Une appréciation sur Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 62 – Page 42

 

Une appréciation sur Madame Bovary

     En même temps que la thèse de M. Jean-Pierre Chaline, sur la bourgeoisie rouennaise, un autre ouvrage sur cette classe sociale a paru. Il s’agit de la bourgeoisie du XIXe siècle et non de la bourgeoisie de statut de l’Ancien Régime, qui indiquait les familles des villes, non domestiques, demeurant dans les villes depuis généralement une dizaine d’années et bénéficiant d’un statut spécial, ne payant pas la taille.

Mme Martin-Fugier décrit la bourgeoisie en général en France. Dans le chapitre sur les émois de la chair : représentations littéraires (p. 122), l’auteur donne cette appréciation sur le roman de Flaubert :

« Au début était Madame Bovary. L’héroïne de Flaubert, dès la publication du roman en 1957, apparaît comme la figure de référence, et le reste encore. Douée d’une imagination folle, qui la destine à une insatisfaction permanente, à la quête de sensations et de sentiments toujours plus forts, Emma est un puissant ferment de corruption lente, de destruction, de malheur. Seul Rodolphe, son premier amant, parce qu’il est un séducteur blasé, au cœur et au corps blindés, n’est pas mis en danger par ses folles exigences. Il se conduit en stratège, sait attendre le bon moment pour la cueillir, la faire à sa main, en jouir le plus possible, en laissant de côté les fatras sentimentaux dont elle s’entoure. Il sait aussi, le temps venu, s’en aller sans se retourner et écrire la lettre de rupture qui convient. Il n’a aucun scrupule enfin à lui refuser de l’argent lorsque, aux abois, elle s’adresse à lui. L’attendrissement n’est pas son fort.

Il s’en faut de peu, en revanche, que son second amant, Léon, ne se perde corps et biens, avec elle et pour elle. Quand commence leur liaison, ils ont un rendez-vous hebdomadaire, Emma ne vient à Rouen que le jeudi. Puis elle investit peu à peu sa vie, l’éloigne de ses amis, de son travail, de tout ce qui n’est pas elle. Elle arrive à Rouen sans crier gare, court le chercher à l’étude où il est employé et, malgré les remontrances de son patron, il la suit. Elle lui a ôté toute volonté, toute réaction : « Il ne discutait pas ses idées ; il acceptait tous ses goûts ; il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne. Elle avait des paroles tendres avec des baisers qui lui emportaient l’âme.

Où donc avait-elle appris cette corruption, presque immatérielle à force d’être profonde et dissimulée ». L’emprise qu’elle a sur lui, Emma effraie Léon : « Il se révoltait contre l’absorption, chaque jour plus grande, de sa personnalité », mais il ne parvient pas à s’y arracher. Jusqu’à ce qu’elle lui demande de commettre un acte impossible : prendre dans la caisse de son étude les huit mille francs dont elle a besoin.

La vraie corruption qu’elle fait subir à Léon se lit dans l’inversion du masculin au féminin : « Il devenait sa maîtresse… » L’avilissement le plus profond pour un homme est la perte de sa virilité, qu’il soit assujetti à une femme si fort qu’elle lui vole cette virilité. Ce fantasme hante le XIXe siècle. »