Une héroïne flaubertienne : Gervaise Macquart

Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 28
 
Une héroïne flaubertienne : Gervaise Macquart
 
Gervaise Macquart « a merveilleusement échappé à son auteur pour devenir un mythe (…). Gervaise est un type, fortement dessiné et très subtil, un personnage individualisé et incarné » (1). Emma Bovary ne répond-elle pas aussi à ce profil esquissé par Armand Lanoux ? Tout le roman de Flaubert est centré sur elle, comme l’Assommoir sur sa célèbre blanchisseuse. Dans chacun des cas, l’écrivain s’efface derrière son héroïne au point même de préférer parfois un expressionnisme que transforme le réel à une description objective de la réalité.

Le héros du roman se métamorphose en témoin ; l’action romanesque se façonne autour de lui ; tous les personnages ont un rapport avec sa personne : « On pourrait tracer un graphique de leurs interconnexions psychologiques et dramatiques. Il aurait la cohérence géométrique des graphiques par lesquels on représente une molécule chimique. Aucun atome n’est là pour rien, ils sont tous rattachés selon « leurs valences » les uns aux autres » (2).

Le parallélisme entre Emma et Gervaise s’inscrit dans une vie de femme dont la ruine morale et la déchéance progressive sont les aboutissants. Emma la brune et Gervaise la blonde souffrent d’un sensualisme exacerbé. Leurs pensées intimes, leur vie secrète nous sont généreusement livrées à travers une structure dramatique qui se superpose à une structure poétique.

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La part du rêve est omniprésente chez les deux héroïnes ; bien que certaines pages parviennent à auréoler magnifiquement la réalité, les visions les plus admirables sont celles que proposent les rêves. Le conflit du réel et du rêve est constant, avéré au fil des chapitres. On a défini le bovarysme comme le besoin de se concevoir autre qu’on est. De fait, la rêverie de Gervaise prolonge parfois celle d’Emma par une amorce de bonheur qu’offre la vie. Sur un certain nombre de points, la transposition est remarquable.

Ainsi, de même que la secrète ambition d’Emma Bovary est de s’élever de la vie bourgeoise à une existence aristocratique, le rêve orgueilleux de Gervaise est de se démarquer du peuple afin d’accéder à la petite bourgeoisie. N’est-ce pas la réception donnée chez le marquis d’Andervilliers qui transforme de manière factice la vie d’Emma ? L’atmosphère de luxe et le faste du dîner la pénètrent tout entière : « On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs » (3). Désormais, le souvenir de cette soirée va hanter ses pensées. Incapable de se révolter toute seule, Emma Bovary n’a plus qu’une ressource : rêver.

Au lieu d’accepter ou de refuser sa condition, elle l’enveloppe dans les vapeurs du songe ; les gondoles, les cabinets de restaurants où l’on dîne après minuit, les boudoirs à stores de soie hantent son univers. S’abîmant progressivement dans son rêve, elle finit par perdre tout contact avec la réalité et à haïr cette réalité : « Paris, plus vaste que l’Océan, miroitait donc aux yeux d’Emma dans une atmosphère vermeille… Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants, dans des salons lambrissés de miroirs, autour de tables ovales couvertes d’un tapis de velours à crépines d’or. Il y avait là des robes à queue, de grands mystères, des angoisses dissimulées sous des sourires… C’était une existence au-dessus des autres entre ciel et terre, dans les orages, quelque chose de sublime. Quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise et comme n’existant pas… Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au-delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions » (4). Le bal de Vaubyessard a, en quelque sorte, cristallisé les rêves qu’avaient fait naître les lectures de l’adolescence dans la quiétude de la ferme paternelle.

