La Poésie chez Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 60 – Page 34

 

La poésie chez Flaubert

 

      Évoquer L’Éducation sentimentale ou Madame Bovary, ce n’est pas à priori faire référence à une œuvre poétique. Quant à Flaubert, si on s’attache à reconnaître en lui un grand romancier, il est rare qu’on lui accorde le statut de poète.

Une lecture attentive de ses romans révèle cependant que l’auteur normand leur a conféré, à force d’exigences et de recherches, une marque proprement poétique. Cette marque s’affirme en deux figures, le rythme et l’image, dont la correspondance ne cesse d’exprimer le souci. C’est cette lecture que nous allons entreprendre, à la recherche du signe poétique.

Nous retiendrons cinq moments de l’œuvre au cours desquels s’affirme une évolution, L’Éducation sentimentale de 1845, Madame Bovary, Salammbô, la deuxième Éducation et Les Trois Contes.

La première version de L’Éducation sentimentale comporte déjà la volonté de l’image, mais celle-ci n’en souffre pas moins d’être prise dans les traits de la facilité. Ainsi les regards de Madame Renaud, « ardents comme des flambeaux, doux comme du velours,  s’ouvrent tout à coup, lancent un éclair et se referment dans leur langueur ». (1) L’image est banale, et ce défaut sera dommageable dès le début du roman, où l’on relève cette vision saisissant les hommes, observés d’une tour d’église :

« … tout petits qui rampent comme des mouches sur le pavé. » (2) L’évidence de ces images ne leur accorde pas la valeur du signe poétique, leur défaut est d’être trop proches des images portées par le langage quotidien, de pouvoir être immédiatement reconnues, et auxquelles tous peuvent recourir. Point n’est besoin en effet d’être poète pour écrire « dormir comme un mort » (3) ; évoquer « une masse d’amour » (4) ; parler d’un sentiment « qui tombe en ruines ». (5) L’élaboration de l’image viendra plus tard, elle se manifestera dans les grands romans et interdira à l’évocation la succession de détails réalistes du type :

« main dont la peau se couvre de poils et les ongles durcissent. » (6)

Ce type d’affirmation pèche gravement au regard de l’élégance. De plus, la version de 1845 est envahie par le lyrisme, tendance qui dominera toujours chez Flaubert, mais qui ici est extrême, engendrant des images exagérées :

« … un bonheur naissant ouvrait ses ailes dans son âme et chantait comme les oiseaux à l’aurore. » (7)

Si elle est une œuvre de jeunesse parfois malhabile, la version de 1845 peut aussi s’imposer comme promesse d’avenir. Elle renferme quelques détails symboliques réussis, ainsi le moment où Madame Renaud et Henry, en présence du mari endormi, échangent un rendez-vous sur une feuille de papier qu’ils jettent bientôt au feu. Ce papier : « se roula sur lui-même en une gaze noire, chiffonnée, frôla sans le réveiller, le bout de la pantoufle de M. Renaud, deux ou trois fois monta et descendit dans la cheminée, soutenu par le vent, puis, quand sa dernière étincelle fut éteinte, il s’envola tout à fait. » (8)

Description réussie dont le symbole pourrait être celui-ci : avec ce message consumé, semblable à lui, s’envole la vertu de Madame Renaud, qui cependant hésitera, ajournera l’adultère, comme ce papier qui voltige avant de s’effacer. L’Éducation porte une intuition fondamentale, celle des descriptions, que Madame Bovary confirmera.

Une affirmation relevée dans une lettre à Louise Colet, en octobre 1851 révèle et dénonce sans doute ce que furent les erreurs des œuvres de jeunesse : « J’ai relégué toute emphase dans mon style. » (9)

L’emphase, c’est-à-dire le mouvement oratoire des premières années d’écriture, que Flaubert se reproche désormais. C’est d’ailleurs à cette époque, contemporaine de la rédaction de Madame Bovary, que l’auteur exprime l’impossible désir d’écrire un livre sur rien. Le romancier arriverait de la sorte à un point de paradoxe, où il privilégierait tellement la vie du style qu’il en gommerait le centre du livre, son thème, son prétexte.

