Structure motivante du 1er chap. de B. et P. – 6

Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 61 – Page 15

 

 

La structure motivante du premier chapitre

de Bouvard et Pécuchet (6)

L’expédition se perd en se réitérant, c’est-à-dire que la cause de l’échec réside dans la volonté de vouloir reproduire un événement qui, isolé, unique, à la fois premier et ultime, fut réussi. L’évasion des deux Parisiens à la campagne n’est charmante qu’à être exceptionnelle, rendue routinière elle empoisonne tout ce qui, loin de rentrer dans un cycle, s’y oppose. Le milieu n’est pas doré entre l’exception et la constante banalisation, et la dichotomie dimanche férié – jours de la semaine devient insoutenable.

« La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les mêmes compagnons ! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours après l’heure, et reçurent des semonces. Autrefois, ils se trouvaient presque heureux. Mais leur métier les humiliait depuis qu’ils s’estimaient davantage ; – et ils se renforçaient dans ce dégoût, s’exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morosité de Pécuchet.

— » J’ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques ! » disait l’un.

— » Autant être chiffonnier ! » s’écriait l’autre. Quelle situation abominable ! Et nul moyen d’en sortir ! Pas même d’espérance ! »

Redondance et intensification du mécontentement présent qui revient à affirmer le besoin de s’échapper vers un ailleurs.

Le monde humain est dévalorisé, diminue d’importance depuis qu’ils se connaissent. Autour d’eux, il n’y a jamais que les mêmes êtres stupides et bornés. « En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre. » (E23)

Remarquons que le Narrateur formule la vision de Petit, l’instituteur, dans les mêmes termes : « Ils arriveraient à l’autre bout de la France, leur dernier sou mangé par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous des noms différents, le même curé, le même recteur, le même préfet ; tous, jusqu’au ministre, étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante ! » (E18)

L’humanité environnante exige parfois pour le dégoût qu’elle inspire une rançon plus sévère que les taquineries : vengeresse, elle menace d’amendes exemplaires ceux qui subvertissent son discours social (93).

Comme elle dispose, de plus, de la puissance alliée de la Clinique, elle peut au besoin soupçonner d’insanité pathologique ceux qui l’outragent : inoffensive ou non, c’est bien de folie que sont taxés Bouvard et Pécuchet par le Préfet et le docteur (94).

L’oubli qu’éprouvent les héros à l’égard de leurs acquits antérieurs traduit sur le plan de la psychologie des personnages un motif structurel qui délie les Expériences d’un asservissement logique et les juxtapose en une simple succession. L’étonnante capacité d’oubli de Bouvard et Pécuchet n’a d’égal que leur aptitude à reprendre lectures et recherches avec un indéfectible zèle, toujours vif et jeune. D’une expérience ratée, ils ne peuvent conclure qu’une fallacieuse leçon, laquelle satisfait à deux critères fonctionnels : elle doit paraître suffisamment séduisante aux bonshommes pour les détacher du sujet étudié et nous sembler, à nous lecteurs, nécessairement erronée pour nous attacher à la critique de cette étude (95).

Il arrive cependant à cette mémoire léthargique de s’aviver, de s’activer parfois sous l’effet de stimuli dont la cause, une fois de plus, n’est autre que formelle. En effet, le souvenir ne surgit qu’au climat dramatique d’une expérience, afin d’en intensifier le désastre. Leur propre passé, dont la conscience fait habituellement défaut aux personnages, s’actualise comme étalon servant à mesurer l’échec ou l’impasse du présent. Quand ils se remémorent leur être (leurs actes) antérieur (s), Bouvard et Pécuchet se présentent volontiers chacun comme un laudator tempori acti : se souvenir c’est avant tout regretter.

E3 : « Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau genre de fromages. »

E17 : « Et ils rêvaient d’être joués à l’Odéon, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris.

« J’étais fait pour être auteur, et ne pas m’enterrer à la campagne ! » disait Bouvard.

— Moi de même », répondit Pécuchet. »

E23 : « Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? Où étaient les jours qu’ils entraient dans les fermes, cherchant partout des antiquités ? Rien, maintenant, n’occasionnerait ces heures si douces qu’emplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose d’irrévocable était venu. »

« Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. »

E27 bis : « … puis la fatigue les plongea dans un découragement plus lourd. Ils récapitulèrent tout le mal qu’ils s’étaient donné ; tant de leçons, de précautions, de tourments ! »

Pour combattre et neutraliser ce respect laudatif du passé, il faut alors déployer la puissance prestigieuse de l’orgueil qui survit à l’échec :

E23 : « Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments, chacun méprisant l’opinion de l’autre, sans le convaincre de la sienne.

Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitié leurs préoccupations d’agriculture, de littérature, de politique. »

Le double mouvement d’accélération chronologique et d’intensification dramatique aboutit à un nœud où se bloque le récit.

Un malaise existentiel, des désirs inassouvissables, voilà le gain de la rencontre de deux employés dont la situation matérielle est restée quant à elle absolument identique. Réveillés de leur torpeur solitaire, Bouvard et Pécuchet n’aspirent plus qu’à cingler vers le large. Seuls, ils ne peuvent lever l’ancre.

Une tension problématique se crée, entre une saturation des données de l’histoire et une échappée que traverse le manque constitutif du désir, lequel travaille les personnages.

Littéralement cette tension irréductible est insoutenable : la diégèse doit se renouveler sous peine d’éclater. Tout l’art du conteur est d’authentifier un indispensable coup de théâtre.

« Un après-midi (c’était le 20 janvier 1839) Bouvard étant à son comptoir reçut une lettre, apportée par le facteur.

Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait, et il tomba évanoui sur le carreau.

Les commis se précipitèrent. On lui ôta sa cravate. On envoya chercher un médecin.

Il rouvrit les yeux – puis aux questions qu’on lui faisait : — « Ah !… c’est que… c’est que… un peu d’air me soulagera. Non ! Laissez-moi ! Permettez ! » Et malgré sa corpulence, il courut tout d’une haleine jusqu’au ministère de la Marine, se passant la main sur le front, croyant devenir fou, tâchant de se calmer.

Il fit demander Pécuchet. Pécuchet parut.

« Mon oncle est mort ! J’hérite ! »

— » Pas possible ! »

Le récit semble repartir non pas à zéro, mais de façon similaire aux paragraphes du début sur la narration d’un après-midi. Ce jour important mérite pour la première fois d’être daté, malgré le lapsus de l’auteur qui fait tomber ce 20 janvier 1839 en un dimanche, jour apparemment férié. L’élément de nouveauté, plus précisément la bonne nouvelle a pour condition l’essentielle modalité du déjà écrit puisque, dans ce livre sur les livres, tout n’advient que par l’écriture. La reconnaissance s’opère toujours au moyen de lettres : rencontre initiale prévisible car elle était gravée dans les couvre-chefs, fils naturel reconnu dans la lettre du testamentaire. À la fin du roman, dans la partie inachevée du dixième chapitre, c’est encore une série d’écrits qui déclenche des reconnaissances : paternité de Bouvard pour l’enfant de Mélie, mandat d’amener culpabilisant Bouvard et Pécuchet, lettre du sous-préfet les innocentant aussitôt ; reprise par la mairie de Victor et Victorine non reconnus légalement comme enfants adoptifs des bonshommes parce qu’ils n’avaient, en effet, rien signé auparavant à ce sujet…

L’effet de la lettre annonçant l’héritage est si fulgurant que Bouvard en perd le contrôle de ses membres, l’évanouissement est d’autant plus surprenant que le sujet en est un homme. Quelques incidents retardent la transmission du contenu de cette mystérieuse lettre, le suspense en renforçant l’importance : empressement des commis (libérant une pièce de la vestimentation que Bouvard a en commun avec le portrait de son oncle : la cravate. Le sème est-il un indice ?), aggravation du mal atteignant Bouvard, réticence de ce dernier à parler plus substantiellement (l’échappatoire en l’occurrence est l’idée reçue, déjà familière, que l’air extérieur rafraîchit). Le lecteur ne peut être averti avant Pécuchet : les informations ne s’établissent que dans le circuit fermé de la focalisation interne, ce qui évite des redondances superflues. La gesticulation frénétique de Bouvard intensifie encore la valeur stratégique de la lettre, toute la narration est menée sur un rythme saccadé de brèves propositions qui s’enchaînent en crescendo jusqu’à l’éclatement final de la vérité.

Pour combattre le doute, il n’y a qu’une solution probante : celle de montrer un texte (cf. E12).

« Bouvard montra les lignes suivantes :

Étude de Me Tardivel, notaire

Savigny-en-Septaine 14 janvier 39.

« Monsieur,

Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance du testament de votre père naturel M. François-Denys-Bartholomée Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette commune le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur une disposition très importante.

