; cela nous porte à croire qu’il manque ici un feuillet intermédiaire, car Flaubert a l’habitude de récrire dans la nouvelle rédaction le dernier état de la précédente. La méthode de l’écrivain étant plutôt rigoureuse à ce sujet, il s’ensuit que le manque de ce seul élément suffirait à justifier notre hypothèse ; mais d’autres syntagmes, tels que « de petits nuages blancs », « le soleil qui faisait mûrir les espaliers », « une guêpe bourdonnait », « la réverbération des ardoises », qui ne figurent non plus dans la nouvelle rédaction, bien qu’ils ne soient pas cancellés dans la précédente, changeant l’hypothèse en certitude. (19)

Les manuscrits attestent aussi la tentative d’emploi d’éléments réels dans la description du reposoir. Dans une variante de l’esquisse 36a (f° 344 v°), apparaissent les juliennes ; dans le brouillon 36d (f° 350 r°), à côté des tournesols, des lys et des juliennes, il y a aussi, dans le dernier ajout marginal, des crêtes de coqs, des pieds d’alouettes, des pavots et du jasmin. Dans le brouillon suivant, le 36e (f° 351 r°), les juliennes et les lys sont biffés (les lys ne réapparaissent que dans la copie finale, f° 30), tandis que le jasmin est supprimé dans la mise au net, 35f (f° 268).

Tout cela montre clairement quelle place Flaubert entendait réserver à la Bretagne, dans la composition d’Un cœur simple ; cependant, connaissant bien sa tendance à rendre méconnaissables ses sources, il est très probable que l’influence soit plus étendue qu’elle ne paraît. Par exemple, cette « demoiselle en noir », que Flaubert aperçoit dans une maison de Combourg, « fort marquée de petite vérole et portant des lunettes d’écaille  sur de gros yeux myopes » (p. 225), ne pourrait-elle représenter un des modèles de Mme Aubain ? À la mort de celle-ci, on apprend simplement qu’elle avait la « figure blême, marquée de petite vérole » ; mais, dans l’esquisse 1b (f° 382) (20) les traits de son visage sont : « figure un peu trop grosse marquée de petite vérole, très myope » ; si l’on ajoute la robe noire que la veuve Aubain portait toujours et les lunettes dont il est également question dans les brouillons, on ne saurait nier la ressemblance. Les « gros yeux myopes » seront repris lors de la mort de Mme Aubain, pour être finalement supprimés après quelques essais. Voici un dernier exemple, montrant lui aussi l’application du principe de profiter de tout. À mesure que Flaubert se rapprochait du Mont-Saint-Michel, par la route, « Le mont grandissait », écrit-il, en ajoutant : « nous voyions à les pouvoir compter, les tuiles des toits […] les lames vertes de la persienne d’une petite fenêtre » (p. 224) ; or, le panorama de Trouville s’inspirait d’abord de cette vue : « Le village tassé sur la pente du coteau grandissait peu à peu » (brouillon 11 bis d, f° 295 r°), et en marge du brouillon précédent, le 11 bis c (f° 292 r°), se trouvaient aussi indiqués : « ses toits de tuiles, ses volets verts ».

Il nous semble donc avoir démontré — encore une fois — que Flaubert ne mentait pas en affirmant de n’être point un écrivain réaliste ; les éléments réels utilisés dans ses ouvrages, appartenant à « la plus grande généralité », n’infirment aucunement sa déclaration, exprimée d’ailleurs en toute connaissance de cause. La prétendue « conspiration du silence » (21) manque de sérieux ; d’autant plus qu’un nombre croissant de chercheurs consacrent à Flaubert des études vraiment scientifiques. Et parmi les exigences de la science, le sentimentalisme ne figure pas.

Giovanni BONACCORSO

Faculté des Lettres de Messine (Italie)

(1) Voir, entre autres, les lettres à George Sand, du 6 février 1876, et à Huysmans, de février-mars 1879 (t. XV, p. 435 et t. XVI, p. 160). Nos citations se rapportent à l’édition du CHH.

(2) Ibid., lettres à Mlle Leroyer de Chantepie, du 30 mars 1857, et à J.-B. Passérieu, du 8 Juin 1877 (t. XIII, p. 572 et t. XV, p. 573). Le CHH indique le 18 juin comme date de cette dernière lettre ; dans le fac-similé de l’autographe, publié à la planche 1 de l’ouvrage cité à la note suivante, la date est pourtant bien claire. Ce n’est d’ailleurs pas la seule inadvertance que l’on remarque dans ce même billet.

(3) Voir Gustave Flaubert : documents iconographiques. Avec une préface et des notes par R. Dumesnil. Vésenaz-Genève, Cailler, 1948 ; « Visages d’hommes célèbres », planches 2-6.

(4) Cfr. Corr., lettre à Georges Charpentier, du 16 février 1879 (t. XVI. p. 146).

