Moussorgski et Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 19

 

Moussorgski et Salammbô

L’année 1981 aura marqué le centième anniversaire de la mort de Modeste Moussorgski, dont le nom est l’un des grands de l’histoire de la musique.

Dans le numéro 51 de notre revue, M. Christian Goubault notait à bon droit que Flaubert ignora complètement que Moussorgski avait, le premier, entrepris de composer un opéra sur Salammbô. Sans doute ignora-t-il même l’existence du compositeur, qui ne fut révélé en France qu’à partir de 1896 par la cantatrice Marie Olénine et surtout avec la première de Boris Godounov, à l’Opéra, en mai 1907. Louis Laloy a raconté cette soirée mémorable, montée par Serge de Diaghilev avec Fédor Chaliapine dans le rôle-titre : « Jamais, je crois, on n’avait vu en ce majestueux édifice pareille émotion s’emparer de l’auditoire, confondant russe et français dans une acclamation commune, mettant d’accord Vincent d’lndy et Debussy, la Schola et le Conservatoire et rapprochant de Camille Bellaigues, dont la barbe doucement s’imbibait de larmes, Romain Rolland, pâle et sans voix, qui retenait les siennes. »

Pourtant, Moussorgski avait travaillé sur Salammbô dès 1863 et 1864. C’est dire s’il connut tôt le roman, achevé le 20 avril 1862 et paru à la fin de novembre ! Flaubert était très pessimiste sur l’accueil de ce roman. On sait qu’en octobre 1861, il avait écrit à Ernest Feydeau : « Salammbô : 1) embêtera les bourgeois, c’est-à-dire tout le monde ; 2) révoltera les nerfs et le cœur des personnes sensibles ; 3) irritera les archéologues ; 4) semblera inintelligible aux dames ; 5) me fera passer pour pédéraste et anthropophage. Espérons-le ! » Or, à l’autre bout de l’Europe, s’enthousiasma un compositeur de génie. Mais Moussorgski était jeune et inconnu…

Première question : il avait donc pu lire le roman directement en français pour le connaître aussi vite ? Oui, il parlait parfaitement notre langue (il le faut, pour lire Salammbô !). Sa famille était de vieille aristocratie terrienne et militaire. Le père de Modeste possédait, en 1851, quelque onze mille hectares dans le « gouvernement » de Pskov ! Dans ces familles le français était la seconde langue dès l’enfance — quasi la première puisque d’usage presque constant dans la conversation. Plus tard, Moussorgski apprit l’allemand mais il n’avait pas eu besoin de traducteur pour lire Salammbô.

À cette époque, né le 16 mars 1839, il a 24 ans. Après quatre ans passés à l’École de la Garde, il est devenu aspirant à 17 ans au régiment Préobrajenski. Là, il a rencontré un médecin militaire dont l’histoire musicale mêlera le nom au sien : Borodine. Chose troublante, sa sensibilité maladive lui avait provoqué, en 1857, une crise profonde qui se poursuivit jusqu’en 1860 (on songe malgré soi à la route de Pont-l’Évêque).

Pendant ces années le jeune homme a quasiment cessé d’étudier la musique, comme il avait commencé de le faire sous l’impulsion non de Borodine mais d’un autre compositeur aujourd’hui infiniment moins connu : Dargomyjski, puis d’un disciple de Glinka : Balakirev (déjà l’opéra l’ayant tenté qu’il avait entrepris d’en écrire un sur « Han d’Islande »).

En 1859 Moussorgski a quitté l’armée parce qu’une mutation l’aurait éloigné de ses amis musiciens et de ses possibilités d’étude. Mais son père était mort six ans plus tôt ; en 1861, survint un nouveau drame familial provoqué par une évolution sociale que la famille, et très nettement Modeste, avait ardemment souhaitée : le tsar Alexandre II supprima le servage… ce qui entraîna le déclin de la plus grande partie de la noblesse rurale. Alors que Moussorgski avait repris la composition musicale (davantage à vrai dire que les études), la gêne survenue dans la famille devint tellement pressante qu’il dut quitter Saint-Pétersbourg et s’installer à la campagne, dans ce qui restait de propriétés à sa mère. Mais en 1863, brusquement, il revint dans la capitale. Toutefois, c’était dans des conditions toutes nouvelles.