Dans un autre registre, ce mirage du beau monde, qui contraste avec l’enfance d’une fille de fermiers qui a écrémé le lait dans les étables, est à rapprocher de l’existence d’une Gervaise Macquart qui ambitionne secrètement de s’embourgeoiser. Devenir patronne et tenir salon ; avoir sa niche et sa pâtée, voilà le grand rêve. De fait, l’accession au monde petit bourgeois passe par le statut de propriétaire ; la joie de Gervaise n’est pas feinte car, à vingt-huit ans, la vie daigne enfin lui sourire ; n’a-t-elle pas une belle boutique, de nombreuses pratiques ? « En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent trois semaines… C’étaient des réflexions interminables, des rêveries profondes pour un clou à arracher… Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion » (5). Remarquons que c’est dans un univers menaçant, où l’angoisse et la chimère coexistent fraternellement, que Gervaise et Emma recherchent un havre de félicité. Chacune des trames romanesques développe une thématique du trou, du nid, du petit logis intime auquel Jacques Dubois croit pouvoir rattacher « la plupart des préoccupations conscientes et des images inconscientes qui gouvernent le psychisme de l’héroïne et qui, partant, déterminent la structure même du roman » (6). La boutique est la forme privilégiée de ce nid : Gervaise y trouve calme, douceur et amour ; pour Emma, la béatitude ne peut provenir que de la propriété du marquis d’Andervilliers.

La conquête de l’espace intime conjugue plénitude de l’être et plénitude du monde. Dans cette perspective, le vocable « Refuge » revêt une double acception : ce que l’on fuit et vers où l’on fuit ; la face négative et la face affirmative en quelque sorte. Ce que fuient Gervaise et Emma, ce sont les éléments hostiles de leur environnement. La première édifie chez elle, au sein de sa boutique, un monde hors du monde, une sorte d’alcôve pour gens frileux. La seconde semble atteindre le sommet de son idéal hors de la maison conjugale. Mais dans les deux cas, l’héroïne paraît être dominée et en jouir, attitude qui accélère le processus de la déchéance des deux femmes dont la conquête de l’espace intime aboutit finalement à la mort.

À semblable désir, nous retrouvons le même style chez les deux femmes ; le besoin de satisfaction immédiate est omniprésent : « Est-ce que cette misère durerait toujours ? Est-ce qu’elle n’en sortirait pas ? Elle valait bien, cependant, toutes celles qui vivaient heureuses ! Elle avait vu des duchesses à la Vaubyessard qui avaient la taille plus lourde et les façons plus communes, et elle exécrait l’injustice de Dieu ; elle s’appuyait la tête aux murs pour pleurer ; elle enviait les existences tumultueuses, les nuits masquées, les insolents plaisirs avec tous les éperduments qu’elle ne connaissait pas et qu’ils devaient donner » (7). Le roman de Flaubert est ponctué d’exemples de cette transfiguration du réel par la vision hallucinée d’Emma. Mais fuir le milieu ambiant pour s’épanouir dans le luxe et la volupté, c’est également le vœu formulé par Gervaise. Très tôt dans le roman, elle a proclamé son idéal du « trou un peu propre pour dormir » (8). La blanchisseuse a la coquetterie de ses demeures, demeures qu’elle enjolive avec goût. Les plus belles illustrations de cette tendance se perçoivent dans les trois scènes de la boutique durant sa prospérité — l’été, l’hiver et à l’occasion de la fête. En somme, c’est au sein de son logis que Gervaise édifie un monde intérieur où, entre des phases de combat et de générosité, elle s’abandonne à la délectation : « Elle s’oubliait parfois sur le bord d’une chaise, le temps d’attendre son fer, avec un sourire vague, la face noye d’une joie gourmande » (9).

Le besoin de paraître et la frénésie du gaspillage habitent les héroïnes. À l’univers médiocre qui les emprisonne, elles veulent substituer une magnificence préméditée. La rêverie perce une issue dans la vie étriquée de nos protagonistes et révèle la puissance de l’imagination matérielle. Au lendemain de son mariage, Emma ne songe-t-elle pas à une lune de miel idéale ? Faisons abstraction des détails prosaïques qui ponctuent la ligne narrative du roman pour mieux distinguer la symbolique dont il s’entoure ; c’est ainsi que  la chambre conjugale, lieu clos et intime, se transforme en sanctuaire où se développent les fantasmes les plus osés. Emma rêve de pays lointains, de bâtisses en marbre rose ; elle s’abandonne au charme des bords de mer exotiques et s’enivre de parfums voluptueux : « Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses !… Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière du sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à larges basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes » (10). Pour Gervaise, prendre du bon temps, c’est manger jusqu’à éclater ; en effet, parmi les symboles de l’intimité, le boire et le manger occupent les premières places. La déchéance de Gervaise commence par la gourmandise et finit dans l’alcoolisme. D’ailleurs. le roman est rythmé par trois épisodes gastronomiques — la noce, la fête de Gervaise, la communion de Nana — qui décrivent des bombances mémorables : « Personne de la société ne se souvenait de s’être jamais collé une pareille indigestion sur la conscience » (11). Au-delà de l’exemplarité des faits, il s’agit d’échapper à la réalité, de chercher du bon temps et de s’enfoncer à plaisir dans un état de somnolence béate.