C’est par la ponctuation, qui au sein de la poésie classique serait la coupe, que le style s’évade peu à peu de l’oratoire, apportant dans un premier temps modération et rigueur. Le rythme est solidaire d’une description en tableaux, qui part du général et de l’indistinct pour aboutir au plus précis : « On était aux premiers jours d’octobre. Il y avait du brouillard sur la campagne. Des vapeurs s’allongeaient à l’horizon contre le contour des collines… La terre, roussâtre comme de la poudre de tabac, amortissait le bruit des pas ; et au bout de leurs fers, en marchant, les chevaux poussaient devant eux les pommes de pin tombées. » (10)

On voit ici que le rythme s’affirme au cours de moments consacrés par le texte, isolés par la narration.

Quant à la comparaison, elle perfectionne elle aussi les recherches des textes précédents et marque une évolution. Le roman de 1856 introduit l’image, le plus souvent à l’aide de la conjonction « comme », qui en est le véhicule traditionnel. Fréquemment dans Madame Bovary, l’image poétique est créée par le personnage, en une phrase relatant une vision, ouverte par un verbe de perception. Le personnage voit (Emma), revit visuellement un événement ou recrée un lieu dont s’empare le narrateur (le poète). « Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. » (11)

Le système d’images, son registre, passe par la subjectivité même du personnage : « Le lendemain fut pour Emma, une journée funèbre. Tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l’extérieur des choses, et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés. » (12)

On notera encore dans Madame Bovary la longue métaphore par laquelle l’amour d’Emma est comparé à un feu de voyageurs mourant sur une steppe de Russie.

La tentation poétique passe donc en 1856 par une articulation essentielle autour de la peinture normande et du personnage d’Emma. Le lyrisme, s’il persiste n’est réservé qu’aux déclarations d’Emma, Il correspond à un état d’esprit et fait place à un style mieux équilibré.

Le 14 janvier 1857, avant d’aborder le roman carthaginois, tout commence par une phrase de la correspondance à Madame Maurice Schlésinger : « Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille où les phrases sont des aventures et où je ne recueille d’autres fleurs que des métaphores. »

À cette époque Flaubert rejoint pleinement la proposition du poète, qui est, « de faire beau ». Si l’écriture est idée, il rappelle qu’elle est aussi une forme : « le style est autant sous les mots que dans les mots. C’est autant l’âme que la chair d’une œuvre. » Comme le vers, la phrase ne saurait être le lieu de l’hésitation ou de l’approximation. Elle doit au contraire n’être que précision et justesse, c’est par elle que l’on doit prendre connaissance de ce qui était l’unique expression possible, l’adéquation et la révélation.

« Si je mets bleues après pierres, c’est que bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez également persuadé que l’on distingue très bien la couleur des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les voyageurs en Orient ou allez-y voir. » (13)

Art des mots, recherche du terme le plus approprié, la poésie dit une vérité, dont l’évidence n’avait pas été perçue avant elle. Dans Salammbô comme précédemment dans Madame Bovary l’image est instaurée sur le mode du « comme ». Nous avons relevé une quarantaine d’occurrences, parmi lesquelles : « Des lignes de fleurs blanches, toutes se suivant une à une, décrivaient sur la terre couleur d’azur de longues paraboles, comme des fusées d’étoiles. » (14)

Salammbô évoquant les longues prières exprime ce désir : « Je voudrais m’y dissoudre comme une fleur dans du vin. » (15)

La comparaison peut être également accompagnée d’une personnification : Carthage « comme un homme assailli par des meurtriers sentait la mort tout autour d’elle. » (16)

La conjonction fait apparaître une métaphore : « Les paquets de lances s’amoncelaient dans les bourgs, comme des gerbes de maïs. » (17)

