La présence de Flaubert dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1982 – Bulletin n° 61 – Page 22

 

 

La présence de Flaubert dans Madame Bovary

Flaubert et la personnalité involontaire

Le principe de l’impersonnalité dans l’art

Chez Flaubert, « l’homme et l’œuvre » ne font qu’un. La Correspondance, ainsi que ces ouvrages de Flaubert qui ont trait à la vie contemporaine, est dominée par trois thèmes essentiels : la haine des valeurs bourgeoises, le culte de l’art et la doctrine d’impersonnalité. Tous les trois se reflètent dans Madame Bovary et s’expriment avec une force particulière dans les lettres de Flaubert qui accompagnent et éclairent la composition du roman. La question qui sera examinée dans cet article concerne la notion flaubertienne de l’impersonnalité artistique par rapport à la réalité qu’est Madame Bovary.

Deux affirmations qui figurent dans la Correspondance aux deux extrémités de la période où il fut pris par la rédaction de Madame Bovary permettent de saisir ce que Flaubert entendait par l’impersonnalité dans une œuvre d’art. En décembre 1852, quelque quinze mois après l’inauguration de ses travaux, Flaubert fit part à Louise Colet de sa conviction que « l’auteur, dans son œuvre, doit être, comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part » (1). En mars 1857, à la suite du procès et de l’acquittement et juste avant la publication en volume du roman, Flaubert parla directement de Madame Bovary dans une lettre adressée à Mlle Leroyer de Chantepie. « Madame Bovary, lui avouait Flaubert, n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ». Puis il ajoutait en des termes désormais familiers : « Je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L’illusion (s’il y en a une) vient, au contraire, de l’impersonnalité de l’œuvre. C’est un de mes principes qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas » (2).

Flaubert était donc bien persuadé que Madame Bovary justifiait le culte qu’il vouait au principe de l’impersonnalité. En contestant cette conception, on cherchera à démontrer que la base qu’elle fournit au système esthétique flaubertien est minée par la réalisation créatrice de Madame Bovary.

Dans cet autre chef-d’œuvre, la Correspondance, Flaubert ne fait aucun effort pour cacher sa personnalité. En repérant les traits dominants de sa personnalité telle qu’elle s’affirme dans la Correspondance et en les confrontant avec le témoignage de Madame Bovary, on tâchera de reconstruire le portrait de Flaubert malgré lui qui se dessine au cours du roman.

Le détachement ironique

La présence flaubertienne dans Madame Bovary s’exprime d’abord par le ton de détachement ironique qui y circule, par cette « acceptation ironique de l’existence » que Flaubert recommandait à Louise Colet (3). Celle-ci dépasse, bien entendu, l’ironie superficielle qui se manifeste lorsque Charles annonce à Rodolphe « que sa femme était à sa disposition et qu’il comptait sur sa complaisance » (4) et qu’Emma offre de se rendre à Rouen « consulter M. Léon » (5). Plus fondamentale que cette ironie essentiellement verbale est la disproportion que Flaubert exploite entre les illusions des personnages, celles d’Emma notamment et les réalités qu’il y oppose.

Le refus de l’expérience immédiate en faveur d’un monde imaginé où toutes les aspirations se réalisent se paie cher. Les illusions peuvent s’inspirer soit de la pure chimère soit d’un échantillon de la réalité séductrice. Cette dernière catégorie est représentée par le bal à La Vaubyessard et les liaisons d’Emma avec Léon et Rodolphe. À son retour du bal, les rêves où s’attarde l’imagination d’Emma sont brisés par les larmes de Nastasie et le spectacle de Charles en train de reprendre ses affligeantes habitudes dans un cadre d’une familiarité rebutante. Restée éveillée à côté de son mari, Emma tâche de se représenter la vie idéale dont elle pourrait jouir avec Rodolphe. Ce ne sont pas ces pensées cependant qui l’empêchent de dormir mais plutôt la toux de Berthe et les ronflements de Charles. Au point du jour, comme Emma retrouve enfin le sommeil, le bruit que fait Justin en ouvrant les auvents de la pharmacie d’Homais chasse l’image de Rodolphe.

En même temps qu’ils servent à dissiper les illusions, il y a certains indices de la réalité qui pourraient prévenir Emma des dangers qu’entraîne pour elle son optimisme fallacieux. Lorsqu’elle prend possession de son nouveau domicile à Yonville, elle se dit que, ses trois premières réinstallations ne lui ayant pas apporté le bonheur qu’elle cherchait, ce nouveau départ ne saurait la décevoir. « Puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur » (6). Le fait qu’elle sent, en mettant le pied dans la maison, « tomber sur ses épaules, comme un linge humide, le froid du plâtre », aurait pu lui dire qu’elle se trompait. De même, en se contemplant avec extase dans la glace après s’être donnée à Rodolphe, Emma exclut de sa vision triomphante l’attitude de Rodolphe sitôt la séduction achevée (si effectivement elle s’en était aperçue sur le moment). « Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée » (8). La réalité s’annonce de tous côtés, perçue, mal reconnue ou mal interprétée par les personnages de Flaubert selon la courageuse lucidité dont il les dote.

