La thématique du pied dans les ouvrages de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 60 – Page 4

 

 

La thématique du pied
dans les ouvrages de Flaubert.

 

Il est curieux de voir (39) que dans toute l’énorme bibliographie flaubertienne, aucun fidèle n’ait encore proposé une interprétation du genre « Flaubert et le fétichisme de la bottine, parce qu’il y a là largement matière à étude ». (1) Ainsi, souligne Mario Vargas Llosa dans son œuvre admirable, L’Orgie perpétuelle, le fait curieux est que, malgré qu’il soit bien reconnu maintenant chez les Flaubertistes, leur maître avait en quelque sorte la hantise du pied ; il reste encore toute une étude à faire là-dessus. Il va de soi que dans celle-ci on ne peut pas approfondir un tel sujet, et on doit donc se contenter de quelques indices permettant d’établir comment on doit aborder cette question fascinante sur trois plans : le pied réaliste, le pied en liberté et le pied érotique. À la lumière de ces divisions nous allons chercher à examiner la vie de Flaubert ainsi que ses œuvres, afin de voir l’importance et la continuité du rôle joué chez lui par le pied et son enveloppe sociale : le soulier. Il est incontestable que l’intérêt porté par Flaubert aux pieds et aux chaussures est exceptionnel et qu’il date de sa première jeunesse. Nous en avons l’évidence quand il n’avait que quinze ans, l’âge même où il a rencontré pour la première fois Madame Schlésinger et où il en est tombé amoureux. Il fit un résumé de l’épisode l’année suivante dans les Mémoires d’un Fou, où il se rappelle avoir été vivement ému par la vue de la trace des pas de Maria sur le sable. C’est une vision qui va le hanter pour le reste de sa vie : « C’est une large cicatrice au cœur qui durera toujours… » (2), et il affirme dans la même œuvre (affirmation assez curieuse pour un jeune homme, d’ailleurs) : « J’aimerais autant donner la définition géométrique d’une belle paire de bottes ou d’une belle femme, deux choses importantes » (3) ; comme nous le verrons plus tard, son attitude envers toutes les deux est assez ambivalente !

Ce n’est donc guère surprenant que nous le retrouvions à Paris en 1842, à l’âge de vingt-et-un ans, écrivant à sa sœur Caroline dans l’angoisse de la solitude et de l’ennui, « Je ne vois personne, je ne vais nulle part… ma seule distraction, c’est de temps à autre de me lever de ma chaise et d’aller regarder et ranger mes bottes dans mon armoire. » (4) Ces mêmes bottes alignées dans celle-ci symbolisent la frustration refoulée d’une existence inintéressante et inactive où le jeune étudiant se borne à suivre des études de droit qui ne lui conviennent guère. Nous reviendrons dans la deuxième partie sur le pied en liberté, sur la signification des bottes vis-à-vis de celle-ci, mais pour le moment, constatons que Flaubert choisit de ranger ses bottes plutôt que ses costumes par exemple, ou bien ses cravates, nous donnant ainsi l’indication de la direction de ses pensées. Cet intérêt singulier se montre aussi par le fait qu’il existait entre Flaubert et ses amis, une sorte de plaisanterie dont l’interprétation nous échappe aujourd’hui. Je parle bien sûr des observations dans sa correspondance, comme par exemple sa lettre à Emmanuel Vasse de Salnt-Ouen en 1845, où il décrit une soirée passée ensemble quand « Je faisais mes illuminations de bougies et que j’étalais avec orgueil mes bottes splendidement vernissées. Apprends donc que cette passion n’est pas partie de mon âme de décrotteur, et que dernièrement enfin j’ai reçu de Paris le reste de ma fameuse bouteille, et que je m’exerce encore à ce grand art de faire briller les chaussures. » (5) De même, nous le retrouvons dix ans plus tard, plaisantant derechef sur le même thème, cette fois dans une lettre à Louis Bouilhet en 1855, « Je te prie, mon bon vieux, d’aller trouver dès [que] tu passeras tes bottes (expression hyperbolique, car tu ne portes que des souliers), le sieur Fovart… » (6) ; et au même, deux jours plus tard, « Et d’abord et avant tout : crois-tu désormais au présage des bottes ? Te rappelles-tu que le jour où j’ai porté ta pièce chez Laffitte, je t’ai dit dans la rue Sainte-Anne : « Ça ira bien, je viens de voir des bottes » ?, et elles étaient neuves et on les tenait par des tirants !  » (7)

Tout en reconnaissant facilement la pointe de bonne humeur qui se manifeste dans le ton de ces lettres, on ne peut pas ignorer le dédain fondamental qu’éprouve Flaubert pour le code d’une société qui présume de juger la valeur de quelqu’un selon l’état de ses chaussures.

Il existe aussi une lettre fort intéressante (et même révélatrice) de Flaubert à Louise Colet datée du 26 août 1853, toute remplie de références aux chaussures. Cette lettre donne un aperçu de la personnalité de l’auteur et elle va servir à la fois d’une introduction globale à sa conception du réalisme, et d’une introduction spécifique au pied réaliste, c’est-à-dire, la première partie de cet article.

Le pied réaliste

Admettons d’abord que cette même lettre à Louise Colet ait pu être écrite sous l’influence d’un horrible verre de rhum qui aurait permis à son imagination de se déchaîner, mais comme Baudelaire l’avait déjà constaté et déclaré dans son œuvre Paradis Artificiels, même si l’homme prend des stimulants artificiels, il n’échappera pas à la fatalité de son tempérament physique et moral, et Flaubert n’est nullement exceptionnel à cet égard. Le fait qu’il ait grandi dans les sombres confins de l’Hôtel-Dieu de Rouen explique probablement son tempérament morbide : son divertissement le plus cher dans son enfance n’était-il pas d’aller regarder avec sa sœur, les mouches se promener sur les cadavres que disséquait leur père, et de penser qu’elles viendraient bientôt se promener sur eux deux ? Alors de même qu’un marchand de bœufs, selon Baudelaire, ne rêvera que bœufs et pâturages, de même Flaubert, à moitié ivre, ne réussit pas à se débarrasser de ses obsessions obscures.