Autre image donnée par le sens de la couleur : « Les rayons du candélabre qui brûlait derrière lui passaient entre ses doigts comme des javelots d’or. » (18)

Elle peut être aussi l’inverse d’une personnification : « … Un Samnite qui chancelait comme un héron blessé. » (19)

La nuit tombe sur ce champ de bataille, sur cette vision d’enfer, les éléphants s’enfuient, les tours incendiées : « brûlaient dans les ténèbres ; çà et là comme des phares à demi-perdus dans la brume. » (20)

Sous la tente, Mâtho levait ses bras : « où des veines s’entre-croisaient comme des lierres sur des branches. » (21)

Une différence frappante s’impose entre les nombreuses images longuement développées de Madame Bovary et les images beaucoup plus fortes de Salammbô. Les descriptions n’y sont jamais gratuites mais ont toujours une valeur symbolique reprenant le sens de l’action. Les images aussi réussies soient-elles ne doivent pas faire oublier que pour Flaubert, le style était rythme. C’est dans Salammbô que pour la première fois iI systématise sa recherche en ce domaine. C’est pourquoi, on rencontre dans le texte de nombreux rythmes empruntés à la poésie classique, toujours suggestifs, jamais gratuits. Parmi ceux-ci, des alexandrins : « Le sang s’éparpillait en pluie dans les feuillages. » (22) Alexandrin évoquant une vision de grande bataille, précisée par une allitération suggérant l’ampleur. De même, « en tout vingt mille soldats, la moitié de l’armée ». (23)

Ce vers est construit autour d’une césure à l’hémistiche, marquant l’égalité, la mesure, la moitié d’une armée.

Le recours à l’alexandrin est toujours lié à l’effet d’ampleur : « des voiles bleus, jaunes et blancs s’agitaient dans les murs. » (24) Pour la première fois également, Flaubert est attentif à la place de l’adverbe dans la phrase : « … qui couraient sur les dalles impétueusement. » (25)

Entre en jeu dans cet exemple le procédé poétique du rejet.

Obligation est faite d’une diérèse sur l’adverbe, qui amène à elle seule un apport de six syllabes et crée l’alexandrin. La place de l’adverbe est fréquente en fin de période : « en bas dans la plaine, la grande foule s’agitait tumultueusement. » (26)

« les autres couvraient la plaine confusément. » (27)

« ils s’avançaient de chaque côté, parallèlement. » (28)

Salammbô n’est pas sans évoquer la poésie de la Bible. Comme dans la Bible, les villes portent avec elles des épithètes de nature, quant aux joyaux entassés dans les chambres d’Hamilcar, ils sont l’occasion de dénombrements proches de ceux du Livre des Rois. Flaubert s’est également inspiré de l’Apocalypse : « Vous perdrez vos navires, vos campagnes, vos chariots, vos lits suspendus, et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais, la charrue retournera vos tombeaux. Il n’y aura plus que le cri des aigles et l’amoncellement des ruines. Tu tomberas, Carthage !  » (29)

Ce discours d’Hamilcar sur Carthage évoque celui de l’Apocalypse par son symbolisme, la promesse d’un châtiment, l’invective, l’impression d’un paysage dévasté. De nombreuses phrases reprennent la structure de ce qui dans la Bible est poésie par excellence, les psaumes. Psaume de la plénitude : « Ta maison est pleine de blé comme ton cœur de sagesse. » (30)