Agréez, Monsieur, l’assurance de mes respects.

Tardivel, notaire. »

Le héros montre les lignes suivantes : il est intéressant de remarquer qu’en cette phrase anodine le texte fait signe de lui-même, de son écriture comme de sa disposition typographique. La phrase renvoie bien plus à un Scripteur qu’à un Narrateur. Mais cette indexation de ce qui va succéder, à la lecture, en caractères d’imprimerie, et qui tâche de s’effacer elle-même, de s’évanouir après qu’elle aura eu mené les lecteurs au seuil de la suite plus digne d’attention, cette indexation est tout à fait usuelle dans le roman classique. L’œuvre de Balzac fourmille de ces formules dont l’évidente efficacité pour commode qu’elle soit n’a jamais dérangé le lecteur crédule, épris de réalisme.

Bien au contraire, l’insertion d’un document écrit dans le roman, s’y enchaînant grâce à des expédients similaires, renforce l’illusion réaliste : les personnages paraissent avec un naturel encore plus authentique quand ils obéissent à des formalités diverses où l’écrit est exigé ou quand ils s’adonnent à des activités substitutives et rémanentes, comme le héros balzacien Lucien de Rubempré. Pour eux, comme pour nous, verba volant, scripta manent : le lecteur s’identifie davantage au personnage lorsque leurs moments de lecture coïncident et que le même temps leur est requis pour prendre connaissance d’une missive.

Le Narrateur n’abuse pas du prestige de la chose écrite, et désormais il n’y aura plus que de brefs extraits de lettres : le testament du père Bouvard, puis la lettre d’Olympe Dumouchel (E25 final) (et, dans le plan final, la lettre du docteur au sujet de la « folie » de Bouvard et Pécuchet). C’est que, rappelons-le, le résumé des œuvres étudiées par les autodidactes (AC) parasite suffisamment le récit (AC/AD . AH) même s’il le constitue d’une manière paradoxale, la narration cède toujours la place (la voix) à des instances étrangères qui l’ordonnent.

Le premier dévoilement de l’identité de l’oncle est provoqué, lui aussi, par un agent extérieur, « tardif » mais investi d’une autorité incontestable.

L’énigme est économique qui fait jouer un code herméneutique pour le plaisir du lecteur et qui assume en même temps une fonctionnalité nécessaire au déroulement logique du texte.

L’identité suspecte de l’oncle freine le récit, sa mort libératrice l’embraye.

« Pécuchet fut obligé de s’asseoir sur une borne dans la cour. Puis, il rendit le papier en disant lentement :

« Pourvu… que ce ne soit pas… quelque farce ? »

« Tu crois que c’est une farce ! » reprit Bouvard d’une voix étranglée, pareille à un râle de moribond.

Mais le timbre de la poste, le nom de l’étude en caractères d’imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l’authenticité de la nouvelle ; – et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes.

L’espace leur manquait. Ils allèrent jusqu’à l’Arc de Triomphe, revinrent par le bord de l’eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et pendant cinq minutes déraisonna complètement.

Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se monter… ? — « Ah ! ce serait trop beau ! N’en parlons plus. » Ils en reparlaient.

Rien n’empêchait de demander tout de suite des explications. Bouvard écrivit au notaire pour en avoir. Le notaire envoya la copie du testament lequel se terminait ainsi :

« En conséquence, je donne à François, Denys, Bartholomée Bouvard, mon fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi. »

Réagir spontanément par l’incrédulité est bénéfique aux héros qui reçoivent ensuite infirmation de leurs soupçons injustifiés. Mais rien dans la fiction ne vient ratifier l’accueil fervent qu’ils accordent aux nouvelles ; les certitudes immédiates que Bouvard et Pécuchet retirent des livres au cours de leurs études parce qu’elles sont toutes fallacieuses, occasionnent maints dégâts.

Signalons en passant la fréquence du mot farce (ou farceurs), témoignage d’indignations ou d’accusations diverses, puisque tous les personnages du roman ont l’occasion d’employer ces termes qu’il faut rapprocher du motif de la blague.

FARCE :

E4 : « Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville pour entendre des farces !  » Foureau demanda à Madame Bordin si elle aimait les farces

« Ça dépend de quelle espèce », répondit-elle.