Revenons donc à cette lettre avec laquelle nous allons aborder « le pied réaliste » et qui est un exemple délicieux d’un Flaubert qui s’amuse : « Quel dommage que je ne sois pas professeur au Collège de France ! J’y ferais tout un cours sur cette grande question des bottes comparées aux littératures, « Oui, la botte est un monde, dirais-je, etc… »

En vérité, toute cette lettre est un divertissement autour du thème du soulier comme symbole de culture, civilisation et littérature. Bien sûr, c’est un jeu, mais inquiétant, et symptomatique d’un penchant déjà inhérent à sa nature. Mais voilà que ce qui commence comme simple jeu d’esprit, se transforme rapidement en exercice pédant pour soutenir une métaphore jusqu’au moment où l’écrivain se laisse emporter complètement par le jeu, et en arrive à exposer, malgré lui, ses propres idées sur le réalisme.

Au moment où il l’écrit, Flaubert se trouve en vacances à Trouville où il travaille sur « La Bovary ». Ce jour-là il paraît qu’il avait travaillé la journée entière sur des détails au point d’en arriver à constater que les arbres empêchaient de voir la forêt, comme il dit lui-même : « il faut à la fois ne pas perdre l’horizon de vue et regarder à ses pieds », — Les pieds, c’est-à-dire les détails…

Avant de commencer son attaque contre ce qu’il appelle d’une manière acerbe, « la littérature de société » (10), cette littérature rebattue qu’il déteste, il affirme sa défense de la belle littérature qu’est pour lui, la littérature réaliste. « J’aime les œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus. » Nous allons voir plus tard comment cette déclaration se reflète dans son traitement du roman, mais pour le moment attardons-nous à cette lettre fascinante pour voir comment l’auteur parcourt chronologiquement la littérature française depuis le Moyen-Age jusqu’au dix-neuvième siècle, employant toujours comme métaphore principale, le pied et la chaussure. Les pieds, dans ce cas, représentent des gens et des idées, tandis que les chaussures représentent la société et l’environnement. Évoquer si fréquemment le pied est un procédé littéraire chez Flaubert pour montrer comment tout le monde est canalisé, mené, moulé, coincé et déformé par les conditions et les lois de la société à un point tel que toute originalité se perd sous les modes d’usage.

Dans les souliers de Gargantua, par exemple, Flaubert voit l’architecture de la Renaissance, et les bottes Louis XIII, « évasées et pleines de rubans et de pompons comme un pot rempli de fleurs » (12), lui rappellent l’hôtel de Rambouillet, Scudéry, Marini… et il continue « puis on arrange en pointe le bout du pied, littérature de la Régence (Gil Blas) on économise le cuir, et la forme (encore un calembour !) est poussée à une telle exagération d’antinaturalisme qu’on en arrive presque à la Chine… C’est mièvre, léger, contourné. Le talon est si haut que l’aplomb manque ; plus de base. Et d’autre part on rembourre le mollet, emplissage philosophique flasque (Raynal, Marmontel, etc.). » (13) Mais c’est à ses contemporains du dix-neuvième siècle que Flaubert marque l’antipathie la plus profonde, et avec un entassement de noms, il se livre à un dénigrement et une dénonciation de tout ce qui est de son temps : « et maintenant nous sommes livrés à l’anarchie des gnaffs. Nous avons eu les jambarts, les mocassins et les souliers à la poulaine… Béranger a usé jusqu’au lacet la bottine de la grisette, et Eugène Sue montre outre mesure les ignobles bottes éculées du chourineur. L’un sent le graillon et l’autre l’égout. On a été chercher du neuf à l’étranger, mais ce neuf est vieux… il faut donc jeter toutes ces ordures à l’eau, en revenir aux fortes bottes ou aux pieds nus. » (14) Il est intéressant de noter que les bottes, ici, de même que les pieds nus, sont placées à un niveau supérieur, tel le nouveau Réalisme, libre de tous liens auprès desquels pâlissent les littératures imitatrices d’autrefois.

Flaubert reprend le même thème quelques mois plus tard : « Voilà deux cents ans que la littérature française n’a pris l’air. Elle a fermé sa fenêtre à la Nature… il est triste de faire de la littérature au XIXe siècle !… nous sommes comme un homme qui tomberait dans le charnier de Montfaucon, sans bottes fortes ! on est dévoré par les rats. C’est pour cela qu’il faut avoir des bottes fortes ! et à talon haut, à clous pointus et à semelle de fer, pour pouvoir rien qu’en marchant, écraser. » (16) (Notons en passant comment le pied ici peut servir à l’instrument d’agression !)

Flaubert, en tant qu’écrivain réaliste, était chroniqueur des détails précis des scènes de la société de son temps. Les romans, qui se déroulent dans un milieu sociologique spécifique sont pleins de références aux chaussures, ce qui n’a rien d’étonnant étant donné son penchant pour les pieds ! À vrai dire, le genre de chaussures portées par ses personnages est souvent de première importance. De là, toutes les descriptions méticuleuses de bottes, de pantoufles : soit élégantes et brodées (comme celles de Charles ou de Maître Guillaumln, dans Madame Bovary), soit démodées et usées (comme celles de Louise ou de la bonne chez les Arnoux avec ses pantoufles molles, dans L’Éducation sentimentale) ; sans y compter les références aussi nombreuses aux sous-pieds, guêtres, sandales, etc., qui pimentent même sa Correspondance. En effet si quelqu’un cherchait à écrire une histoire des chaussures du dix-neuvième siècle, il pourrait considérer les œuvres de Flaubert comme source inépuisable de matériaux documentaires, tant il y a là de différenciations soigneusement dépeintes selon le niveau social de chaque personnage. Les exemples abondent mais nous nous bornerons à puiser les nôtres dans le récit de son voyage en Bretagne en 1847(Par les Champs et par les Grèves) et dans ses deux romans (Madame Bovary et L’Éducation sentimentale) indiscutablement les mieux connus, car des références aux chaussures y abondent. On dirait même que la chaussure était un indice, dans le sens balzacien du mot, et qu’elles sont, sur le plan réaliste au moins, des objets d’une signification sociologique et symbolique. Mais quant au côté symbolique, on en reparlera dans la seconde partie.