Comparaison évoquant celle du psaume 77 en son impression d’abondance. Roman de la perspective métaphorique, Salammbô est le lieu d’un oratoire qui se dépouille, de plus, l’effort de composition a porté beaucoup plus sur les parties que sur l’ensemble du texte. Cet examen de style est déjà la mise en place d’une poésie « par plaques ». Écrivant L’Éducation sentimentale, Flaubert abandonne définitivement les images prolongées, les longues comparaisons allégoriques qui caractérisaient Madame Bovary, et que l’on ne trouvait presque plus dans Salammbô. Dans Madame Bovary, les images tendent à fausser souvent la psychologie des personnages, parce qu’elles la dépassent, causant ainsi un déséquilibre. Dans l‘Éducation, elles sont plus proches de leur vraie fonction, l’expression de détails avec lesquels elles se fondent. Les comparaisons prolongées qui ornent l’histoire d’Emma imposent à l’esprit du lecteur un déplacement, l’ornementation détourne l’attention de ce qui est comparé au profit des moyens techniques mis en œuvre. La force des images est en rapport étroit avec l’intelligence du personnage qui les imprime, avec ses pensées et ses émotions. Le tempérament de Frédéric fait appel à la nature ; les images Inspirées par la pesanteur marquent son accablement : « un abîme qui se creuse », un « grand fossé plein d’ombre », « quelque chose de profond » ; « le fond d’un gouffre vague ».

Les images de feu sont symbole de la passion, l’eau est image de mort. La Révolution de 1848 est perçue au travers de nombreuses métaphores liquides. Un remous conduit la multitude, comparée à une houle, à un « flot d’intrépides ». « La foule innombrable parlait très haut ; et toutes les voix, répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. » (31)

L’existence romanesque de Frédéric repose sur une vision rétinienne. Les locutions, formes de l’image, sont plus variées que dans Madame Bovary ; l’image n’en est que mieux adaptée. Ainsi le projet de Deslauriers apparaît-il « tel qu’un obélisque abattu » (32), Frédéric alors qu’il commence à fréquenter Madame Arnoux, « se sentait à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s’échappant de ces ciseaux ». (33) Il arrive que l’image passe sous forme d’évocations directes : « … de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes. » (33)

L’effet poétique réside dans un effort de mise en scène des événements, par lequel s’impose l’effet visuel, autonome et précis, souvent lyrique. Comme dans Salammbô, l’effort de composition porte d’abord sur les parties. Dès le premier paragraphe, celui de la rencontre en bateau, la description poétique est privilégiée, on y voit les deux berges filer comme deux larges rubans, on y découvre à chaque détour de la rivière des rideaux de pâles peupliers. Les abondantes évocations du premier chapitre aménageant comme l’attente du portrait de Madame Arnoux, annoncé par cette phrase brève : « ce fut comme une apparition. » Dans ce portrait, chaque touche sera mise en valeur par la ponctuation. D’abord le chapeau de paille, puis ses rubans, puis la robe de mousseline, en ses plis nombreux. Le tableau le plus célèbre, celui qui s’impose le mieux est peut-être l’épisode de la forêt de Fontainebleau. C’est la grande page poétique du roman, la grande page symbolique aussi. Le rythme de ce passage que nous ne pouvons citer ici faute de place repose essentiellement sur des membres de quatre pieds et des octosyllabes. Les arbres y sont personnifiés par une série de verbes comme « chanter » et « étreindre », et par des noms communs qualifiant le corps humain, les bras et les troncs. Personnification enfin par deux expressions, « attitudes élégiaques » et « groupe de Titans ».

Évoquons encore le bal chez la Maréchale dont le rythme est celui de la surprise, de l’éblouissement et de la fête. D’emblée il nous est dit : « Les globes dépolis ressemblaient à des boules de neige. » (35) Le mouvement entraînant de la danse des femmes fait surgir d’autres images à l’esprit de Frédéric.

La polonaise : « lui inspirait l’envie de la tenir contre son cœur, en filant tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. » (36)

Tout au long du bal, le personnage est sensible à « des frémissements d’éventails, lents et doux comme des battements d’ailes d’oiseau blessé. » (37) Le rythme de ce long moment, scandé, nombreux, rend une impression de désordre joyeux, ponctué d’exclamations. La soirée laisse Frédéric étourdi « comme un homme qui descend de vaisseau. » (38) L’Éducation sentimentale est le roman d’une poésie incorporée dans une fusion des sensations, de style baudelairien. L’effort de style est aussi effort de regard.