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Avec cinq autres jeunes il a formé une « commune », sorte de miniphalanstère sans le « folklore » fouriériste, un foyer de travail intellectuel : chambres rigoureusement personnelles, salle commune pour Ies repas et réunion. Là vint en invité Tourguéniev qui, lui, devait plus tard bien connaître Flaubert… rencontré chez la princesse Mathilde, mais devenu son ami huit ans après, en 1871.

La « Commune » ne pouvant vivre de l’air du temps et la fortune de Moussorgski n’étant plus qu’un souvenir, le compositeur a dû prendre un emploi très subalterne au ministère des Ponts et Chaussées (il ira plus tard aux Finances). Pour se faire un peu plus d’argent, iI traduit aussi du français et de l’allemand des relations de grands procès et… Lavater ! Il lui reste, certes, peu de temps pour la musique mais c’est à ce moment que l’Intelligentsia se rue sur Salammbô ; Moussorgski en sera obsédé pendant des semaines. Il décide d’en faire un opéra. Là, s’impose la citation du plus précieux des biographes, Oskar von Riesemann, qui publia, en 1925, à Berlin, un « Moussorgski » traduit à Paris en 1940, six ans après sa mort à Lucerne. (L’achevé d’imprimer est de novembre 1940. L’ouvrage n’eut pas le retentissement qu’il méritait.) Von Riesemann écrit donc : « Ce qui le captivait dans le roman de Flaubert c’était moins les événements du siège et de la chute de Carthage que l’intrigue d’amour si simple et directe en son progrès tragique, mais par là même vraiment dramatique, entre Salammbô et Mathô. Ce qui tentait Moussorgski, en outre, dans ce sujet, c’était l’occasion fréquente de faire jouer un rôle au peuple soit en grandes masses, soit par groupes de prêtres, de soldats, de sénateurs, d’esclaves, de suivantes de Salammbô, etc. En réalité, nous voyons Moussorgski, dès le début, aussitôt l’ébauche de l’opéra terminée, s’occuper bien plus de ces scènes populaires et de ces ensembles de grands style que des scènes dramatiques ou lyriques isolées. Dès ces premières esquisses de Salammbô on voit d’une manière irréfutable que Moussorgski est un dramaturge né. »

Moussorgski écrit lui-même le livret. Curieux livret, émaillé de poèmes pris à Heine, Maïkov, Joukowski, Poliaiev… (On pense un peu au « Dies Irae » de notre contemporain Penderecki.) Mais Flaubert n’en avait-il pas préparé un, pour Théophile Gautier, qui surprenait davantage ? Mâtho y mourait du poignard de Taanach, rivale de Salammbô ! (Ch. Goubault, article cité). Puis Moussorgski entreprend d’écrire la musique. Pas tout, malheureusement, et encore seulement la partie de piano, quelques rares passages à peine étant orchestrés. Cependant, son enthousiasme — à la mode — pour l’Orient s’use. Il se tourne peu à peu vers « l’art national russe » qu’il portera si haut. L’opéra ne sera jamais terminé. Les dernières traces du travail sur Salammbô seront de 1866 et ce après une interruption de plus d’un an. En cours de route l’œuvre avait changé de titre. Salammbô était devenu Le Libyen.

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Les manuscrits se trouvent en deux endroits. On crut longtemps qu’ils étaient tous à la Bibliothèque publique de Léningrad. Ceux-là comportent trois scènes :

— Deuxième scène de l’acte II : « Le vol du Zaïmph ».

— Première scène de l’acte lll : « Le sacrifice à Meloch » et l’annonce par Salammbô qu’elle va chercher le Zaïmph dans le camp des barbares.

— Première scène de l’acte IV : les prêtres annoncent à Mâtho qu’il est condamné à mort.

Mais en 1909 un autre manuscrit fut découvert à Paris, comprenant dix-sept chants composés de 1857 à 1866, parmi lesquels le « Chant d’un jeune baléare ». Il ne fut publié qu’en 1923.