Pourtant, les illusions ne sont pas forcément détruites. Certaines persistent. Dans la description consacrée à l’arrivée des Bovary à Yonville, les affinités de commande qui rapprochent Emma et Léon reposent sur la conviction qu’ils se distinguent, non seulement de ceux qui les entourent mais de la généralité des humains, par une sensibilité et des goûts supérieurs. C’est là une illusion qu’ils caressent sans jamais l’abandonner et dont Flaubert dévoile impitoyablement le vide (9).

Si cette flatteuse estimation de soi qui caractérise Emma demeure intacte, il n’en est pas de même de sa façon de juger la vie et, surtout, ses rapports avec les hommes. Les illusions qu’elle nourrit sur Léon et elles s’émiettent dans l’âpre cynisme de la chambre d’hôtel de Rouen. En ce qui concerne Rodolphe, les illusions d’Emma font preuve d’une ténacité qui ne cède que devant l’impuissance de Rodolphe à satisfaire sa demande d’argent. Emma n’a guère d’illusions sur ce qu’elle éprouve pour Charles. Un instant, cependant, sa vanité semble près de l’emporter sur sa sensualité. Quand l’intervention chirurgicale entreprise par Charles pour corriger le pied-bot d’Hippolyte paraît avoir réussi, Emma se sent « heureuse de se rafraîchir dans un sentiment nouveau, plus sain, meilleur, enfin d’éprouver quelque tendresse pour ce pauvre garçon qui la chérissait ». Ne pensant plus à Rodolphe, elle est tout entière à sa nouvelle vision de Charles. « Elle remarqua même avec surprise qu’il n’avait point les dents vilaines » (10). Lorsque la gangrène ne tarde pas à atteindre la jambe d’Hippolyte et qu’il faut recourir à l’amputation, le mépris qu’Emma sent pour Charles s’exprime avec une férocité sans précédent. « Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu’il ne disait pas, sa personne entière, son existence enfin » (11).

L’ambiguïté due aux images et au style indirect libre

Cette « acceptation ironique de l’existence », qui parcourt Madame Bovary se doublait, dans la lettre à Louise Colet où elle était formulée, de la volonté de réaliser « sa refonte plastique et complète par l’art » (12). En contribuant à cette aspiration, Madame Bovary bénéficie de deux ressources capitales. La première, l’exploitation systématique des images, est une affaire de tempérament. Flaubert reconnaissait franchement les problèmes que cela posait dans Madame Bovary. « Je crois que ma Bovary va aller », écrivait-il à Louise Colet, « mais je suis gêné par le sens métaphorique qui, décidément, me domine trop. Je suis dévoré de comparaisons comme on l’est de poux et je ne passe mon temps qu’à les écraser ; mes phrases en grouillent » (13). En deuxième lieu, il s’agit d’une technique littéraire, à savoir le style indirect libre, que Flaubert cultive à des fins précises dans Madame Bovary. Les images et le style indirect libre peuvent fonctionner indépendamment, mais le plus souvent les deux se complètent. C’est l’association caractéristique des images et du style indirect libre qui, entre autres, trahit la présence involontaire de Flaubert dans Madame Bovary.

En employant le style indirect libre pour transmettre les pensées et les émotions surtout d’Emma, Flaubert lui permet rarement de s’exprimer avec une autonomie totale (14). On assiste plutôt à un mélange de ce qui est indiscutablement l’expression du personnage, d’une part, et des interventions flaubertiennes, d’autre part. La frontière qui sépare les deux, loin d’être nette, est souvent floue et ambiguë.

Les cas où les images évoluent indépendamment du style indirect libre ne posent aucun problème de perspective. Tourmentée par les doutes qui surgissent au cours de ses premiers rapports avec Léon, Emma éprouve un irrésistible désir d’adorer Dieu en écoutant le tintement des cloches d’église. C’est Flaubert qui précise qu’alors « elle se sentit molle et tout abandonnée comme un duvet d’oiseau qui tournoie dans la tempête » (15). Tout de suite après le départ de Léon, « tout lui parut enveloppé par une atmosphère noire qui flottait confusément sur l’extérieur des choses et le chagrin s’engouffrait dans son âme avec des hurlements doux, comme fait le vent d’hiver dans les châteaux abandonnés » (16). De même, lorsque les incertitudes l’envahissent pour la première fois au sujet de Rodolphe, « leur grand amour (…) parut se diminuer sous elle, comme l’eau d’un fleuve qui s’absorberait dans son lit, et elle aperçut la vase » (17). Les images et les perceptions sont celles de Flaubert. C’est Flaubert qui fait reconnaître à Emma la vase qui recouvre le fond du ruisseau épuisé de leur passion.

En revanche, le style indirect libre est inséparable des images, d’une manière d’ailleurs qui souligne, pour rendre l’analogie de la divinité de l’auteur chère à Flaubert, l’immanence flaubertienne dans Madame Bovary. Lorsque Flaubert affirme par ailleurs qu’« un romancier (…) doit, dans sa création, imiter Dieu dans la sienne, c’est-à-dire faire et se taire » (17 bis), on dirait que Flaubert enjoigne à sa personnalité : « Tais-toi, et sois belle ».