Le 25 juin 1876, alors qu’il achève Un Cœur Simple et qu’il songe à Hérodias, Flaubert écrit à Tourgueneff : « il me semble que la prose française peut arriver à une beauté dont on n’a pas l’idée. »

Cette beauté, il la recherchera éperdument dans son dernier combat avec l’écriture, Les Trois Contes. Trois textes placés sous le signe de l’image et qui comme trois poèmes doivent donner à voir plus qu’à penser. D’ailleurs dans Les Trois Contes, le mot « comme » n’est-il pas l’élément lexical qui présente la fréquence la plus élevée ?

Dans Un Cœur Simple, on nous dit de Félicité qu’elle avait « un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital ». (39) L’évocation n’a pas pour but de faire apparaître un simple tablier dont on devine qu’il est de couleur blanche, mais a pour but de préfigurer le dévouement futur de la servante. De même cette phrase, à propos des enfants de sa maîtresse, « elle les portait sur son dos comme un cheval » (40), comporte une image fonctionnant comme hiéroglyphe de la servilité. Les dernières notations du premier conte seront, elles aussi, celles de la comparaison. Le ralentissement des mouvements du cœur de la servante sont perçus « comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît. » (41) Mort au dénouement du conte, mort dans son expression poétique ; qu’un cœur quelque part cesse de battre, il est comme source tarie, son d’éphémère présence, effacé. L’image d’Un Cœur Simple gagne en simplicité, au diapason du récit. La légende de Saint Julien fonctionne elle aussi sur le mode de la comparaison, l’analyse psychologique en est pratiquement absente, laissant la priorité à l’élément descriptif. II est possible que Saint Julien soit le texte de Flaubert comportant le nombre le plus élevé d’images. Dans cette atmosphère de légende, le temps de l’écriture glisse derrière le temps du récit, empruntant au langage médiéval : « il s’en allait sur sa mule le long des petits chemins, causait avec les manants. Il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage. » (42)

Un groupe d’images empruntées aux constructions marque une équation très juste entre le simple fait visuel et ce qu’il suggère. La vallée dans laquelle Julien se livre au massacre des cerfs a la forme d’un cirque, le chasseur s’engage entre des rangées d’arbres formant avec leurs cimes un arc de triomphe. Citons enfin deux images de couleur. La première évoque « la biche blonde comme les feuilles mortes ». (43)

La notation, dans un premier temps, viserait à une simple description, mais un deuxième niveau de lecture révèle bientôt une analogie entre la mort du feuillage et celle de l’animal. Le signe poétique précède et annonce le fil du conte. Le « comme » relève ici de la métonymie en ce qu’il fait allusion au pelage de l’animal tué par Julien.

Autre image, qui fait suite au massacre des cerfs : « Le ciel était rouge comme une nappe de sang. » (44) Cette évocation de la couleur du ciel n’est pas gratuite, mais semble perpétuer les signes de colère et de mort. Hérodias comme Salammbô et la Tentation de Saint Antoine donne à Flaubert l’occasion d’une évasion hors de la réalité contemporaine, insuffisante prose. Il y abandonne l’exotisme récitatif et déclamatoire des premières œuvres parce que tombe la volonté de faire de l’exotisme un miroir narcissique. La description inaugurant le troisième conte est une mise en place géographique, d’un personnage éminent, dans ce qu’il développe autour de lui. « La citadelle de Machaerous se dressait à l’orient de la Mer Morte… un matin avant le jour, le Tétrarque Hérode-Antipas vint s’y accouder et regarda. » (45) La description révèle la présence d’un personnage, dans une attitude qui le valorise. La sensation passe par l’image ; l’ensemble met en place une esthétique du point de vue, permettant de découvrir par plans successifs avant de donner totalement à voir.