À première vue iI semble donc que l’on ne connaisse pas cette œuvre inachevée, à une exception notable près, due à Rimski-Korsakov, dont on sait qu’il fut un peu le Viollet-le-Duc de Moussorgski. Durement critiqué pour avoir orchestré ses œuvres ou en avoir terminé, complété l’orchestration, il a eu le mérite incomparable… de les sauver. Rimski publia donc, en 1883, un « Chœur des femmes de Salammbô ». Mais il n’empêche que tous les admirateurs de Moussorgski ont entendu et aimé les ébauches pour Salammbô car elles furent presque toutes réemployées dans d’autres œuvres. C’est un autre mérite de von Riesemann que de l’avoir révélé au prix d’un beau travail de musicologue.

Certes, le chant guerrier des Libyens est devenu le chœur de « Josué » (1876) et le chœur des rebelles de Carthage se retrouve dans « La foire de Sorotchintsy » (1877) mais le plus surprenant est que lon retrouve surtout Salammbô dans… Boris Godounov ! … l’invocation de la déesse Tanit par Salammbô est devenue le récitatif du tsar Boris mourant ; la scène de Mâtho avec l’esclave Spendius et Salammbô après le vol du Zaïmph est devenue la scène des deux pères jésuites dans le dernier acte de Boris, au moment où ils sont saisis par la foule insurgée. Le début de la scène du sacrifice au Moloch devient l’arioso de Boris en mi bémol mineur dans le troisième acte ; l’arrêt de mort que les Pentarques apportent au criminel Mâtho forme le fond musical de l’assemblée des Boyards dans l’avant-dernier acte de Boris. »

Certes, les thèmes et la façon de les traiter ont évolué mais ils sont là. On ne saurait conclure autrement que le savant musicologue : « …la musique est capable de traduire le mouvement des passions et non pas leur objet. »

Or, voici qu’au centième anniversaire de la mort de Moussorgski (le 16 mars 1881, peu après Flaubert) ces esquisses reviennent à la surface. Deux enregistrements viennent d’en être faits. L’un est dû au grand chef Claudio Abbado, à la tête du London Symphony Orchestra et de ses chœurs. Il s’agit des œuvres chorales extérieures aux opéras, dans le texte de Rimski-Korsakov (1884). La pièce maîtresse en est le « Chœur des prêtresses de Salammbô » dont le critique Marcel Marnat (1) souligne « l’atmosphère quasi hypnotique » (malgré le tempo trop rapide d’Abbado). Mais il faut ajouter que le chœur annoncé sous le titre « Josué » (qui lui fut donné en 1878) avait été, quinze ans plus tôt, le chœur des guerriers libyens de Salammbô.

Cependant, une autre initiative plus originale et plus complète est due à des Italiens. Sur la suggestion du célèbre compositeur Luigi Nono, l’un des chefs de file actuels du dodécaphonisme, son jeune confrère Zoltan Pesko a refait une orchestration complète et l’a dirigée en novembre 1980 sur les ondes de la R.A.I.. Presque un an après le disque est sorti, chez C.B.S., sous le titre : « Salammbô, six scènes d’un opéra inachevé » (en fait chacune des trois scènes indiquées par Moussorgski est dédoublée, comme le permet l’action). Zoltan Pesko dirige lui-même l’orchestre et les chœurs de la R.A.I. de Milan. Présentant le disque dans « Le Monde de la Musique » d’octobre 1981, François Lafon note que, même si l’orchestration « borisienne » de Zoltan Pesko y prête, le caractère slave de l’œuvre éclate dans son « lyrisme tragique ». En fait, écrit-il, « c’est ce fossé entre le sujet annoncé (Salammbô) et le sujet traité (Boris) qui rend passionnante l’écoute de ces esquisses ». Et de rendre son verdict : « Moussorgski a bien fait de ne pas terminer Salammbô. Il lui manquait le « style cannibale » de Flaubert, sa cruauté raffinée, sa sensualité allusive. »

Charles Bocquet

(Aubervilllers)

(1) France-Musique, 6 octobre 1981, in Pierres Blanches.