En même temps, l’emploi que fait Flaubert des images dans le cadre du style indirect libre soulève d’importantes questions de perspective. L’ambiguïté qui souvent en découle concerne l’identité de la voix parlante. Au fond, le problème qu’il faut résoudre dans ces passages est de déterminer si la perspective exprimée et finalement la personnalité qui s’adresse au lecteur sont celles d’Emma ou celles de Flaubert lui-même.

Cette difficulté s’accroît du fait que Flaubert partage certaines des qualités dominantes d’Emma. À première vue, le « vieux romantique » que Flaubert avouait être trouve une âme sœur chez Emma, dont le mécontentement permanent et la recherche intransigeante du bonheur font d’elle le modèle de l’incurable romantique (18). D’ailleurs le romantisme à la fois d’Emma et de Flaubert se traduit par un lyrisme semblable. Le « bonhomme (…) épris (…) de lyrisme » en qui Flaubert voyait son alter ego artistique trouve son écho dans les « gueulades » intimes d’Emma (19). Pourtant, ce romantisme et ce lyrisme, aussi bien que la tendance à l’introspection philosophique dont ceux-ci s’accompagnent, sont différents dans les deux cas. Les clichés complaisants et la philosophie bourrée d’idées reçues d’Emma sont à l’opposé des lamentations romantiques du pessimisme classique de Flaubert. Si Flaubert partage le cynisme grandissant d’Emma, il n’a aucune sympathie pour sa myopie face à elle-même. Par la façon dont il évoque, par exemple, la première conversation d’Emma avec Léon, Flaubert insiste sur la distance qui l’éloigne d’Emma. « Madame Bovary, c’est moi », mais pas tout à fait (20). En des termes moins équivoques, Flaubert reconnaissait en Emma « une nature quelque peu perverse, une femme de fausse poésie et de faux sentiments » (21). Les prétentieuses banalités avec lesquelles Emma révèle l’insipidité de ses goûts esthétiques va de pair avec le bagage cynique où Rodolphe puise pour la séduire. Cela se confirme par les preuves matérielles du caractère d’Emma, qui ne peut quitter des yeux l’ignoble spectacle offert par le duc de Laverdière, celui-ci ayant « vécu à la Cour et couché dans le lit des reines ! » (22).

Dans le roman entier on ne relève qu’un seul passage dominé par le style indirect libre où la voix ne saurait être autre que celle d’Emma. En comprenant que l’invitation à La Vaubyessard ne va pas être renouvelée, Emma connaît une réaction qui est indiquée dans le paragraphe suivant :

« Elles (la série des mêmes journées déjà évoquée) allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles, innombrables et n’apportant rien ! Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait, Dieu l’avait voulu ! L’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée » (23).

Les imparfaits répétés, les exclamations successives, l’attribution de son sort à la volonté de Dieu permettent de reconnaître Emma comme l’interlocutrice. Ce passage est d’ailleurs en grande partie exempt d’images et lorsque, dans la dernière phrase, une métaphore s’introduit, sa banalité même la met bien à la portée d’Emma.

Par rapport à d’autres passages, celui-ci est exceptionnel en ce sens que normalement Flaubert procède autrement en associant les images au style indirect libre. Sa méthode habituelle témoigne d’une plus grande variété technique et d’une perspective changeante. Prenons, par exemple, la description des émotions d’Emma à son retour du bal :

« Comme le bal déjà lui semblait loin ! Qui donc écartait à tant de distance, le matin d’avant-hier et le soir d’aujourd’hui ? Son voyage à La Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant : elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satin, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux : au frottement de la richesse il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas » (24).

Après le récit initial, Flaubert passe au style indirect libre. L’exclamation et la question du début appartiennent en propre à Emma, mais dans la comparaison qui suit seule la constatation élémentaire que « son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie » convainc comme l’expression authentique d’Emma. L’acharnement avec lequel cette métaphore est fouillée est caractéristique de Flaubert. Cette impression est confirmée d’ailleurs par le reste du passage. Une première rupture est signalée par la reprise du récit classique, qui sert à son tour à réintroduire le style indirect libre. La deuxième comparaison filée qui clôt le passage est plus frappante et plus riche d’associations que la première. Cette fois la comparaison en « comme » précède la métaphore qu’elle éclaire et non l’inverse. On constate la triple résonance du mot « frottement ». En dehors du sens évident de se frotter au luxe et à la distinction aristocratiques, il y a la suggestion de la stimulation sensuelle qu’éveille chez Emma le contact physique qu’elle éprouve en valsant avec le vicomte. Enfin, l’observation qu’« il s’était placé dessus quelque chose que ne s’effacerait pas » transmet la notion d’un bouleversement permanent qui aura déteint sur Emma par suite des émotions qu’elle a vécues au bal. S’il fallait apporter une preuve supplémentaire de l’incursion textuelle de Flaubert dans ce passage, on pourrait alléguer que rien n’indique qu’au moment où elle les range, Emma s’aperçoive effectivement que les semelles de ses souliers se sont jaunies. L’œil vif et la vision figurative appartiennent à Flaubert.

