Flaubert et la poétique du voyage littéraire romantique

Les Amis de Flaubert – Année 1983 – Bulletin n° 63 – Page 5

 

 

Gustave Flaubert et la poétique

du voyage littéraire romantique

 

Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde, qui déracinez les chênes séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les flots ! Que les torrents de Norvège me couvrent de leur mousse ! Que la neige de Sibérie, qui tombe tassée, efface mon chemin ! Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter, et, dans cette valse immense, tout voir apparaître et passer, jusqu’à ce que la peau vous crève et que le sang jaillisse !

Novembre 1842

Un livre à écrire est pour moi un long voyage.

Croisset, lettre aux frères Goncourt, le 5 juillet 1862

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     Dans la dernière page de son Voyage aux Pyrénées et en Corse, Gustave Flaubert évoque deux passions, deux moyens d’évasion qui l’ont tenté tout au long de sa vie :

« Encore un mot : je réserve dix cahiers de bon papier que j’avais destinés à être noircis en route, je vais les cacheter et les serrer précieusement après avoir écrit sur le couvert : papier blanc pour d’autres voyages (1). »

Voyage et écriture. Voyageur insatiable dans le réel et dans le rêve toute sa vie, ses œuvres de jeunesse et sa correspondance sont parsemées de rêveries exotiques et de réflexions sur le voyage (2). Point n’est besoin d’insister sur le rôle capital que jouent l’exotisme et le thème du voyage dans ses grandes œuvres romanesques (3). Somme toute, Flaubert est l’auteur de quatre relations de voyage. Genre narratif traditionnellement non-littéraire, la relation de voyage, rappelons-le, a été privilégiée par presque tous les grands écrivains romantiques français. Chateaubriand, Stendhal, Lamartine, Hugo, Nerval, Gautier et d’autres encore se sont saisis de ce genre pour l’exploiter chacun selon sa sensibilité et son talent. Pour la rédaction de leurs voyages, ces grands écrivains se sont souvent approprié des techniques (thématique, narrative, stylistique) normalement associées à la littérature. Grâce à leurs efforts, l’écriture du voyage est devenue une activité littéraire digne de respect, et c’est à juste titre que l’on parle du voyage littéraire romantique. Notre propos ici est de situer Flaubert dans ce développement historique. Pour ce faire, nous nous pencherons principalement sur son voyage Par les champs et par les grèves (4). Nous essayerons tout d’abord de montrer comment dans ce voyage Flaubert a réalisé les virtualités littéraires du genre, tout en respectant les conventions qui le régissaient à l’époque romantique. Dans une deuxième partie, nous verrons comment en même temps il lui arrive de prendre ses distances envers ces mêmes conventions génériques pour les parodier. Mais il y a plus. Au fur et à mesure qu’il s’avance dans sa carrière d’écrivain, Flaubert se détache du voyage. Nous étendrons donc notre discussion au-delà de Par les champs et par les grèves afin d’expliquer ce désillusionnement progressif. Ce n’est qu’ainsi que nous arriverons à situer Flaubert dans l’histoire du voyage romantique.

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Avant d’aborder Par les champs et par les grèves, il nous paraît utile de déterminer comment Flaubert lui-même concevait la relation de voyage. Il s’en explique en 1840, dans les premières pages de son Voyage aux Pyrénées et en Corse :

« Un voyageur est tenu de dire tout ce qu’il a vu, son grand talent est de raconter dans l’ordre chronologique : déjeuner au café et au lait, montée en fiacre, station au coin de la borne, musée, bibliothèque, cabinet d’histoire naturelle, le tout assaisonné d’émotions et de réflexions sur les ruines » (5)…

On ne saurait mieux résumer les composantes du voyage romantique. Dans cette seule phrase, Flaubert condense une définition au niveau du contenu aussi bien qu’au niveau de l’organisation formelle. Il commence par évoquer l’élément qui occupe une place de prédilection dans « l’horizon d’attente » du genre, à savoir la sincérité du voyageur témoin. Selon les conventions du genre telles qu’elles ont été développées au cours des siècles précédents, le voyage était censé être le récit fidèle d’un témoin oculaire : l’identité de l’entité auteur-voyageur-narrateur était ainsi posée. Qui plus est, le « Je » narrant devait « tout dire », le côté événementiel du voyage tout comme son côté didactique. Flaubert a compris que la relation de voyage romantique devait s’ouvrir sur l’extérieur mais également sur l’intérieur et qu’il importait au voyageur de rendre compte de sa réponse subjective— affective et intellectuelle — à l’expérience du voyage. Il n’oublie pas pour autant l’organisation narrative du récit. Dans le modèle qu’il décrit, la narration suit deux principes d’organisation, celui de la contiguïté spatio-temporelle et celui de l’association d’idées. Flaubert reconnaît par là l’ambiguïté formelle du genre qui est tiraillé entre la contrainte imposée par la progression du voyageur et la liberté garantie par son imagination digressive.