Venons à présent au voyageur en Bretagne ; il y a un passage assez amusant dans Par les Champs et par les Grèves, où Flaubert donne une description vivante de quelques images qu’il vient de voir dans une auberge, et qui sont pour lui, le comble du ridicule.

Elles soulignent les sottises de la mode et le mauvais goût de l’époque. « Il faut avoir vu les belles images de l’auberge de Cancale pour savoir comment le laid, le niais et le vulgaire peuvent prendre forme sur du papier. Imaginez dans une salle basse cinq cadres de bois noir accrochés aux murs… » (16) ; chaque tableau a son propre titre : la Demande en Mariage, le Mariage, le Bal, le Coucher de la Mariée, le Lever de la Mariée — un exposé merveilleux s’ensuit. Tous les personnages sont décrits minutieusement et spirituellement, surtout le jeune marié qui se trouve à l’autel le jour de son mariage, habillé en noir, « frisé dur comme du fer, pantalon encore bien plus collant, bottes très pointues (c’est nous qui soulignons), c’est un chérubin ! » (17) Puis après, nous nous trouvons au Bal, où tout le monde s’amuse bien, et nous avons là une « perspective de pieds chaussés d’escarpins très pointus dont la file se prolonge indéfiniment… » (18) Quand nous arrivons enfin au cinquième tableau, il est évident d’après les pantoufles archi-pointues du marié, « de velours violet extra-pointues ! » (19), que la nuit de noce s’est très bien passée ! Flaubert laisse voir son dégoût par la phrase qui suit immédiatement : « nous allâmes prendre l’air sur le quai… » (20) c’est bien compréhensible ! Mais après cette digression humoristique qui sert à illustrer de nouveau sa mentalité du fétichiste, revenons aux deux livres desquels nous avons parlé plus haut. Nous allons voir comment les chaussures dénotent non seulement le niveau social d’un personnage, mais encore elles donnent souvent une indication des intentions (et souvent des mauvaises intentions !) de quelqu’un. Rappelons, en guise de premier exemple, que ce sont des sabots d’Emma qui provoquent les premiers signes d’émotion chez Charles Bovary : « il aimait les petits sabots de Mlle Emma sur les dalles lavées de la cuisine, ses talons hauts la grandissaient un peu, et, quand elle marchait devant lui, les semelles de bois, se relevant vite, claquaient avec un bruit sec contre le cuir de la bottine. » (21) Voilà que Flaubert ne tarde pas à introduire presque au commencement de sa première œuvre majeure, l’évidence de son fétichisme singulier du pied.

Souvenons-nous également de l’humiliation de Charles quand il se trouve au bal avec des sous-pieds qui le gênent pour danser, laissant ainsi percevoir que les chaussures choisies par Charles relèvent son manque d’aplomb ; de même les bottes choisies par Rodolphe trahissent ses mauvaises intentions par rapport à Emma. Le jour-même où il avait décidé de la séduire, il avait mis « de longues bottes molles, se disant que sans doute elle n’en avait jamais vu de pareilles, en effet, Emma fut charmée de sa tournure. » (22)

Ainsi que le mépris de Rodolphe est caractérisé par son choix de bottes, l’instabilité fondamentale du bourgeois excentrique, Jacques Arnoux, est également signalée par ses bottes à lui : « c’était un gaillard d’une quarantaine d’années… et son pantalon blanc tombait sur d’étranges bottes rouges en cuir de Russie, rehaussées de dessins bleus » (23), et cet homme se mêle immédiatement à la vie de notre héros, « le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme… se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne avec une ingénuité de corruption divertissante. » (24)

À plusieurs reprises la valeur des bottes comme symbole social est mise en relief. Mettons les bottes crottées, portées habituellement par l’avocat Deslauriers qui vit péniblement, en contraste avec les bottes vernies du jeune bourgeois Frédéric Moreau, ces mêmes bottes splendides et « bonnes seulement à marcher sur les trottoirs, dans les chemins battus et sur le parquet des salons » (25), et voilà ce qui indique mieux que tout l’abîme entre les deux hommes. Nous pouvons suivre aussi l’évolution sociale de Martinon grâce à la transformation progressive de ses chaussures. D’abord nous le voyons au collège où « il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ». (26) Puis quand nous le voyons la fois suivante il est très à la mode et « bien qu’il eût des bottes extra-vernies, il portait les tempes rasées pour se faire un front de penseur ». (27)

Peut-être pourrions-nous aussi parler du manque de goût montré par Louise, qui « portait malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire ». (28)

Avant de quitter ce chapitre sur le pied réaliste, citons comme dernier exemple, un représentant parfait d’une classe faible et à moitié pourrie : M. de Cisy, dont la tournure aristocratique plaisait tellement à Frédéric Moreau qui « admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout (nous soulignons) ses bottes, minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse ». (29) Quel jugement porté par Flaubert sur la société en France, « cette vieille société corrompue, qui a tout séduit et tout usé » (Mémoires d’un fou) ; et regardons la juxtaposition extraordinaire des mots qu’il emploie afin de souligner son angoisse personnelle contre l’homme et son état : « des bottes minces comme des gants, qui semblaient insolentes de netteté » (comme ça « tape à l’œil » ce choix de mots là !). C’est comme si les mots mêmes, perdent de leur valeur dans la mesure où la structure sociale s’écroule, et que les bottes et les gants tout comme les pieds et les mains, sont devenus interchangeables.

Après avoir lu les exemples discutés plus haut, et qui relèvent, il nous semble bien, d’un procédé bien plus complexe, on ne peut plus penser que c’est par hasard que les chaussures reflètent si précisément le caractère d’un personnage aussi bien que son milieu.

Mais pourquoi Flaubert a-t-il choisi le pied comme indice au lieu des mains, ou même des yeux ? Est-ce qu’il est possible que Flaubert ait voulu montrer en utilisant ces membres inférieurs, le matérialisme inhérent de l’homme, qui se laisse dominer par des choses corporelles et non par des choses spirituelles — exprimées par exemple par des yeux ? Peut-être allons-nous dégager ses intentions (quoiqu’il soit bien difficile de deviner sa pensée à lui, sur n’importe quel sujet !) dans la suite de cette étude, mais passons maintenant à notre deuxième catégorie : le pied en liberté.