Ce procédé se répète, en ne subissant que des variations mineures à des intervalles réguliers dans le texte. Grâce à cette fusion des images et du style indirect libre, Flaubert crée systématiquement une perspective ambiguë. Lorsque les doutes qu’Emma nourrit sur son mariage cristallisent dans la question qu’elle se pose : « Pourquoi, mon Dieu, me suis-je mariée ? », elle oppose sa vie actuelle à celle dont elle se figure que ses anciennes camarades de couvent jouissent avec leurs maris. Le passage clé est à nouveau marqué par une image double la comparaison en « comme » précédant cette fois la métaphore. Les images de froid et de noir correspondant bien au caractère d’Emma en lui permettant d’analyser sa situation. Par contre, lui sont étrangères la manière et la qualité d’expression de ces images. La sensibilité circonscrite d’Emma est plus propre à la simplicité unidimensionnelle des comparaisons en « comme » qu’à la puissance évocatrice des métaphores. Dans ce cas cependant, la première comparaison se développe pour s’effacer devant une métaphore complexe. « Mais elle sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre, à tous les coins de son cœur » (25) Sans l’appui de Flaubert, il n’est guère probable qu’Emma eût dépassé la simple comparaison non étoffée. Ou bien, pour peu que l’on reconnaisse à Emma un potentiel métaphorique, alors la réflexion qui a été déjà notée, que « l’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée », en marquerait l’extrême limite (26).

L’usurpation flaubertienne du personnage au moyen des images et du style indirect libre est parfois si intégrale qu’on a l’impression que Flaubert se complaît à faire des exercices de style ironiques. Un exemple frappant en est fourni par l’extravagante image de naufrage qui exprime les premières désillusions d’Emma face à son mariage (27). Plutôt que la caricature du stéréotype romantique incarné en Emma, un tel passage offre le spectacle d’un auteur occupé à se pasticher.

Flaubert absorbe donc l’identité d’Emma surtout en exploitant dans le cadre du style indirect libre une zone intermédiaire équivoque peuplée d’images. Cette absorption peut s’effectuer directement et sans ambiguïté. Lorsque la question se pose : « Pour qui donc était-elle sage ? », c’est manifestement Emma qui parle. Il est également clair, dans la phrase suivante, que c’est elle qui voit en Charles « l’obstacle à toute félicité, la cause de toute misère ». Qu’elle distingue en lui « comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés » est une autre affaire (28). Flaubert déploie là une compréhension de la tragédie d’Emma qui échappe à son personnage aussi bien qu’une puissance lyrique qui est refusée à « ma pauvre Bovary » (29). De même, il est normal qu’Emma se dise en lisant la lettre de son père : « Quel bonheur dans ce temps-là ! quelle liberté ! quel espoir ! quelle abondance d’illusions ! Il n’en restait plus maintenant » (30). Pourtant Flaubert ne se contente pas de ces simples constatations d’Emma. La conscience des illusions perdues qui envahit Emma est reprise par Flaubert, qui l’évoque d’une façon caractéristique grâce aux comparaisons en « comme » qui nourrissent les métaphores filées pour contribuer aux tournures élégiaques des cadences ternaires.

Il y a d’autres passages où Flaubert exclut totalement l’ambiguïté en réglant la question de perspective avec une franchise tranchante. Considérons par exemple la manière dont Flaubert analyse ce qu’Emma entend par la notion de l’amour :

« Quant à Emma, elle ne s’interrogea point pour savoir si elle l’aimait (Léon). L’amour, croyait-elle, devait arriver tout à coup, avec de grands éclats et des fulgurations, ouragan des cieux qui tombe sur la vie, la bouleverse, arrache les volontés comme des feuilles et emporte à l’abîme le cœur entier. Elle ne savait pas que, sur la terrasse des maisons, la pluie fait des lacs quand les gouttières sont bouchées, et elle fût ainsi demeurée en sa sécurité, lorsqu’elle découvrit subitement une lézarde dans le mur » (31).

Le « croyait-elle » semble une indiscrétion gratuite de la part de Flaubert pour faire comprendre que c’est Emma qui parle. Toute impression d’ambiguïté créée par la comparaison filée qui suit est dissipée par le catégorique « Elle ne savait pas que ». Ainsi la ligne de partage séparant Flaubert d’Emma est fortement tracée, laissant Flaubert libre de s’abandonner sans contrainte à son tempérament lyrique et à sa passion pour les images.

D’autre part, il faut demander si, en agissant ainsi comme le commentateur détaché des événements, Flaubert ne commet pas une intervention nette qui l’entraîne à violer l’impersonnalité. Cette question devient plus pertinente lorsque Flaubert remplit une fonction explicative ou interprétative dans des passages dominés par le style indirect libre où l’ambiguïté de perspective est cultivée de façon systématique afin de maintenir les prétentions à l’impersonnalité. Le désir d’Emma d’avoir un fils s’exprime en des termes peu problématiques : « Elle souhaitait un fils ; il serait fort et brun ; elle l’appellerait Georges ». En revanche, la réflexion qui vient après coup que « cette idée d’avoir pour enfant un mâle était comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passées » semble n’être qu’une spéculation étrangère gratuite. (32).