Si Les Trois Contes sont placés sous le signe de l’image, on en retiendra

également une manière de les écouter. Pour chacun des Trois Contes la phrase est une phrase différente. La phrase d’un Cœur Simple est incantatoire, pesante, celle de Saint Julien est faite de sursauts et de ruptures, celle d’Hérodias est un retour à la sobriété. Le rythme du récit normand traduit le temps du conte. Les débuts de paragraphes donnent des indications temporelles, ils inscrivent le conte dans un temps mort : « tous les jeudis », « chaque lundi matin », « quand le temps était clair », « en toute saison ». Sur rythme d’habitude, ce récit est une répétition uniforme des travaux et des jours. Le rythme de la légende s’érige en contrastes. Ils correspondent à des moments du texte. Moments de calme et de répit marqués par des rythmes faciles, souvent de six syllabes, comme ce silence où l’on entend « le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir. » (46) Moments d’inquiétude, au rythme plus long et inégal : « L’arbalète encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tué. Alors sa mère, en regardant le ciel, brama d’une voix profonde, déchirante, humaine. Julien exaspéré, d’un coup en plein poitrail, l’étendit par terre. » (47)

Enfin dans Hérodias, deux moments s’imposent. Le premier est celui de la danse :

« Ses pieds passaient l’un devant l’autre

au rythme de la flûte et d’une paire de crotales

ses bras arrondis appelaient quelqu’un

qui s’enfuyait toujours.

Elle le poursuivait plus légère qu’un papillon

comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde

et semblait prête à s’envoler. » (48)

Un fragment du conte, qui peut, par son rythme même, être reconstitué en poème, dont l’écriture traduit le mouvement de la danse. L’évolution dans l’espace est transcrite sur la page, par une domination de sifflantes et de liquides, mais plus encore par le rythme qui les unit. Deux octosyllabes encadrent ce « poème » de sept vers. Trois alexandrins coupés de manière inégale, un décasyllabe et un sizain en sont le corps. Temps de la phrase, dans lequel s’impose la figure du chiffre six, ce temps n’est-il pas l’écho du rythme de danse, aux mouvements contrastés dans l’unité même du geste ?

Autre moment du texte :

« Console- toi ! il est descendu chez les morts annoncer le Christ ! »

L’Essénien comprenait maintenant ces paroles « Pour qu’il croisse il faut que je diminue !  »

Et tous les trois ayant pris la tête de laokanann, s’en allèrent du côté de la Galilée.

Comme elle était très lourde ils la prenaient alternativement. » (49)

Un rythme qui contraste ici avec la symétrie et la facilité du précédent. Le temps est lent, pesant, comme traduisant le drame qui vient de se jouer. C’est aussi un rythme ponctué exclusivement de longues périodes 2×8, 12, 10, 14, 11, 6+10.

Un rythme restant finalement ouvert dans une sorte de ponctuation en suspension, suggérée par une coupe inégale 6,10, marquant l’arrêt après « lourde », et dont la diérèse sur « alternativement » implique une pause préalable, au verbe précédent. Ce rythme a pour fonction de traduire une marche dans ce qu’elle a de pénible, impression de trébuchement.

Là encore tout revêt de l’importance, jusqu’à la place de l’adverbe, porteur de rythme. Insolite en effet cette ponctuation finale du conte sur un adverbe dont la seule présence implique un rythme de 6 syllabes provoquant un effet de longueur, solidaire du sens.

Pour la première fois avec Les Trois Contes, l’image et le rythme aboutissent à un point de perfection et d’évidence. Ce sont les moyens techniques qui rendent évidents ce qu’ils expriment. Les contes sont une suprême maîtrise de l’art d’écrire qui trouve la plénitude de son expression dans le triptyque. Le conte touche à une forme d’imaginaire et de recherche du langage telles que la poésie peut les suggérer. Dans ces trois récits tout se borne de fait à la stricte mise en place d’une description nécessaire à la compréhension. Ils sont l’angle d’une fixation et d’une éternité et s’ils ont une valeur didactique, ils ont surtout une valeur d’expression à laquelle conduit la poésie vraie. Leur discipline, leur élaboration n’ont aucun rapport avec l’abondance lyrique et juvénile des premières œuvres. En cette poésie du renoncement, l’artiste se retire, en marge des fresques précédentes, engageant un retour à la façon de dire les choses. C’est pourquoi l’écriture des contes est sentence gnomique, là où celle de Bouvard et Pécuchet retentira en sentence grotesque.