Le pied en liberté

Dans cette deuxième partie, nous allons voir comment l’image du pied et du soulier va prendre une signification plus large et même symbolique. À vrai dire, les pieds quand ils sont libérés de leurs cages protectrices (c’est-à-dire les souliers), deviennent représentatifs de la liberté elle-même. On peut dire que jusqu’à maintenant, toutes les références aux bottes, sous-pieds, etc., chez Flaubert, expriment obliquement deux attitudes en présence, envers la vie, qui s’opposent : d’une part, il y a Flaubert l’individualiste, le vagabond romantique avec l’esprit de Byron et l’imagination fertile ainsi que ce besoin énorme de savoir qui le poussait à voyager en Bretagne, en Italie, en Orient. D’autre part, il y a Flaubert le bourgeois pusillanime, emmitouflé qui n’ose même pas mettre la plante du pied en contact avec la terre. C’est une dichotomie de sa nature, il nous semble bien, qui reste non résolue. Nous voulons nous concentrer d’abord sur le mauvais effet produit sur les pieds par les chaussures.

Souvenons-nous à ce propos que Flaubert a conservé pour toujours, avec ce fameux épisode du pied-bot dans Madame Bovary, sa méfiance à l’égard de toute intrusion par les hommes de science dans le domaine de la nature. Mais pourquoi a-t-il choisi cette opération particulière, et non pas une autre, pour montrer l’incompétence de Charles Bovary ?

La lecture de sa correspondance de l’époque nous fait croire que Flaubert a fait plus que rechercher simplement quelques détails, quand il décrivait l’opération d’Hippolyte. Il a même pris la précaution de se rendre à l’Hôtel-Dieu pour que son frère Achille le renseigne sur la pathologie du pied-bot ; comme cette lettre à Louise Colet (du 18 avril 1854) nous le montre : « Je patauge en plein dans la chirurgie. J’ai été aujourd’hui à Rouen, exprès, chez mon frère, avec qui j’ai longuement causé anatomie du pied et pathologie des pieds-bots. Je me suis aperçu que je me foutais dans la blouse (si l’on peut s’exprimer ainsi). Ma science, acquise de fraîche date, n’était pas solide de base. J’avais fait une chose très comique (le plus joli mouvement de style qu’il fût possible de voir et que j’ai pleuré pendant deux heures), mais c’était de la fantaisie pure et j’inventais des choses inouïes. Il en faut donc rabattre, changer, refondre ! Cela n’est pas facile, que de rendre littéraires et gais des détails techniques, tout en les gardant précis. » (30) C’est volontairement que nous avons insisté sur cette lettre que nous trouvons très intéressante pour ce qui concerne Flaubert, en qualité d’homme et d’écrivain.

Quant au chapitre sur le pied-bot, c’est un chef-d’œuvre de l’écriture, qui peint un tableau horripilant d’un monde, peuplé de gens directement intéressés. D’un côté, il y a Emma, Homais et même Monsieur le Curé, tandis que de l’autre côté, il n’y a que des gens crédules et simples, comme Charles et Hippolyte. Et voilà que tout se termine par des récriminations et des cris de désespoir. Pour commencer, Flaubert fait deux remarques assez pertinentes ; d’abord, Hippolyte a « un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l’empêchait pas d’être tourné en-dedans, de sorte que c’était un équin mêlé d’un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d’équin. » (31) (Notons en passant, la précision de ces détails médicaux) ; ensuite, Hippolyte à vrai dire, réussit assez bien à vivre avec sa difformité et « on le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l’autre. » (32) Ainsi souligne Flaubert, le fait qu’Hippolyte n’a point besoin de cette opération. Cependant il ne rejette pas, non plus, toute la responsabilité de l’échec sur Charles. Tout en indiquant brièvement que d’abord « il fallait connaître quelle espèce de pied-bot il avait » (33), le romancier décrit ainsi la suite de l’affaire : « Charles piqua la peau ; on entendit un craquement sec, le tendon était coupé, l’opération était finie… puis Charles, ayant bouclé son malade dans le moteur mécanique, s’en retourna chez lui… [où] il mangea beaucoup et même il voulut, au dessert prendre une tasse de café, débauche qu’il ne se permettait que le dimanche lorsqu’il y avait du monde. » (34) Ce qui n’empêche pas que, cinq jours après, le malheureux stréphopode ne se torde dans des convulsions atroces, « si bien que le moteur mécanique où était enfermée sa jambe frappait contre la muraille à la défoncer. » (35) Après avoir retiré le membre de la boîte, Charles voit que « les formes du pied disparaissaient dans une belle bouffissure, que la peau tout entière semblait près de se rompre, et elle était couverte d’ecchymoses occasionnées par la fameuse machine ». (36) Enfin, l’épisode s’achève avec les mots du Docteur Canivet : « redresser des pieds-bots ? Est-ce qu’on peut redresser les pieds-bots ? C’est comme si l’on voulait par exemple, rendre droit un bossu !  » (37), et l’amputation de la jambe d’Hippolyte jusqu’au genou.

On peut en conclure que l’écrivain a voulu montrer qu’il vaut mieux laisser certaines choses telles qu’elles sont et que la science n’a pas toutes les solutions. Rappelons à ce propos l’incident raconté par Flaubert dans Voyage à Carthage, où il décrit comment « les montagnes du fond s’accumulent les unes derrière les autres. On tourne sur la gauche pour gagner Constantine et l’on monte, à pied. Interminable ascension. Un de nos compagnons (un horloger), horriblement pied-bot, monte avec sa béquille ». (38) Pas d’expérience avec des « moteurs mécaniques » ni les « cuirasses en fer » pour lui ! Ou bien, est-ce que cela pourrait être seulement la réaction normale et typique d’un homme « qui a été élevé dans la haine de la médecine et qui la toise à sa hauteur. Il n’y a pas d’art, mais il y a des innéités… — de c’est-à-dire certains hommes-à-instinct qui devinent, hommes nés pour cela et qui ont travaillé cela… » (39) Il est bien connu que le docteur Achille-Cléophas tenta une fois de soigner le pied-bot d’une fillette nommée Martin en la tenant au lit durant plusieurs mois, le pied enfermé dans une cuirasse en fer. Son expérience échoua. C’était, sans doute, la source de la grotesque opération du pied d’Hippolyte qu’effectuait Charles Bovary.