Flaubert mêle souvent des images au style indirect libre pour interpréter l’action du texte. En faisant dire à Emma que « sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord » et que « l’avenir était un corridor tout noir », Flaubert anticipe sur sa désillusion et son désespoir. Bien plus tard, dans la première crise de son amour pour Rodolphe, Emma se dit avoir usé toutes ses illusions « à toutes les aventures de son âme, par toutes les conditions successives dans la virginité, dans le mariage et dans l’amour, les perdant ainsi continuellement le long de sa vie, comme un voyageur qui laisse quelque chose de sa richesse à toutes les auberges de la route » (33). Pourtant son trésor d’illusions n’est pas épuisé. Sa vie compte encore des relais où elle puisse consommer ce qui lui en reste. En devançant, par l’invasion esthétique de son caractère, l’abandon définitif par Emma de sa foi en la vie, Flaubert fait une entorse très nette à la doctrine de l’impersonnalité.

À mesure qu’Emma évolue vers sa fin tragique, Flaubert tend de plus en plus à s’imposer dans les passages composés au style indirect libre. Dans le paragraphe où Emma se penche sur sa liaison déclinante avec Léon, Flaubert ne lui permet qu’une contribution sommaire. Il y a peu d’éléments dans ce passage dont on pourrait dire qu’ils représentent le langage d’Emma, à part la constatation première : « N’importe ! elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été » (34). Tout le reste, avec ce mélange caractéristique d’abstractions philosophiques, de lyrisme débordant et d’exubérance métaphorique, est du pur Flaubert. L’accent mis sur l’ennui, le caractère éphémère de l’existence et la poursuite illusoire du bonheur sont les thèmes obsédants de la Correspondance.

Il peut donc paraître surprenant que, pour rendre compte de l’état d’esprit d’Emma après sa dernière visite à Rodolphe, Flaubert abandonne entièrement le style indirect libre. Cependant, cette décision, qu’elle ait été volontaire ou non, s’explique aisément. Dans ce passage, Flaubert a trois objectifs. Premièrement, il doit expliquer les raisons de la confusion d’Emma ; ensuite il s’agit d’exprimer le désespoir qui la pousse directement au suicide ; enfin, Flaubert cherche, dans une série d’images figurant la dissolution et la désagrégation, à communiquer l’angoisse qui envahit Emma au moment où elle se rend compte que sa prise sur la réalité lui échappe. Ainsi que le souligne Flaubert, « n’ayant plus conscience d’elle-même », Emma, à ce moment précis, est si écrasée, si désemparée qu’elle n’est plus capable d’avoir des idées claires ou d’éprouver une gamme d’émotions diverses. (35) Pour cette raison, Flaubert choisit en toute logique d’écarter le style indirect libre.

À en croire Flaubert, il n’y aurait dans Madame Bovary « nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente » (36). Par l’ironie envahissante, le lyrisme intarissable et l’association étroite des images et du style indirect libre, la présence de Flaubert s’affirme irrésistiblement dans Madame Bovary. La personnalité flaubertienne s’y exprime d’ailleurs on ne peut plus directement, et d’une manière que lui-même nie formellement, par les nombreuses interventions auxquelles Flaubert recourt pour porter des réflexions sur ce qu’il décrit.

De telles remarques, il faut le souligner, revêtent rarement un caractère moral. Le seul exemple de ce genre porte sur la décision d’Emma de demander de l’argent à Rodolphe, ce qu’elle fit, selon Flaubert, « sans s’apercevoir qu’elle courait s’offrir à ce qui l’avait tantôt si fort exaspérée, ni se douter le moins du monde de cette prostitution » (37). Les observations de Flaubert sont en partie d’ordre social. L’insensibilité d’Emma devant les sentiments d’autrui serait ainsi caractéristique de « la plupart des gens issus de campagnards, qui gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles » (38). L’assurance nouvelle que Léon, dans ses rapports avec Emma, tire de son expérience de la vie parisienne, incite Flaubert à faire remarquer que « l’aplomb dépend des milieux où il se pose : on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset » (39).

Le discours social de Flaubert se rapporte principalement à « ces fameux Comices », où Flaubert constate que  « tous ces gens-là se ressemblaient » (40). Non seulement ils se ressemblent par leurs traits physiques, ils sont surtout identiques en fonction de leur mentalité conformiste. Les « airs évaporés » qu’on prête à Emma se révèlent être « le mot des bourgeoises d’Yonville » (41). Avec leurs maris, celles-ci représentent « ces bourgeois épanouis » devant qui se courbe « ce demi-siècle de servitude » qu’incarne la « vénérable Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux » (42).