Nous découvrons ainsi l’une des régulations du texte même qui est la fête. Zola et Flaubert ont multiplié les scènes de réjouissances, poussant par moments le climat d’euphorie à faire de Gervaise et d’Emma les animatrices du spectacle. Les personnages réclament dans leur subconscient le droit au plaisir, à l’abandon, au divertissement ; c’est un thème que nous retrouvons à plusieurs reprises dans l’œuvre flaubertienne et l’Assommoir. Une série de célébrations qui vont de la noce des deux personnages principaux à de multiples divertissements, forment la trame des deux romans. Pour les acteurs en scène, les festivités et les réjouissances naissent d’un abandon heureux, voluptueux, à la routine, à son rituel d’ordre quasi sacré. Les différentes scènes de la blanchisserie, l’intimisme des soirées à la Vaubyessard font partie de la fête dans la mesure où, en échappant au réel vécu, l’on peut parler d’extra-quotidienneté. La fête est donc la résultante d’une rupture du quotidien, ce qui engendre toute une gamme de réactions allant de l’extravagance au désordre et à la folie ; il est vrai que la fête est toujours celle des fous ; n’est-ce pas folie que de se donner en spectacle devant le lavoir ébahi ? N’est-ce pas folie que de se laisser aimer et entretenir par Charles mais de se donner à Rodolphe ? Pourtant, le spectacle de la fête est illusoire et précaire ; l’infortune et la déchéance seront finalement les compagnons de route de Gervaise et d’Emma jusqu’à leur dernier souffle.

Mais il est un recoupement décisif entre les deux héroïnes ; il s’agit de leur vie amoureuse. La comparaison des hommes qui partagent leur existence, trois dans chaque œuvre, trois portraits-objets du désir, n’est par fortuite. Tandis qu’Emma est entourée de Charles, Rodolphe et Léon, nous découvrons Gervaise en compagnie de Coupeau, Lantier et Goujet. Dans chaque cas de figure, c’est la représentation de l’Amant et ses diverses composantes par le jeu du dédoublement métaphorique.

Coupeau, comme Charles, incarne le mari médiocre. Type de l’ouvrier parisien gouailleur et amusant, le zingueur n’a pas l’étoffe d’un chef de famille incontesté. Sa vie familiale et professionnelle, à la suite d’un malencontreux accident, sombre dans le drame. Dès lors, le manque d’affection et d’amour tourmente secrètement la malheureuse Gervaise : « Quand une femme avait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cette femme était bien excusable de chercher de la propreté ailleurs » (12). À l’exemple de Coupeau, Charles est un homme sans envergure ne possédant aucune de ces qualités qui auréolent tout prince charmant. Rien dans sa personne physique et ses attitudes ne laissent présager un talent quelconque : « La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient, dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman » (13). À des degrés divers, Emma et Gervaise « supportent » l’homme qu’elles ont épousé ; êtres insignifiants et sans grâce, Coupeau et Charles ne sont autre qu’une expression de résignation et, finalement, le catalyseur de la tentation féminine : « — Pourquoi, mon Dieu, me suis-je mariée ? Elle se demandait s’il n’y aurait pas eu moyen, par d’autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme… Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant… »  (14).

La recherche de l’homme idéal est permanente dans les deux romans et correspond à la décomposition de l’héroïne en trois degrés selon la personne qui a les faveurs du moment. D’ailleurs, Gervaise laisse « entendre que Lantier est son mari autant que Coupeau, peut-être même davantage… Dans ces conditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui jeter la pierre. Elle se disait dans la loi de la nature » (15). Ainsi, sous les traits du séducteur cynique, oisif et trivial, Rodolphe et Lantier, bien qu’ils n’appartiennent pas à la même classe sociale, présentent une étrange similitude. Le chapitre I de l’Assommoir s’ouvre sur l’abandon de Gervaise ; elle se retrouve seule à Paris, abandonnée avec ses trois enfants, sans argent, sans meubles, sans habits, sans même les reconnaissances du Mont-de-Piété que Lantier a emportées. Beau parleur, malicieux, il séduira à nouveau la blanchisseuse quelques années plus tard et, à l’instigation de Coupeau, il va finir par habiter le foyer où il prend la première place. En revanche, Rodolphe n’est pas hébergé matériellement par Emma, mais son absence de scrupules n’a d’égal que son manque d’humanité : « Rodolphe aperçut en cet amour d’autres jouissances à exploiter. Il jugea toute pudeur incommode. Il la traita sans façon. Il en fit quelque chose de souple et de corrompu. C’était une sorte d’attachement idiot plein d’admiration pour lui, de volupté pour elle, une béatitude qui l’engourdissait ; et son âme s’enfonçait en cette ivresse et s’y noyait, ratatinée, comme le duc de Clarence dans son tonneau de malvoisie » (16).