(5) Quoique notre recensement à cet égard ne soit pas exhaustif, ceux que nous avons relevés ne dépassent pas la dizaine et sont tout à fait véniels. Par ex., invité à Bade, au mariage de la fille de Mme Schlésinger, Flaubert écrit à Bouilhet : « Ma pénurie me forcera à inventer une blague quelconque. — Ce que je regrette fort » (ibid., lettre du 8 septembre 1856 ; t. XIII, p. 532). Mais, dans la lettre du 2 octobre à Mme Schlésinger, Flaubert décline l’invitation sans mentir ; il lui dit qu’il sera « fort occupé jusqu’à la fin de décembre » (ibid., p. 537), à cause de la publication de Madame Bovary dans la « Revue de Paris ». Dans cette même lettre, on remarque cependant un de ces petits mensonges, si toutefois il est permis de parler de mensonges ; il promet à son amie « le premier exemplaire. » de Madame Bovary lorsque le roman paraîtra en volume : il avait promis la même chose à Ernest Chevalier, le 21 septembre (selon Jean Bruneau, la date de cette dernière lettre est le 22 septembre ; cfr. Correspondance, t. Il Paris, 1980 ; « Bibliothèque de la Pléiade », p. 634).

(6) Voir M. Du Camp : Lettres inédites à Gustave Flaubert. Introduzione e note di G. Bonaccorso e R.M. Di Stefano. Messina. Edas, 1978 ; « Iride ». 1. Ces lettres ont finalement révélé le véritable visage de cet « Immortel ».

(7) Cfr. G. Bonaccorso, L’Oriente nella narrativa di Gustave Flaubert. Tomes I et II. Messina, Edas. 1979 et 1981 ; « Iride », 2.

(8) Les chapitres rédigés par Du Camp révèlent, par contre, un état d’âme souvent hautain et hargneux. L’esprit de dénigrement systématique se fait sentir dès ce premier ouvrage, et l’habitude d’altérer la vérité ou d’inventer perce déjà nettement.

(9) Nous citons de l’Édition du Centenaire des Œuvres complètes illustrées de Gustave Flaubert publiée par R. Descharmes (Paris, Librairie de France, 1924).(10) Cfr. notre article L’influence de l’Orient dans les « Trois Contes », II ; dans leBulletin n° 51, décembre 1977, p. 29.

(11) Ibid., p. 31.

(12) Cfr. notre article cité, I ; dans le Bulletin n° 50, mai 1977, p. 10-11.

(13) La substitution de bavette à bavolet corrige le quiproquo, que Flaubert répète dans ses brouillons, comme le montre la citation du scénario ; cela prouverait, par ailleurs, l’inspiration directe de Par les champs. Lebavolet est une petite coiffe villageoise, ou une étoffe ornant par derrière un chapeau féminin.

(14) La lecture du CHH étant assez souvent peu satisfaisante, nous citons de notre transcription des manuscrits ; nous avons l’intention de la publier dans le premier tome de Corpus Flaubertianum.

(15) La minuscule, qui suit le numéro autographe, indique l’ordre que chaque folio occupe à l’intérieur d’une suite de rédactions ayant le même numéro autographe. Les folios sont cités selon le classement chronologique, que nous avons établi pour l’ensemble des manuscrits d’Un cœur simple et que nous publierons dans le Corpus cit.

(16) Le déchiffrement intégral a mis en lumière que ce que C.-A. Burns appelle MS I (cfr. The Manuscripts of Flaubert’s « Trois Contes » ; in « French Studies », VIII, 4, October 1954), causant bien de la confusion parmi les critiques, est en réalité la mise au net.

(17) Flaubert avait modifié cette leçon dans le brouillon 7g (f° 289 r°) ; les pierres étaient « mises exprès dans son courant pour servir de trottoir ». Ce changement révélerait une influence orientale ; dans les notes sur Tyr, au Liban, on lit en effet : « il faut passer le long d’un mur d’une maison qui plonge ses pieds dans l’eau, sur quelques pierres mises là, ou qui sont là en forme de trottoir » (cfr. Voyage en Orient, t. X, p. 554).

(18) Cfr. R.M. Di Stefano, La descrizione di paesaggio in « Un cœur simple » ; in « Rivista diLetterature Moderne e Comparate », XXXII, 3. settembre 1979.

(19) Le déchiffrement intégral a révélé que, dans les manuscrits d‘Un cœur simple, il manque une cinquantaine de folios ; nous en donnons le relevé dans l’Introduction au Corpus cit. Quant à la méthode de composition, nous donnons le détail des stades diachroniques et synchroniques dans un essai qui paraîtra prochainement, in « Rivista di Letterature Moderne eComparate » intitulé : « Elle chancela, et fut obligée de s’asseoir ».

(20) Bien que cette rédaction soit écrite sur le même papier écru que les scénarios, il s’agit à notre avis d’une esquisse.

(21) Telle est la conviction que M. Jean Bureau tente de faire partager, avec des arguments malheureusement trop fragiles, dans sa plaquette Flaubert à Pont-l’Évêque, ou la conspiration du silence. Dessins originaux de l’auteur. S.I., l’Amitié par le livre, 1979.