Est-ce que Gustave a utilisé son père comme modèle du docteur Larivière ou même du docteur Canivet ? Flaubert lui rendait-il hommage ou en prenait-il vengeance ? Et là, où il pouvait lui faire le plus mal : sa science ! (39 bis)  C’est une question controversée et nous admettons volontiers qu’il y aurait là matière à discussion, car, chez Flaubert il y a toujours de l’ambiguïté. De toute façon, c’est un chapitre fascinant, comme cette lettre à Louise Colet du 14 août 1853, où l’auteur décrit l’épisode des femmes à Trouville, où il vient d’arriver pour y passer des vacances. Là, il s’installe, en tant que spectateur sur la plage, voir se baigner les femmes. Cette fois, il se manifeste à moitié attiré, moitié répugné par la vue des extrémités féminines. Sa lettre nous le montre épouvanté par la laideur des femmes, fourrées dans leurs maillots et leurs bonnets pour se mettre à l’eau. Mais ce qui le déprime encore davantage, c’est ce qu’elles ne cherchent pas à cacher — c’est-à-dire — leurs pieds : « Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine (nous insistons), longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. » (40) (Mais malgré cette diatribe il n’y a aucun doute « qu’il s’agit d’un amateur » comme l’affirme M. Vargas Llosa !) (41)

La vue de tous ces pieds déformés lui donne l’envie de s’enfuir de l’Europe et d’aller vivre dans un pays primitif où « les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits. » (42) Mais où faut-il aller trouver des gens qui ne sont ni touchés ni empoisonnés par notre civilisation ? Flaubert aspire à la vie sauvage où l’homme vit en liberté, mais il a peur qu’il ne soit pas déjà trop tard : « Tout cela existe encore, ce n’est pas un conte, il y a encore des hommes qui marchent nus, qui vivent sous les arbres… mais il faut partir vite, si vous les voulez voir ; on leur expédie déjà des peignes d’écaille et des brosses anglaises pour nettoyer leur chevelure… on leur taille des sous-pieds pour les pantalons qu’on leur fait. » (43)

Sa conception de la liberté, au moins dans notre étude, se représente par des pieds nus. Une liberté totale, débarrassée de toute convention et donc, beaucoup plus saine. De là son plaisir à voir marcher sur le sable un homme, « ses cuisses nerveuses, à plans successifs, jouaient sur un genou mince qui, d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un pied cambré à talon court et dont les doigts s’écartaient… Oh ! que la forme humaine est belle quand elle apparaît dans sa liberté native, telle qu’elle fut créée au premier jour du monde ! » (44).

Le souvenir de Maria évoque chez lui les mêmes sentiments. Quand il pense à elle « sortant de dessous la vague, avec tes cheveux noirs sur tes épaules, ta peau brune avec ses perles d’eau salée, tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui s’enfonçait dans le sable… » (45)

Il y a quelque chose de romantique et même de sublime dans son admiration pour ces deux êtres, ce qui réfute la théorie que Flaubert est d’abord et avant tout, un réaliste.

Il y a aussi une espèce de panthéisme dans la grande joie qu’il éprouve lui-même, en marchant sur l’herbe : « l’herbe était douce à marcher, je marchai ; chaque pas me procurait un plaisir nouveau, et je jouissais par la plante des pieds de la douceur du gazon. » (46) Sur le plan spirituel, Flaubert éprouva lui aussi un véritable délice en lisant les vers de Ronsard : « C’était comme si l’on m’eût chatouillé la plante des pieds. » (47) La « plante des pieds »  est de première importance chez Flaubert car c’est une antenne qui lui sert de contact avec la terre (48). Citons un ou deux exemples frappants : dans L’Éducation sentimentale quand Frédéric n’est qu’un spectateur des événements de 1848, et que tout s’écroule autour de lui, il sent brusquement « sous son pied quelque chose de mou, c’était la main d’un sergent en capote grise, couché la face dans le ruisseau ». (49) Et puis, dans Salammbô, lorsque Mâtho et Spendius cherchent à voler le Zaïmph saint de Tanit, ils se trouvent au fond du temple où il fait si noir qu’ils ne peuvent plus voir. Ils avancent à tâtons dans l’obscurité ; « Tout à coup, ils sentirent sous leurs pieds quelque chose d’une douceur étrange. Des étincelles pétillaient, jaillissaient, ils marchaient dans du feu. » (50).

Avant de quitter « le pied en liberté », revenons une dernière fois sur cette question complexe des pieds déformés par des chaussures. Flaubert nous montre son attitude ambivalente envers les pieds déformés, quand il parle des pieds bandés des femmes chinoises où la croissance du pied est artificiellement retardée de naissance, afin de se conformer à une certaine conception de la beauté chez les Chinois. Quoique cette difformité soit répugnante à Flaubert en tant qu’habitant de l’Europe occidentale, il se trouve attiré, malgré lui, par ces minuscules membres qu’on peut caresser, en les prenant dans les mains. On peut même éprouver une vive jouissance qui ressemble aux délices que sentit René quand il réchauffait les pieds d’Atala : « Assis moi-même sous l’arbre, tenant ma bien-aimée sur mes genoux, et réchauffant ses pieds nus entre mes mains, j’étais plus heureux que la nouvelle épouse qui sent pour la première fois son fruit tressaillir dans son sein. » (52) Cette même attitude ambiguë se reflète dans son traitement de la bottine ; car bien que les pieds puissent être déformés par des bottes, avec des bottines, c’est une toute autre affaire. Elles peuvent être mignonnes, quelquefois amusantes, mais toujours séduisantes, d’une manière plus ou moins érotique. Les meilleurs exemples se trouvent dans L’Éducation sentimentale. Rappelons l’émouvante rencontre, après tant d’années, de Madame Arnoux et de Frédéric ; Frédéric tombe à genoux et tente de ressusciter son désir d’autrefois. Alors il aperçoit « la pointe de sa bottine s’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant, – la vue de votre pied me trouble ». (53) Et toujours dans L’Éducation sentimentale, au commencement du livre quand Frédéric vient de rencontrer Madame Arnoux pour la première fois… « tout son voyage lui revint à la mémoire… des particularités plus intimes ; sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en sole de couleur marron. » (54) C’est donc la diminution de la taille d’une chose qui la rend attirante. De même qu’une bottine est plus désirable qu’une botte, de même le tout petit pied d’une femme chinoise, ou bien d’un enfant, est plus séduisant que celui d’un adulte *. Mais ici, on touche à l’érotisme, qui est le sujet de la dernière partie de notre étude.

