Kafka et Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 63 – Page 3

 

 

Kafka et Flaubert

Éditorial

Kafka, l’écrivain tchèque de langue allemande, connu surtout en France pour son Procès que la plupart des lettrés ont lu, aurait eu cent ans cette année. Les grands journaux spécialisés ou non ont rappelé au mois de juillet cet événement littéraire et « Le Monde » des livres du jeudi soir, sur ses huit pages habituelles, lui a consacré plusieurs colonnes, ce qui prouve qu’il continue à avoir un rayonnement durable sans doute à cause de l’originalité de sa pensée et de son pessimisme continuel. Né à Prague, alors dans l’empire austro-hongrois, en 1883, il devait mourir dans un sanatorium près de Vienne en 1924, relativement jeune, à quarante ans.

Ses parents appartenaient à la bourgeoisie commerçante juive de Prague. Il devait, par ce triple exemple, juif, tchèque, allemand, se sentir tout différent. À cause de sa santé fragile, il ne fut pas soldat pendant la Première Guerre mondiale dont il se désintéressa complètement dans son œuvre. Il travailla dans une maison d’assurances de 1908 à 1920. Il se fiança successivement trois fois, n’en épousa aucune, mais écrivit à chacune beaucoup et sa correspondance a été publiée. Il y eut toujours un conflit entre le fils et le père. Ce dernier était tout le contraire de Franz, fort physiquement, gai, jovial, aimant la vie de société, si bien que Franz Kafka eut une vie étrange qui se répercuta sur son œuvre. Son style est sobre, précis, très minutieux. Il a essayé d’éclairer sa vie quotidienne et familiale dans un univers irréel et coupable, ce qui est peut-être la cause du succès prolongé de ce fou de la littérature comme celle de Flaubert.

La meilleure critique française de son œuvre est Marthe Robert, qui a d’ailleurs publié un ouvrage cette année : Seul comme Franz Kafka. Or, elle rapporte dans les interrogations qui lui furent posées par un rédacteur du Monde que Kafka connaissait fort bien l’œuvre de Flaubert. L’Éducation sentimentale était son livre de chevet qui ne le quittait pas, l’emportant avec lui en voyage, la gardant près de lui quand il était en train de travailler. Écrivant à Félice Bauer, l’une de ses fiancées, il lui dit : « Lis cela, chérie, lis donc cela », et il lui cite une phrase de Flaubert qu’il aimait par-dessus tout : « Elle avoua qu’elle voulait faire un tour à son bras dans les rues ». « Quelle phrase ! Quelle image ! » ajoute-t-il. Marthe Robert, moins enthousiaste que lui, ajoute : « La phrase citée est certes admirable, mais seulement pour quiconque a une connaissance approfondie de toutes les subtilités, de toutes les ressources poétiques que la prose française peut offrir. Cette connaissance, Kafka l’a et le montre assez par l’enthousiasme avec lequel il transcrit une phrase apparemment banale, que bien des Flaubertiens n’eussent pas songé à relever. »

Certes, entre la vie de Flaubert et celle de Kafka, il y a tout un monde. Celui de Flaubert, tout pessimiste qu’il fût, est cependant moins noir que celui de Kafka, mais nous découvrons par cette incidente le rayonnement posthume de Flaubert. Il a joué également sur le jeune Freud, étudiant à Paris, par Bouvard et Pécuchet et dont malheureusement l’article qu’il devait écrire à son retour à Vienne n’a pas été traduit d’allemand en français. Le philosophe Alain n’a jamais été un admirateur enthousiaste des romans de Flaubert. Il lui a préféré ceux de Stendhal, à qui d’ailleurs il a consacré un ouvrage. Ce percheron devenu rouennais pendant quelques années comme professeur de philosophie au Lycée Corneille et après son départ à Paris, il y a déjà quatre-vingts ans, le célèbre auteur des Propos jusqu’à la guerre de 1914, dans la Dépêche de Rouen, avait peu d’attirance pour les romans de Flaubert, sauf pour Bouvard et Pécuchet, qu’il lut plusieurs fois.

L’influence de Flaubert est plus forte qu’on le croit généralement, surtout à l’étranger. Même dans cette petite revue, le nombre d’auteurs d’articles venus de l’extérieur de notre hexagone national est plus important que ceux de notre pays et de notre langue. Sans leur activité, il nous serait difficile de publier convenablement. Sans être prophète dans son pays, il faut le constater avec une pointe inquiétante d’amertume.

André DUBUC