Dans Par les champs et par les grèves, Flaubert se montre fidèle au modèle qu’il avait décrit six années plus tôt. Il ne néglige en rien l’aspect quotidien de l’aventure, tout en se souciant de l’instruction de son lecteur. Ainsi, il intercale dans son récit des descriptions géographiques, des morceaux historiques et des développements ethnographiques sur les Bretons (6). Ces digressions sont parfois inspirées par ses souvenirs de lecture ; le plus souvent pourtant elles sont le fruit de son observation personnelle. Mais le narrateur est loin de se cantonner dans son rôle de témoin, et il livre à ses lecteurs ses impressions, ses réflexions et ses rêveries, passant ainsi du monde du dehors au monde du dedans. Nous participons ainsi tour à tour aux moments solitaires (traduits souvent par la tonalité lyrique) et grégaires (traduits souvent par la tonalité ironique) de cet être ambulant et disert. Le texte fonctionne ainsi comme déversoir, quoique les réflexions l’emportant sur les confidences vraiment intimes.

Mais l’intérêt de ce voyage réside pour nous moins dans sa stricte conformité aux traits conventionnels du genre, que dans la manière dont Flaubert les transforme en vue d’effets littéraires. Ici il faut nuancer. Nous avons dit que l’organisation narrative du voyage suit deux principes, celui de contiguïté spatio-temporelle et celui d’association d’idées. Or, par sa fidélité au principe de contiguïté spatio-temporelle, la relation de voyage s’apparente, nous semble-t-iI, à l’histoire. Le déroulement chronologique ne forme-t-il pas la charpente typique de la narration historique ? Dans notre optique, c’est surtout par le principe d’association d’idées que la relation de voyage arrive à constituer une œuvre littéraire. En effet, les nombreuses digressions qui proviennent du travail associatif de l’esprit du voyageur peuvent, sous la plume d’un écrivain de talent, créer une vraie thématique. C’est le cas de Par les champs et par les grèves. En dépit des accidents de parcours et du désordre propre à un récit régi par la seule chronologie, les annonces et les rappels de ses divers thèmes confèrent au voyage un ordre sous-jacent. C’est le lecteur qui découvre cet ordre au cours de sa lecture, suivant une dynamique d’anticipation et de récollection.

Les thèmes de Par les champs s’articulent autour de deux noyaux nostalgiques qui reflètent les deux extrêmes de l’univers moral du voyageur/narrateur, le « pôle du bien » et le « pôle du mal ». Ces deux pôles, faits de structure mentale et formelle, créent une tension dialectique qui constitue un des ressorts narratifs principaux de l’œuvre. Ils peuvent se résumer ainsi :

Pôle du bien Pôle du mal
Moi, Nous

Contemplateurs

Le Gratuit

La Liberté

Le Naturel

Jadis

Là-bas

La vieEux

Acteurs

L’Utile

L’Esclavage

L’Artificiel

Maintenant

Ici

La Mort

L’on pourrait reconnaître aisément dans ces deux pôles un des schèmes de l’imagination flaubertienne et même de tout un Zeitgeist romantique. Le désir constant d’un ailleurs et une désaffection pour le présent constituent, est-il besoin de le souligner, deux symptômes de ce célèbre malaise culturel, « le mal du siècle ». Mais ce qui nous intéresse ici est le fait que le cheminement entre les thèmes formant nos deux pôles soutient la progression du récit et contribue à la création d’une certaine cohésion. Les annonces et les rappels des divers thèmes — le voyage, l’histoire, la bourgeoisie, la nature, la bêtise, la ruine — créent un ordre rhapsodique qui perce derrière un chaos apparent. Mais malgré leurs enlacements et enchevêtrements, ces thèmes s’affrontent plutôt qu’ils ne se mêlent. L’opposition tranchée entre les deux séries de thèmes donne au récit une tension dramatique qui fait avancer la narration par le contraste, et aide à soutenir l’intérêt du lecteur jusqu’à la fin du récit. Ainsi l’ordre chronologique propre au discours historique est dépassé dans Par les champs par un deuxième ordre artistique.