Le pied érotique

Nous ne nous considérons nullement comme psychologue en ce qui concerne la nature humaine, ni assez ingénieux pour tenter une explication sur le plan psychologique du fétichisme de Flaubert. Mais, il nous semble bien, qu’il nous a laissé quelques indices de la raison de son comportement, et surtout de son comportement envers les femmes. À la lecture de son œuvre il paraît qu’il n’aimait pas la féminité. Il ne se sentait à l’aise qu’avec des femmes un peu « hommasses », — si l’on peut s’exprimer ainsi, par exemple, voilà ce qu’il dit à Louise Colet dans une lettre, datée du 12-13 avril 1854, « J’ai toujours essayé, (mais il me semble que j’échoue), de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre (en descendant). Tu m’encombres et me troubles et t’abîmes avec l’élément femelle. » (56) (Preuve d’une homosexualité latente ?) — puis il continue, « J’ai voulu t’aimer, et je t’aime d’une façon qui n’est pas celle des amants. Nous eussions mis tout sexe, toute décence, toute jalousie, toute politesse (tout ce qui est comme ce serait avec un autre), à nos pieds, bien en bas, pour nous faire un socle, et, montés sur cette base, nous eussions, ensemble, plané au-dessus de nous-mêmes. » (57) Dans une autre lettre à la même datée du 27 août 1853, il exprime les mêmes sentiments : « la nature, va, s’est trompée en faisant de toi une femme. Tu es du côté des mâles. Il faut te souvenir de cela toujours… ». (58)

Emma Bovary fut aussi « du côté des mâles » et « elle portait comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaillé ». (59) Il a même trouvé l’élément masculin chez « Maria » dans Mémoires d’un Fou, quand il découvre avec plaisir qu’elle a « un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés blondes ». (60) Voilà ce qu’il désire d’une femme ! C’est quelque chose de très sensuel et, à la fois, de sublime : que les femmes soient belles mais avec une pointe de masculinité par-dessus le marché ! Nous voilà portés encore une fois à cette dichotomie inhérente à sa nature, dont nous avons déjà parlé plus haut. II a voulu avoir « les pieds sur terre » (pour les toucher et pour les humer), mais en même temps il a voulu boire des âmes dans les yeux. L’exemple le plus frappant de l’utilisation des sens — et surtout les sens d’odorat et de toucher — chez Flaubert, se trouve dans sa Correspondance. Là, nous avons le vrai Flaubert, et il y a là-dedans au moins cinq références aux pantoufles de Louise. Citons-en une ou deux : « en regardant tes petites pantoufles brunes, je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu’elles en étaient chaudes. Le mouchoir est dedans, je vois ton sang — Je voudrais qu’il en fût tout rouge. » (61) Quelques jours plus tard, il écrit à la même : « Allons, je vais revoir tes pantoufles. Ah ! elles ne me quitteront jamais celles-là. Je crois que je les aime autant que toi. Celui qui les a faites ne se doutait pas du frémissement de mes mains en les touchant, je les respire, elles sentent la verveine et une odeur de toi qui me gonfle l’âme. » (62) Ainsi Louise continue à le dominer, même de loin, avec ses pantoufles et l’idée qu’elle était sa maîtresse.

Notons ce qu’il a dit dans Novembre au sujet du mot « maîtresse » : « Quant à une maîtresse, c’était pour moi un être satanique, dont la magie du nom seul me jetait en de longues extases : c’était pour leurs maîtresses que les rois ruinaient et gagnaient des provinces ; pour elles, on tissait les tapis de l’Inde, on tournait l’or, on ciselait le marbre, on remuait le monde… » (63) Il éprouve presque les mêmes sentiments pour Madame Schlésinger. La « Maria » de Mémoires d’un Fou, quand il déclare : « je voudrais être beau comme les anges, avoir de la gloire, du génie, et tout déposer à tes pieds pour que tu marches sur tout cela. » (64)

Il nous semble bien qu’une femme comme Salammbô, par exemple, serait incapable de dominer Flaubert de la manière où il voudrait être dominé. Elle est trop éthérée et pas assez solide. Est-ce que cela explique peut-être pourquoi Emma Bovary, et même Madame Arnoux, sont plus convaincants comme personnages, que Salammbô dont la peinture lui échappe un peu ?

Néanmoins, Salammbô n’est qu’un personnage de roman et en réalité Salammbôest tout plein d’érotisme — de toute sorte. Rappelons le fameux épisode où Mâtho séduit Salammbô dans sa tente à lui : « Tout à coup des sanglots l’étouffèrent, et en s’affaissant sur les jarrets, [il dit] « Ah ! pardonne-moi !… Tout à l’heure, pendant que tu parlais, ton haleine a passé sur ma face, et je me délectais comme un moribond qui boit à plat-ventre au bord d’un ruisseau. Écrase-moi, pourvu que je sente tes pieds ! »  (65)

Quel mélange bizarre de rhétorique amoureuse et d’images bestiales ! Puis l’auteur introduit aussitôt après, cet autre élément aussi important dans la vie érotique des hommes : la vénération — toujours nuancée d’un peu d’érotisme — «  il était à genoux, par terre devant elle, et il lui entourait la taille de ses deux bras, la tête en arrière, les mains errantes… il soupirait d’une façon caressante et murmurait de vagues paroles plus légères qu’une brise et suaves comme un baiser. » (66)

Quel panthéisme sensuel dans ce passage-là !

Bien sûr, Salammbô succombe tout de suite à cette douce adoration offerte par le barbare : « Elle se renversa sur le lit dans les poils du lion. Mâtho lui saisit les talons, la chaînette d’or éclata, et les deux bouts, en s’envolant, frappèrent la toile comme deux vipères rebondissantes. » (67) Sans contredit, le passage est superbe. Un moment d’amour, ou plutôt de sexualité, justifié plus ou moins par des événements précédents, décrits dans un langage suggestif et même surchargé, et la chaînette d’or qui se brise si brusquement, représente la virginité de Salammbô et il prédit, sur le plan symbolique, la mort de Salammbô ainsi que celle de Mâtho lui-même.