La plupart des interventions textuelles de Flaubert lui permettent de généraliser sur différents aspects de la nature humaine. Les unes s’accompagnent d’images, les autres s’expriment indépendamment des images. Dans cette dernière catégorie se rangent plusieurs références concernant Léon. « Il était timide d’habitude », constate Flaubert, qui conclut : « et gardait cette réserve qui participe à la fois de la pudeur et de la dissimulation » (43). L’adoration désincarnée dont Emma fait l’objet au cours de ses premiers rapports avec Léon est définie comme « un de ces sentiments purs qui n’embarrassent pas l’exercice de la vie, que l’on cultive parce qu’ils sont rares, et dont la perte affligerait plus que la possession n’est réjouissante » (44). Las de sa passion infructueuse, « il commençait à sentir cet accablement que vous cause la répétition de la même vie, lorsque aucun intérêt ne la dirige et qu’aucune espérance ne la soutient » (45).

Emma et Charles contribuent également aux généralisations de Flaubert. L’humeur d’Emma au lendemain du départ de Léon s’expliquerait par « cette rêverie que l’on a sur ce qui ne reviendra plus, la lassitude qui vous prend après chaque fait accompli, cette douleur, enfin, que vous apportent l’interruption de tout mouvement accoutumé, la cessation brusque d’une vibration prolongée » (46). Quand Emma s’évanouit en recevant la lettre de Rodolphe, Charles « gardait ce silence méditatif qu’il est convenable d’avoir dans les occasions sérieuses de la vie » (47). Même le style indirect libre ne saurait masquer la conviction que Flaubert exprime en décrivant la réaction qu’inspire chez Emma le spectacle de l’opéra. « Elle connaissait à présent la petitesse des passions que l’art exagérait » (48).

D’autre part, Flaubert place des observations générales sur la vie en se servant d’images caractéristiques. Il y a des moments où le ton flaubertien prend des allures d’épigramme tranchant à la Talleyrand. À propos des détours verbaux qui retardent le moment de la séduction d’Emma par Léon, Flaubert conclut par exemple que « La parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments » (48 bis). On croit y surprendre l’écho du célèbre mot de Talleyrand : « La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée ».

Les silences maladroits d’Emma et de Léon font déclarer à Flaubert que « les bonheurs futurs, comme les rivages des tropiques, projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement, sans même s’inquiéter de l’horizon que l’on n’aperçoit pas » (49). Le grotesque tourne au lyrisme lorsque la fureur d’Homais devant l’invasion par Justin de son capharnaüm est présentée comme « une de ces crises où l’âme entière montre indistinctement ce qu’elle enferme, comme l’Océan, qui, dans les tempêtes, s’en trouve depuis les fucus de son rivage jusqu’au sable de ses abîmes ». Plus tard, Léon ayant décidé pour des raisons pragmatiques de terminer sa liaison avec Emma et de sacrifier toutes les dangereuses émotions qu’elle lui apporte, Flaubert fait observer que « tout bourgeois, dans réchauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ; chaque notaire porte en soi les débris d’un poète ». Emma se repent déjà d’avoir calomnié Léon à la suite de leur rendez-vous manqué. Le mal est fait cependant, ce que Flaubert souligne en tirant la leçon philosophique que « le dénigrement de ceux que nous aimons, toujours nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles : la dorure en reste aux mains ».

Les indices les plus probants de la présence flaubertienne sont situés au cœur même du roman, pour marquer les crises dans les rapports d’Emma et de Rodolphe. À la décharge de Rodolphe, Flaubert précise que, s’il avait possédé l’argent nécessaire, Rodolphe aurait donné à Emma les 3.000 F qu’elle lui demande avant que son refus la précipite vers le suicide. Ensuite, Flaubert y ajoute cet avertissement général, qu’il est « généralement désagréable de faire de si belles actions ; une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l’amour, étant la plus froide et la plus déracinante ». Déjà Flaubert s’était soucié de corriger le cynisme avec lequel Rodolphe jugeait Emma, et de rendre justice au caractère spontané, quoique prévisible, de la passion de sa maîtresse. Si Emma confirme effectivement « l’éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage », Rodolphe, insiste Flaubert, ne tient pas compte de la vérité fondamentale que traduit le comportement d’Emma, à savoir l’insuffisance de la parole humaine à exprimer les émotions.

« Comme si la plénitude de l’âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l’exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles ».

Pour reprendre l’analogie divine qui revient souvent sous la plume de Flaubert, non seulement Flaubert est présent dans Madame Bovary, il y est aussi bien visible. La personnalité flaubertienne se laisse à la fois voir et sentir dans ce qu’il écrit.

L’emploi du présent

Le facteur commun qui révèle la perspective flaubertienne dans tous ces passages est l’emploi du présent pour exprimer des généralisations définitives, voire dogmatiques. Cette tendance affleure, par exemple, dans le passage déjà cité où Emma parle de son désir d’avoir un fils. En y mettant une dose d’images discrètes, Flaubert passe du style indirect libre au discours philosophique :

« Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empêchée continuellement. Inerte et flexible à la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dépendances de la loi. Sa volonté, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite à tous les vents ; il y a toujours quelque désir qui entraîne, quelque convenance qui retient ».