E13 : « —On l’ignore ; c’est une maîtresse du Régent, vous savez celui qui a fait tant de farces. »

E15 : « (…) espèce de Parisien, mangeur de bourgeoises ! qui vient chez nos maîtres pour leur faire accroire des farces ! »

Les prunelles de Bouvard s’écarquillèrent. « Quelles farces ! »

E19 : « Puis elle s’informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître « ses farces de jeune homme », sa fortune incidemment, par quels intérêts il était lié à Pécuchet. »

E22 bis : « Plaisantez-vous ? dit le médecin.

Nullement !

— Allons donc ! Quelle farce ! »

E24 : « Il irait chez eux bientôt, et leur apporterait un livre farce. »

E27 bis : « Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait Marcel et Victorine en leur contant des farces… »

FARCEUR :

E8 : « … Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaise maison, d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus tard. »

E14 : « L’aigle de Meaux est un farceur ! »

E18 : « — En voilà assez, dit le mécanicien, ils nous embêtent, ces farceurs-là. »

E27 : « Allons donc, farceurs ! N’essayez pas de nous en remontrer. »

BLAGUE :

E3 : « L’arboriculture pourrait bien être une blague !

— Comme l’agronomie, répliqua Bouvard. »

E18 : « Bouvard songeait : « Hein, le progrès, quelle blague ! »

E24 : « — Je dis que j’ai vu Hérambert moi-même, répliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille ; pas de blagues ! »

E24 : « — Pas de blagues ! Crois-tu oui ou non ? »

E25 bis : « Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d’exagération qu’ils flairaient la blague et se méfiaient du reste. »

La révélation d’un héritage est à ce point inattendue et providentielle que les héros s’abandonnent à une incontrôlable somatisation de leur émotion, dans ce grand Paris que le texte préfère définir par ses monuments plutôt que par son nom.

Monuments choisis d’ailleurs en conformité à la situation : l’héritage est un triomphe comme une délivrance (Notre-Dame de Paris appelle Notre-Dame de la Délivrande, située à douze heures de route de Chavignolles).

Un nouveau motif structurel s’amorce : le courrier de Bouvard et Pécuchet, lesquels solliciteront toute espèce de renseignements par écrit avant de s’engager avec hardiesse dans l’action.

L’idée du testament effleure plus tard les héros à un moment qui semble inopportun dans leur histoire : « D’abord, on n’en avait pas besoin de ce bénitier, qui n’était pas un bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu’il appartenait à la commune. » (E12) Aucune exécution n’en suivra pourtant cette proposition. Or de cette omission dépendra précisément la non-exécution de leur projet de suicide par pendaison.

« Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l’avait tenu à l’écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu ; et le neveu l’avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s’en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvard s’était marié, puis était devenu veuf. Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues, un remords l’avait pris sur l’abandon où il laissait depuis tant d’années son autre enfant. Il l’eût même fait venir chez lui, sans l’influence de sa cuisinière. Elle le quitta grâce aux manœuvres de la famille – et dans son isolement, près de mourir, il voulut réparer ses torts en léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu’il pouvait de sa fortune. Elle s’élevait à la moitié d’un million, ce qui faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. L’aîné des frères, M. Étienne, avait annoncé qu’il respecterait le testament. »

Analepse sur paralipse : on nous fournit les détails nécessaires pour dissiper l’obscurité enveloppant les origines de Bouvard, ce qui ne rend pas le texte plus prolixe. En ce qui concerne les enfances de Bouvard et Pécuchet, seuls les éléments investis d’une fonction diégétique sont pris en charge et distribués dans les micro-récits où ils peuvent faire sens. Ainsi des réserves de Pécuchet sur la génération, qui ne sont dévoilées qu’en E8.

Bouvard avait donc menti à Pécuchet puisqu’il connaissait la vraie identité de son oncle. La relation avunculaire est toujours signe d’autre chose. Bouvard d’ailleurs sera appelé « mon oncle » par Victor et Victorine (E25 bis).

La mention des demi-frères de Bouvard a pour corrélat la manifestation de ceux-ci. L’épisode du testament et du litige qui s’ensuit durant six mois fut suggéré à Flaubert par Ernest Duplan (96).

On voit que les amours ancillaires n’accablent pas seulement de ridicule le pauvre Pécuchet.

« Bouvard tomba dans une sorte d’hébétude. Il répétait à voix basse, en souriant du sourire paisible des ivrognes : — « Quinze mille livres de rente ! » et Pécuchet, dont la tête pourtant était plus forte, n’en revenait pas.

Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel.