Peut-être pourrions-nous aussi parler un peu de cet élément d’adoration chez les hommes qui se manifeste à plusieurs reprises dans les œuvres de Flaubert. Il y a par exemple, l’épisode dans Madame Bovary où Justin pour faire plaisir à Félicité, veut nettoyer les bottines d’Emma : « Allons, ne vous fâchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines. Et aussitôt il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout empâtées de crotte — la crotte des rendez-vous — qui se détachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de soleil. » (68) C’est là une espèce de servilité — une crainte révérentielle — qui se montre en de nombreuses occasions, comme par exemple, les hommes font cadeau des pantoufles aux femmes (Léon à Emma dans Madame Bovary et Frédéric à Madame Arnoux/La Maréchale dans L’Éducation sentimentale).

C’est un effroi mêlé d’admiration et de désir, comme ce qu’éprouve Frédéric dans son rêve hallucinatoire lorsqu’il se voit « attelé près d’Arnoux, au timon d’un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l’éventrait avec ses éperons d’or. » (69)

Flaubert lui-même connaissait la terreur d’un cauchemar pareil (et révélateur ?) : « … la vieille se précipiterait sur moi. Pour éviter son contact… je me ratatinais couché sur le flanc et les genoux au menton. Néanmoins je sentais l’extrémité de son ongle, l’ongle pointu de son gros orteil, avec la callosité de son autre talon ! » (70)

Alors, résumons ce que nous avons découvert jusqu’à présent : certes, Flaubert avait la hantise du pied. Maxime Du Camp ne fut-il pas poussé à déclarer dans une lettre à Gustave, datée du 23 septembre 1856, « Que le Diable t’emporte avec tes bottes, il n’est question que de cela, cinq ou six fois au moins : c’est une maladie ! » (71)

Mais, comme nous avons déjà constaté dans « le Pied Réaliste » — parler du pied c’est un procédé littéraire chez Flaubert pour montrer comment toute idée originale peut être subordonnée au dernier cri. Pour avoir des percées littéraires il faut des fortes bottes ou des pieds nus. Nous avons vu aussi que les bottes ont souvent une valeur comme symbole social.

Par contre, dans « Le Pied en Liberté » nous avons vu comment les pieds libérés des souliers deviennent représentatifs de l’imagination fertile et de la liberté elle-même. Enfin, nous avons examiné l’érotisme du pied sous plusieurs aspects divers. Il n’était pas dans notre intention au cours de cette étude d’être pris par la « rage de vouloir conclure » (72), mais simplement de faire le premier pas sur un chemin aussi séduisant.

Aux psychologues maintenant de tenter une explication d’un fétichisme évident ! Laissons la dernière parole à Flaubert qui exprime ainsi son plaisir dans une lettre à Ernest Feydeau :

« Le paragraphe XVIII sur le pied est quelque chose de délicieux. Enfin je ne sais comment vous exprimer mon enthousiasme. » (73) C’était avec un enthousiasme pareil que j’ai abordé ce sujet inépuisable.

Marguerite FINN.

Université de Norwich

(Angleterre).

(1) Mario Vargas Llosa : L’Orgie Perpétuelle (p. 31) (Ed. Gallimard).

(2) Gustave Flaubert : Mémoires D’un Fou (p. 236) (Ed. Seuil, Tome I).

(3) G. FI. : Mémoires D’un Fou (p. 244) (Ed. Seuil, Tome I).

(4) G. FI. : Correspondance (p. 132) (Ed. Pléiade, Tome I) – (Lettre à Caroline Flaubert 26 novembre 1842).

(5) G. FI. : Correspondance (p. 213/4) (Ed. Pléiade, Tome I) – (Lettre à Emmanuel Vasse de Saint-Ouen – Janvier 1845).

(6) G. FI. : Correspondance (p. 586) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louis Bouilhet, 15 août 1855).

(7) G. FI. : Correspondance (p. 588) ( Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louis Bouilhet. 17 août 1855).

(8) G. FI. : Correspondance (p. 418) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louise Colet, 26 août 1853).

(9) G. FI. : Correspondance (p. 417) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louise Colet, 26 août 1853).

(10) G. FI. ; Correspondance (p. 417) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louise Colet, 26 août 1853).

(11) G. FI. : Correspondance (p. 418) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louise Colet, 26 août 1853).

(12) G. FI. : Correspondance (p. 419) (Ed. Pléiade, Tome II) – Lettre à Louise Colet. 26 août 1853).

(13) C’est volontairement que nous avons Insisté sur cette lettre que nous trouvons très importante pour ce qui concerne notre étude.

(14) G. FI. : Correspondance (p. 420) (Ed. Pléiade, Tome II) – Lettre à Louise Colet, 26 août 1853).

(15) G. FI. : Correspondance (p. 538/9 (Ed. Pléiade) – Lettre à Louise Colet, 19 mars 1854).

(16) G. FI. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Ed. Seuil, II) p. 540.

(17) G. FI. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Ed. Seuil, II) p. 540.

(18) G. FI. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Ed. Seuil, II) p. 540.

(19) G. FI. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Ed. Seuil, II) p. 540.

(20) G. FI. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Ed. Seuil, II) p. 541.

(21) G. FI. : Madame Bovary (p. 51) (Ed. Garnier-Flammarion.

(22) G. FI. : Madame Bovary (p. 186) (Ed. Garnler-Flammarion).

(23) G. FI. : L’Éducation sentimentale (p. 38) Ed. Garnler-Flammarion).

(24) G. FI. : L’Éducation sentimentale (p. 39) (Ed. Garnier-Flammarion).

(25) G. Fl. : Correspondance (p. 418) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louise Colet. 26 août 1853).

(26) G. FI. : L’Éducation sentimentale (p. 91) (Garnler-Flammarion).

(27) G. FI. : L’Éducation sentimentale (p. 187) (Garnier-Flammarion).

(28) G. FI. : L’Éducation sentimentale (p. 275) (Garnier-Flammarion).

(29) G. FI. : L’Éducation sentimentale (p. 92) (Garnier-Flammarion).