Dans un autre registre, à l’exemple de Léon, Goujet symbolise l’amoureux timoré dont l’image naïve et forcée contraste avec les personnages précédents. Le premier est en extase devant l’objet de sa passion : « Il savourait pour la première fois l’inexprimable délicatesse des élégances féminines. Jamais il n’avait rencontré cette grâce de langage, cette réserve du vêtement, ces poses de colombe assoupie. Il admirait l’exaltation de son âme et les dentelles de sa jupe. D’ailleurs, n’était-ce pas une femme du monde, et une femme mariée ! une vraie maîtresse enfin ? » (17). Au contraire, Goujet baisse pudiquement les yeux face à Gervaise qu’il espère secrètement épouser ; ici, point de fantaisie ni de chatterie mais une pureté extrême qui relève du symbole : « Cependant, un matin, ayant tourné la clef sans frapper, il la surprit à moitié nue, se lavant le cou ; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face, si bien qu’il finissait par la faire rougir elle-même » (18). Cependant, à l’inverse de Léon qui assouvit sa passion dans la tiédeur de « cette bonne chambre pleine de gaieté » (19), Goujet consume son amour platoniquement. Néanmoins, il existe au sein des deux aventures une puissante structure d’ensemble. L’unité tient à la constante présence du protagoniste ; le romancier narre l’histoire d’une héroïne, décrit des expériences qui s’accomplissent, un destin qui s’anéantit. Emma et Gervaise sont marquées d’un double signe : un désir d’évasion et l’expression d’un tourment. En somme, la trilogie masculine se révèle médiatrice de leur environnement et de leur destinée.

Il est un autre domaine où l’Assommoir présente un aspect singulièrement bovaryste. Gervaise Macquart, à l’image d’Emma Bovary, partage un penchant sensuel à céder aux incitations du monde extérieur. Souffrant d’un sensualisme exacerbé qui, finalement, causera leur perte, toutes deux s’abandonnent à leurs sensations et immergent leur être dans les choses. C’est la cause d’une dissolution toujours croissante de leur fibre morale et de leurs résolutions. Qu’est-ce que le rêve de Gervaise sinon « de travailler, manger du pain, avoir un trou propre pour dormir ?… » (20). Cependant, elle insiste sur sa faiblesse — une propension sensuelle exaspérée — trait essentiel de son profil psychologique sur lequel Zola insiste ; ce sera l’une des raisons de la déchéance de la jeune blanchisseuse : « Elle engraissait, elle cédait à tous les petits abandons de son embonpoint naissant, n’ayant plus la force de s’effrayer en songeant à l’avenir » (21). Le chapitre XI clôt cet abandon par une série d’images de l’excrément ; Gervaise s’accoutume aux relents et aux miasmes pestilentiels de sa boutique ; elle va même se complaire à faire le tri du linge, laissant façonner son nid par la crasse elle-même, conjuguant paresse et désir de volupté : « Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille, lasse et un peu endormie… Ses paresses l’amollissaient, son besoin d’être heureuse lui faisait tirer tout le bonheur possible de ses embêtements » (22).

Encore une fois, derrière le motif limité se dessine un thème plus vaste ; le roman de Flaubert est, dans une certaine mesure, l’histoire de ces amollissements que procuraient les refuges intimes successifs, une quête de la volupté à tout prix, une recherche de la plénitude. L’engourdissement de la conscience d’Emma précède le laisser-aller qui est déjà un prélude à la mort : « Elle laissait maintenant tout aller dans son ménage, et Mme Bovary mère, lorsqu’elle vint passer à Tostes une partie du carême, s’étonna fort de ce changement. Elle, en effet, si soigneuse autrefois et délicate, elle restait à présent des journées entières sans s’habiller, portait des bas de coton gris, s’éclairait à la chandelle » (23).