L’autre fils, M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant la justice, et même d’attaquer le legs s’il le pouvait, exigeant au préalable scellés, inventaire, nomination d’un séquestre, etc. ! Bouvard en eut une maladie bilieuse. À peine convalescent, il s’embarqua pour Savigny – d’où il revint, sans conclusion d’aucune sorte et déplorant ses frais de voyage. ».

La répétition verbale consacre toujours la bêtise de celui qui s’y adonne (97). (Chap. Il : … « Et cette plaisanterie les amusa tellement que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines ils la répétèrent. »)

Pécuchet, avant l’invite de Bouvard au partage, se sent déjà concerné par l’héritage, ainsi que l’indique le nombre pluriel du pronom personnel sujet.

La suite du roman préfère attribuer les maladies bilieuses au colérique Pécuchet (E17 bis : « … et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse. » )

E23 : « Pécuchet se récria, et longuement bien qu’il eût un rhume de cerveau, causé par l’iodure de potassium, et une fièvre permanente contribuait à son exaltation. »)

Tous les phénomènes concernant Bouvard et Pécuchet peuvent aboutir à l’échec, le plus souvent fort coûteux ; la défaite est encore plus douloureuse quand il est impossible même d’en tirer une conclusion.

« Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d’espoir, d’exaltation et d’abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre s’apaisant, Bouvard entra en possession de l’héritage. »

L’alternance de colère et d’espoir, d’exaltation et d’abattement, rythme leurs études et relance leurs expériences.

Quant aux insomnies, seul Haussmann (E27 bis) osera troubler le sommeil de Pécuchet, poursuivi dans ses rêves par les tableaux d’un Chavignolles idéal.

« Son premier cri avait été : —

« Nous nous retirerons à la campagne ! »

Et ce mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l’avait trouvé tout simple. Car l’union de ces deux hommes était absolue et profonde. »

Le Narrateur légitime son récit par ce que Genette a proposé d’appeler des motivations pseudo-subjectives (98). Nous savons que cette séquence pose le premier problème de la computation chronologique du roman. Un minimum de vraisemblance oblige une attente de quelques mois jusqu’à ce que Pécuchet puisse prendre sa retraite. Ce sursis, avant le lancer inaugural de la première Expérience, permet d’apprécier la notion subjective que possèdent les héros du temps humain.

Ils peuvent investir par exemple dix-huit mois de leur vie dans la quête d’une maison de campagne. À présent qu’ils possèdent de l’argent, le seul luxe qu’ils s’offrent c’est la dépense insouciante du temps. N’ayant aucune conscience objective des limites de leur âge et comme sûrs d’être immunisés contre la mort, Bouvard et Pécuchet n’ont point à épargner le temps. Ils sont souvent impatients, il est vrai, mais cette impatience déconnectée de Cronos est le baromètre de leur enthousiasme estudiantin.

La revue des provinces procure un échantillon du style du Narrateur narguant les considérations des bonshommes quand ceux-ci confrontent et résument des manuels consultés sur un même sujet. Une phrase rend compte d’une théorie à moins qu’une avalanche de questions n’accuse d’insuffisance les opinions émises par les auteurs.

Ingrid SPICA

L’article intégral est réparti dans les bulletins N° 58N°59N° 60N° 61N° 62

(92) A. Cento, commentaire de « Bouvard et Pécuchet » 25.

(93) — Bref, plaise à M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine. « Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel.

— « Très bien » prononça Bouvard.

Coulon n’avait pas fini : — « Les condamne à cinq francs d’amende comme coupables de la contravention relevée par le ministère public. » E 27.

« C’est le moment où, cessant d’être inoffensifs, ils deviennent subversifs : on leur envoie les gendarmes. »

M. Nadeau, Gustave Flaubert, écrivain, Denoël, Dossiers des Lettres Nouvelles, 1969

(94 )Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento ; résumé sommaire F° 62, p. 125.

(95) « Ce qui est ici caractéristique, c’est plutôt que tout échec soit totalement improductif. C’est l’impossibilité de faire, d’une difficulté la source d’une interrogation sur le plan théorique. »  Claude Mouchard,  Terre, technologie, roman , Littérature Larousse15, octobre 1974   , p.73.

(96) A. Cento 25/26.

(97) Michel Adam,  Flaubert et la bêtise , Bulletin de l’Association Guillaume Budé. Paris. 1972, p. 202.

(98) G. Genette, Figures II, p. 85.