(30) G. FI. : Correspondance (p. 551) (Ed. Pléiade, Tome II) – (Lettre à Louise Colet, 18 avril 1854).

(31) G. FI. : Madame Bovary (p. 204) (Garnier-Flammarion).

(32) G. Fl. : Madame Bovary (p. 205) (Garnier-Flammarion).

(33) G. FI. : Madame Bovary (p. 204) (Garnler-Flammarion).

(34) G. FI. : Madame Bovary (p. 206) (Garnier-Flammarion).

(35) G. FI. : Madame Bovary (p. 207) (Garnier-Flammarion).

(36) G. FI. : Madame Bovary (p. 207) (Garnier-Flammarion).

(37) G. FI. : Madame Bovary (p. 210) (Garnier-Flammarion).

(38) G. Flaubert : Voyage à Carthage (Œuvres Complètes, Seuil, II) (p. 707).

(39) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome 11) (p. 547) – (Lettre à Louise Colet. 12 avril 1854).

(39 bis) Notre étude touche par certains aspects au livre de Mario Vargas Llosa : L’Orgie Perpétuelle, la nature du sujet traité nous force à faire appel à quelques-uns des mêmes épisodes, mais toutefois je m’attache surtout à souligner l’importance générale du pied dans l’œuvre de Flaubert.

(40) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome II) (p. 391) : Lettre à Louise Colet, 14 août 1853).

(41) Mario Vargas Llosa : L’Orgie Perpétuelle (Gallimard) (p. 32).

(42) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome II) (p. 391) – (Lettre à Louise Colet, 14 août 1853).

(43) G. FI. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Seuil, Tome II) (p. 486).

(44) G. Fl. : Par les Champs et par les Grèves (Œuvres Complètes, Seuil, Tome II) (p. 539).

(45) G. FI. : Mémoires d’un Fou (Œuvres Complètes, Seuil, Tome I) (p. 247).

(46) G. FI. : Novembre (Œuvres Complètes, Seuil, Tome I) (p. 258).

(47) G. FI. : Correspondance (Pléiade, II) (p. 45) – (Lettre à Louise Colet, 18 février 1852)

(48) G. FI. : L’Éducation sentimentale (Garnier-Flammarion) (p. 311).

(49) G. FI. : Salammbô (Garnier-Flammarion) (p. 96).

(50) G. FI. : Correspondance (Pléiade. Tome II) (p. 342).

(51) G. FI. : Madame Bovary (Œuvres Complètes, Seuil, Tome I) (p. 684).

(52) Chateaubriand : Atala (Ed. Garnier Frères) (p. 90).

(53) G. FI. : L’Éducation sentimentale (Garnier-Flammarion) (p. 440).

(54) G. FI. : L’Éducation sentimentale (Garnier-Flammarion) (p. 44).

(55) G. FI. : Hérodias (Œuvres complètes. Seuil II) (p. 195).

(56) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome II) (p. 548) – (Lettre à Louise Colet. 12 avril 1854).

* Dans une lettre à Louise Colet (datée du 14 septembre 1846) Il lui dit pour finir : « Adieu. Je te baise la plante des pieds. . (50) Et n’oublions pas le fait que le prêtre quelques minutes avant la mort d’Emma, se releva… et commença les onctions : d’abord les yeux… enfin sur la plante des pieds, si rapides autrefois quand elle courait à l’assouvissance de ses désirs, et qui maintenant ne marcheraient plus. . (51)

* Rappelons le festin dans Hérodias où « De temps à autre, il s’étalait sur le triclinium. Alors, ses pieds nus dominaient l’assemblée. » (55)

(57) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome II) (p. 549) – (Lettre à Louise Colet, 12 avril 185-4).

(58) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome II) (p. 421) – Lettre à Louise Colet, 27 août 1853).

(59) G. FI. : Madame Bovary (Garnier-Flammarion) (p. 50).

(60) G. FI. : Mémoires d’un Fou (Œuvres Complètes, Seuil, Tome I) (p. 237).

(61) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome I) (p. 273) – (Lettre à Louise Colet, 4-5 août 1846).

(62) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome I) (p. 284) – (Lettre à Louise Colet, 8-9 août 1846).

(63) G. FI. : Novembre (Œuvres Complètes, Seuil, I) (p. 249).

(64) G. FI. : Mémoires d’un Fou (Œuvres Complètes, Seuil, I) (p. 247).

(65) G. FI. : Salammbô (Garnier-Flammarion) (p. 210).

(66) G. FI. : Salammbô (Garnier-Flammarion) (p. 211).

(67) G. Fl. : Salammbô (Garnier-Flammarion) (p. 211).

(68) G. Fl. : Madame Bovary (Œuvres Complètes, Seuil, I) (p. 638).

(69) G. Fl. : L’Éducation sentimentale (Garnier-Flammarion) (p. 158).

(70)  G. Fl. : Correspondance (Pléiade, Tome 11) (p. 606) – (Lettre à la Présidente, datée du 3 mars 1856).

(71) Maxime Du Camp : Lettre à Flaubert, citée dans la Correspondance (Pléiade. Tome II)

(72) G. FI. : Correspondance (Ed. Conard, Vol. V, Page 111).

(73) G. FI. : Correspondance (Pléiade, Tome 11) (p. 702).

ŒUVRES PRINCIPALES CONSIDEREES (chronologiquement) :

1. Flaubert : Correspondance (Pléiade, Tome I) (1830-1851).

2. Flaubert : Mémoires d’un Fou (Seuil) (1837-39) – Novembre (Seuil) (1837-39).

3. Flaubert : Passion et Vertu (Seuil) (1837-39).

4. Flaubert : Par les Champs et par les Grèves (Seuil) (1847).

5. Flaubert : Madame Bovary (1851-56) (Garnier-Flammarion).

6. Flaubert : Correspondance (1851-1858) Pléiade, Tome II).

7. Flaubert : Salammbô (1858-1862) (Garnier-Flammarion)

8. Flaubert : L’Éducation sentimentale (1869) (Garnier-Flammarion).

9. Flaubert : Trois Contes (1876-1877) (Bordas).

10. Mario Vargas Llosa : L’Orgie Perpétuelle (1978) (Gallimard).