Sartre l’a dit, Flaubert donne une facture « artiste » au style, et fait progresser le roman. Il a toujours, et ce dès l’âge de treize ans, placé ses textes sous le signe de l’image. Dans les premières compositions, les images sont naturellement très fréquentes et banales, elles cèdent à l’impulsivité et abondent de maladresses. Jeune, Flaubert s’attachait à développer par l’image idées et émotions, rapports abstraits, ne prêtant qu’une faible attention au monde extérieur. L’écrivain aura plus tard une intention plastique, et les textes s’orneront d’éléments figuraux.

Après Madame Bovary, les images sont d’une admirable beauté et justesse. Il privilégie l’effet visuel auquel il donne le soutien rythmique, et ses romans ne peuvent être séparés de leur intime mélodie. Chez Flaubert, nous avons un texte, ce qu’il dit effectivement, et un rythme qui le soutient, toujours suggestif. Pour Flaubert la forme a un sens et a ce mérite d’être autre chose qu’une forme pure. Par un travail qui est d’ordre poétique, le texte parvient à exprimer deux fois ; en même temps que nous lisons une phrase, nous recevons et saisissons une impression, solidaire du sens. Nous passons de l’intention des lettres à l’élaboration d’une poétique. Le style emporte les mots, efface le réel, pour le remplacer par un univers où la loi des mots impose seule ses lois.

Tout culmine dans les trois derniers textes où les mots « portent leur sens », à l’envers du quotidien et du monde contemporain, quittant pour un temps la communication utilitaire, l’œuvre ne s’adressant plus qu’à elle-même.

Flaubert a voulu donner au roman un style qu’il n’avait pas encore trouvé ; à cette recherche, il a consacré sa vie, dans la solitude de Croisset. Témoins de son labeur, l’épreuve du gueuloir et ce lit, aménagé dans son espace de travail, sur lequel il se jetait épuisé après avoir parfois consacré une journée à l’élaboration d’une seule phrase. On raconte que les promeneurs attardés du bord de Seine entendaient un homme hurler des phrases dans la nuit, c’était le fils du docteur Flaubert, qui éprouvait les sonorités et les rythmes de ses livres futurs.

Joël PLANQUE.

(Bernay).

(1) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 71).

(2) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 54).

(3) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 210).

(4) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 194).

(5) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 250).

(6) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 142).

(7) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 92),

(8) Première Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 96).

(9) Correspondance, Octobre 1851.

(10) Madame Bovary. Le livre de poche (p. 187).

(11) Madame Bovary. Le livre de poche (p. 47).

(12) Madame Bovary. Le livre de poche (p. 146).

(13) Lettre du 23-24 décembre 1862, à Sainte-Beuve.

(14) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 34).

(15) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 69).

(16) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 81).

(17) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 109).

(18) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p 135).

(19) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 153).

(20) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 170).

(21) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 209).

(22) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 154).

(23) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 280).

(24) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 52).

(25) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 270).

(26) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 109).

(27) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 276).

(28) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 284).

(29) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 135).

(30) Salammbô. Éditions Garnier-Flammarion (p. 146).

(31) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 340).

(32) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 212).

(33) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 199).

(34) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 231).

(35) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 148).

(36) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 151).

(37) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 153).

(38) L’Éducation sentimentale. Éditions Garnier-Flammarion (p. 158)

(39) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 29).

(40) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 34).

(41) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 83).

(42) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 87).

(43) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 107).

(44) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 100).

(45) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 132)

(46) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 108).

(47) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 101).

(48) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 178).

(49) Les Trois Contes. Éditions Garnier-Flammarion (p. 184).