C’est par ce genre de commentaire que se manifeste l’intervention philosophique de Flaubert dans Madame Bovary, participation qui recouvre tant des morceaux de sagesse pratique que des expressions d’un pessimisme foncier. Madame Bovary contribue largement au « Dictionnaire des anti-idées reçues » éparpillé dans les divers ouvrages de Flaubert. Tous les principaux repères de la personnalité flaubertienne, l’ironie, le lyrisme, les images et les incursions textuelles directes se fondent dans le pessimisme de Flaubert. C’est ce pessimisme qui réaffirme la présence flaubertienne dans Madame Bovary.

Le pessimisme de Flaubert

Le ton de désillusion ironique qui distingue Madame Bovary prend parfois la forme d’un scepticisme cynique. La religiosité maladive à laquelle Emma succombe après son abandon par Rodolphe ne trahit que « les illusions de son espoir ». Le seuil qui fait passer du scepticisme au cynisme est franchi lorsque l’adoration divine d’Emma est envisagée comme un pis-aller remplaçant mal et fort brièvement sa passion trahie pour Rodolphe. « Quand elle se mettait à genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mêmes paroles de suavité qu’elle murmurait jadis à son amant, dans les épanchements de l’adultère ».

On relève dans Madame Bovary cette même lamentation devant la fragilité de l’expérience humaine qui caractérise la Correspondance, et dont Flaubert parlait dans ce qui n’était que sa seconde lettre à Louise Colet en août 1846. « Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette ». Les trois réalités tangibles qui servent à ressusciter les espérances d’Emma, le bal, Léon et Rodolphe, se dissolvent tour à tour, ne lui laissant que le sens d’une perte irréparable. À chaque fois, Emma exagère la qualité de l’expérience vécue par dégoût du présent, en regrettant de ne l’avoir pas savourée intégralement et sans remords. Elle en fait autant en se rappelant certains moments de sa vie qu’elle avait considérés d’une façon bien plus équivoque, surtout le temps qu’elle avait passé à la ferme paternelle et ses années de couvent, deux périodes dont elle avait été heureuse de s’émanciper.

Cette conviction flaubertienne que rien ne dure est signalée par l’impression de la distance irrécupérable séparant la réalité présente et l’expérience antérieure. Emma termine ses souvenirs de sa vie au couvent par ce regret plaintif : « Comme c’était loin, tout cela ! Comme c’était loin ! ». Cela fournit un refrain reparaissant qui accompagne la perte de chacune des aspirations d’Emma. Le lendemain du bal, « Comme le bal déjà lui semblait loin ! ». En lisant la lettre de son père, sentant que ses rapports avec Rodolphe commencent déjà à se disloquer, Emma, sous le coup de ce brusque souvenir paternel, se dit : « Comme il y avait longtemps qu’elle n’était plus auprès de lui ». Dominant Léon autant qu’elle avait été subjuguée par Rodolphe, Emma se demande : « D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ? ». C’est Flaubert qui donne la réponse à cette question que lui-même a posée. « Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre qu’une irréalisable envie d’une volupté plus haute ». Hantée par la vérité que le bonheur ne peut être que fugitif, Emma finit par entrevoir le caractère illusoire de toute expérience humaine. Au moment où elle s’en va, bredouille et sans espoir, de chez Rodolphe, « tout ce qu’il y avait dans sa tête de réminiscences, d’idées, s’échappait à la fois, d’un seul bond, comme les mille pièces d’un feu d’artifice. Elle vit son père, le cabinet de Lheureux, leur chambre là-bas, un autre paysage ».

Le pessimisme de Flaubert découle de la base déterministe de sa philosophie. Parmi les images qui foisonnent dans Madame Bovary, les plus persistantes et les plus caractéristiques sont celles qui annoncent le déterminisme flaubertien. Le noir ennui et le désespoir glacial dont se plaint Emma sont totaux et sans issue. Toute aspiration à se réaliser est bloquée par une porte hermétique au fond d’un corridor impénétrable. Aux images de noir et de froid s’ajoutent celles qui figurent la contrainte et l’étouffement. C’est ainsi que Charles représente « comme l’ardillon pointu de cette courroie complexe qui la bouclait de tous côtés ».

Dans les trois derniers chapitres, après la mort d’Emma, Flaubert met à nu le déterminisme athée avec lequel il a suivi les évolutions de ses personnages. Le suicide d’Emma rappelle que la mort n’était pour Flaubert que « cette survenue du néant ». La terre qui retombe sur le cercueil d’Emma « fit ce bruit formidable qui nous semble être le retentissement de l’éternité ». Flaubert appose sa signature à Madame Bovary par sa réaction devant le mot que Charles adresse à Rodolphe : « C’est la faute de la fatalité ! ». C’est Rodolphe, précise Flaubert, « qui avait conduit cette fatalité ». En approuvant la remarque de Charles comme « un grand mot, le seul qu’il ait jamais dit », Flaubert expose au grand jour son déterminisme.

« Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente ». Madame Bovary donne tort à Flaubert sur toute la ligne. Flaubert avait à peine commencé la rédaction de Madame Bovary lorsqu’il communiqua à Louise Colet son principe que « l’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu ». Le texte même y donne un fulgurant démenti, en nous convainquant que Flaubert vivait et s’exprimait avec passion dans Madame Bovary. En précisant à George Sand en 1868 que « je n’ai pas dit qu’il fallait se supprimer le cœur, mais le contenir, hélas ! », Flaubert reconnaissait que la doctrine de l’impersonnalité artistique était une illusion. Peut-être, en son for intérieur, n’y avait-il jamais cru. Ou bien, ce qui semble plus probable, c’était là une vérité que Flaubert avait apprise en écrivant Madame Bovary.

R. Butler

9, Fordbank Road

Didsbury

Manchester M 20 8 TH

G.B.

(1) Flaubert, Correspondance. Vol. Il (juillet 1851 – décembre 1858), éditée par Jean Bruneau(Pléiade, Paris, 1980). Cette lettre porte la date du 9 décembre 1852, cette remarque qu’elle contient se trouvant à la page 204. On s’est servi de l’édition Bruneau de la Correspondance pour toutes les références aux lettres de Flaubert jusqu’à la fin de 1858, limite atteinte par ce second volume.

(2) Lettre du 18 mars 1857. Ibid, p. 691.

(3) Dans une lettre du 23 janvier 1854. Ibid, p. 514.

(4) Flaubert, Œuvres, 2 t., éditées par Albert Thibaudet et René Dumesnil (Gallimard, Paris, 1951-1952). Mme Bovary fait partie du tome I. Cette citation se trouve à la page 435.

(5) Ibid, p. 524.

(6) Ibid, p. 369.

(7) Ibid, p. 368.

(8) Ibid, p. 438.

(9) Flaubert se plaignait à Louise Colet de la difficulté qu’il avait à reproduire dans ce passage, ce qu’il appelait le « dialogue trivial » où participaient « des gens du dernier commun ». Lettre du 9 septembre 1852. Correspondance, vol. II, pp. 159-60. Dans une lettre ultérieure adressée à Louise Colet le 9 octobre 1852, Flaubert parlait de la « grande intention de grotesque » dans cette description, et il ajoutait : « Ce sera, je crois, la première fois que l’on verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier. L’ironie n’enlève rien au pathétique. Elle l’outre au contraire. » Ibid, p. 172.

(10) Œuvres, t. I, p. 453.

(11) Ibid, p. 461.

(12) Voir la note 3.

(13) Lettre du 27 décembre 1852. Correspondance, vol. Il, p. 220.

(14) La confrontation avec Zola est révélatrice à cet égard. En créant le personnage de Gervaise Macquart dans l’Assommoir, Zola laisse intact, dans le style indirect libre, le langage que Gervaise emploie à la fois dans ses conversations et dans ses pensées intimes.

(15) Œuvres, t. I, p. 391.

(16) Ibid, p. 403.

(17) Ibid, p. 447.

(17 bis) Lettre à Mlle Amélie Bosquet du 20 août 1866. Correspondance générale, vol. V.

(18) Flaubert, Correspondance générale, nouvelle édition augmentée, 9 vol. (Conard, Paris, 1926-1933). Lettre à George Sand du 6 octobre 1866. Vol. V (1862-1868).

(19) Lettre du16 janvier 1852. Correspondance, vol. il, p. 30.

(20) René Descharmes indique que cette citation notoire ne fut pas apocryphe. « Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, il aurait répondu très nettement et plusieurs fois répété : « Mme Bovary, c’est moi. D’après moi ». René Descharmes, Flaubert, sa Vie, son caractère et ses idées avant 1857 (Paris, 1909 ; deuxième édition, Slatkine, Genève 1969), p. 103, note 3. Cette explication est citée par Albert Thibaudet, Gustave Flaubert (Paris 1935), p. 92.

(21) Lettre du 30 mars 1857, à Mlle Leroyer de Chantepie. Correspondance, vol. II, pp. 696-7.

(22) Œuvres, t. I, p. 336.

(23) Ibid, p. 348.

(24) Ibid. p. 342.

(25) Ibid, p. 332.

(26) Ibid, p. 348.

(27) Ibid.

(28) Ibid, p. 390.

(29) « Ma pauvre « Bovary », affirmait Flaubert à Louise Colet, « sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même ». Lettre du 14 août 1853. Correspondance, Vol. II, p. 392.

(30) Œuvres, t. I. p. 449.

(31) Ibid, p. 382.

(32) Ibid, p. 371.

(33) Ibid, p. 449.

(34) Ibid, p. 550.

(35) Ibid, p. 557.

(36) Lettre du 31 janvier 1852. Correspondance, vol. II, p. 40.

(37) Œuvres, t. I. p. 573.

(38) Ibid, pp. 351-2.

(39) Ibid, p. 502.

(40) Ibid, p. 411 et p. 419.

(41) Ibid, p. 405.

(42) Ibid, p. 429.

(43) Ibid, p. 369.

(44) Ibid, p. 388.

(45) Ibid, p. 398.

(46) Ibid, p. 403.

(47) Ibid, p. 481.

(48) Ibid, p. 497.

(48 bis) Œuvres, t. I, p. 505.

(49) Ibid. p. 378.