Le trouble des sens exerce des ravages chez les deux femmes ; les premières lignes du chapitre VI de l’Assommoir relataient les émois de la blanchisseuse « le corps abandonné, remontant la rue avec la vague préoccupation d’un désir sensuel… » (24). Quant à Emma, elle confond « dans son désir les sensualités du luxe avec les joies du cœur, l’élégance des habitudes et les délicatesses du sentiment » (25). Pourtant, un examen attentif de la manière dont s’oriente le trouble des sens chez nos héroïnes permet de constater une divergence allant jusqu’à l’opposition. Chez Mme Bovary, l’expérience sensorielle et la rêverie figurent sur le tracé d’un élan d’évasion riche d’une sensibilité exacerbée et d’une imagination délirante : « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant du loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu’à elle, vers quel rivage il la mènerait, s’il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d’angoisses ou plein de félicités jusqu’aux sabords » (26). En revanche, en ce qui concerne Gervaise, il s’agit d’un mouvement d’invasion — le blottissement suprême — qui doit la soustraire aux aléas de la vie et lui permettre de s’isoler dans l’intimité. À l’éternelle quêteuse d’un ailleurs inaccessible s’oppose une amoureuse du nid douillet bien que chacune soit révélatrice d’un vide existentiel larvé.

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La publication de Madame Bovary, en 1857, constitue une date dominante dans l’histoire du roman français. Celle de l’Assommoir, vingt ans plus tard, est capitale à plus d’un titre. Saluons chez leur auteur la dureté de l’analyse, la vérité de la description, le caractère implacable d’une sorte d’anthroponomie morale. Chacun d’eux présente son héroïne à travers les événements quotidiens d’une vie plate et monotone où l’on est devenu extrêmement sensible à la monotonie des existences gâchées. Emma Bovary et Gervaise Macquart sont des héroïnes de la fatalité qui se laissent secouer selon l’occurrence d’une vie médiocre. Leurs rêves accusent l’uniformité de l’existence et sont une dérision du romanesque. La part de leur rêverie renvoie à la difficulté d’être, au tragique de l’inaccompli qui s’ouvre sur la mort.

Hubert RATIER.

(1) Selon Armand Lanoux dans sa préface de l’Assommoir, édition du Club Français du Livre.

(2) R.-M. Albérès dans sa préface du roman, au Cercle du livre précieux, tome 3, 1967.

(3) Madame Bovary : première partie, chapitre VIII, page 591. Œuvres complètes. Collection l’Intégrale. 1964.

Vous trouverez les passages cités en faisant une recherche dans l’édition numérisée de Madame Bovary

(4) Madame Bovary : première partie, chapitre IX, page 594.

(5) L’Assommoir : Édition La Pléiade, chapitre V, pages 496-497.

(6) J. Dubois : « Pour un décor symbolique de l’Assommoir », Les Cahiers Naturalistes, n° 30, 1965.

(7) Madame Bovary : première partie, chapitre IX, page 597.

(8) L’Assommoir : chapitre II, page 410.

(9) L’Assommoir : chapitre V, page 501.

(10) Madame Bovary : première partie, chapitre VI, page 588.

(11) L’Assommoir : chapitre VII, page 578.

(12) L’Assommoir : chapitre IX, page 637.

(13) Madame Bovary : première partie, chapitre VII, page 588.

(14) Madame Bovary : première partie, chapitre VII, page 589.

(15) L’Assommoir : chapitre IX, page 637.

(16) Madame Bovary : deuxième partie, chapitre XII, page 639.

(17) Madame Bovary : troisième partie, chapitre XII, page 664.

(18) L’Assommoir : chapitre IV, page 474.

(19) Madame Bovary : troisième partie, chapitre 111, page 664.

(20) L’Assommoir : chapitre II, page 410.

(21) L’Assommoir : chapitre VI, page 538.

(22) L’Assommoir : chapitre IX, page 636.

(23) Madame Bovary : première partie, chapitre IX, page 596.

(24) L’Assommoir : chapitre VI, page 526.

(25) Madame Bovary : première partie, chapitre IX, page 594.

(26) Madame Bovary : première partie, chapitre IX, page 595.