Comme l’on peut s’y attendre, sa manière de dire est consubstantielle à son contenu. En effet, les revirements de ton dont l’auteur est coutumier servent de miroir au mouvement zigzagant de la narration s’avançant de thème en thème, de pôle en pôle. Certes, l’écriture ressemble parfois à la prose neutre du vade mecum. Ce style est assez fréquent dans la relation de voyage, étant donné que le laisser-aller était pris à l’époque comme signe de la spontanéité de la rédaction et donc de la sincérité du voyageur. Mais la vision du monde de notre voyageur se prête surtout à une expression polarisée, tant il est sensible à l’écart entre l’idéal et le réel.

Examinons à titre d’exemple l’épisode du baigneur qui se promène sur la grève du Grand-Bey. Tout d’abord, c’est l’aspect visuel qui domine. Le voyageur fixe son regard sur le baigneur et le décrit avec une attention minutieuse : les « gouttes qui perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire », le « sillon velu » qui « lui courait sur son thorax », les plans successifs de ses « cuisses nerveuses » (7). La minutie objective de cette description laisse prévoir la courbe de son évolution future que nous aurons à discuter plus en détail un peu plus loin. Mais ici la description ne sert que de prélude à un éloge du naturel :

« Oh ! que la forme humaine est belle quand elle apparaît dans sa liberté native, telle qu’elle fut créée au premier jour du monde ! Où la trouver, masquée qu’elle est maintenant et condamnée pour toujours à ne plus apparaître au soleil (8) ? »

Le lyrisme de cette envolée subjective comporte un accent rousseauiste, mais avec un penchant pour le concret, pour le terrestre qui appartient bien à Flaubert. Cette digression sur l’harmonie dans la nature s’ouvre peu après sur une considération de l’harmonie dans l’art. Nous pouvons en détacher cette brève rêverie pittoresque sur l’harmonie dans le style où le rythme balançant de la prose épouse le sens des mots fortement suggestifs :

« J’entends confusément dans Juvénal des râles de gladiateurs ; Tacite a des tournures qui ressemblent à des draperies de laticlave, et certains vers d’Horace ont des reins d’esclave grecque avec des balancements de hanche, et des brèves et des longues qui sonnent comme des crotales » (9).

Mais le registre poétique de cette phrase soigneusement travaillée n’est pas maintenu longtemps. Une question vient interrompre brusquement cette évocation imaginaire, qui sert de decrescendo au crescendo affectif qui la précède :

« Mais pourquoi s’inquiéter de ces niaiseries ? N’allons pas chercher si loin, contentons-nous de ce qui se fabrique. Ce qu’on demande aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt tout le contraire du nu, du simple et du vrai ? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses ! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole ; lois, arts, politique, caleçon partout ! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-lui-en, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile (10) ! »

Cette tirade est axée sur plusieurs des couples antithétiques que nous avons dégagés dans nos deux pôles : Moi/Eux, le Naturel/l’Artificiel, la Liberté/ l’Esclavage, Jadis/Maintenant. Le naturel, la simplicité, le beau naïf — toutes les valeurs que le voyageur prise — semblent compromises par deux valeurs très répandues dans la société bourgeoise, le sentiment de pudeur et de la bienséance. C’est le « caleçon », cette amputation de la nature, qui symbolise pour le voyageur les attitudes dénaturées de la bourgeoisie. Ajoutons en passant que le « caleçon », de par la fréquence de sa notation dans le texte, arrive à constituer un mot-thème. Ce passage est aussi typique en ceci, que le voyageur se sert d’un style exclamatif pour exprimer son exaspération. En effet, les moments ironiques dans Par les champs sont souvent traduits par une rhétorique d’abondance : l’emphase, l’hyperbole, le délire lexical et l’accumulation d’effets y trouvent tous leur place. Ainsi à la poésie d’un passé béni fait écho la bêtise d’un présent maudit, et le manque de conciliation de ces contraires confère au récit son rythme zigzagant, épousé et traduit par la disposition para-tactique du style.

En dernière analyse, c’est donc la conscience centrale et ordonnatrice du voyageur qui fait passer l’unité à travers la multiplicité. Toutefois ici une précision s’impose. Pour qu’un voyage soit considéré comme « littéraire », la seule existence d’un réseau de thèmes tel que celui que nous venons de dégager, ne suffit pas. En effet, chaque Moi possède des noyaux d’intérêt qui lui sont propres, et n’importe quelle narration de caractère autobiographique est susceptible d’en porter la trace. Pour qu’un voyage mérite l’épithète « littéraire », le voyageur doit, nous semble-t-il, traiter les événements du voyage, pour banals qu’ils soient, de façon à procurer au lecteur une expérience d’ordre esthétique. Disons tout de suite que ceci n’implique pas forcément une recherche de la perfection dans l’ensemble ou dans le détail. Toutefois c’est ce que Flaubert vise dans Par les champs.

Prenons en exemple sa manière de décrire la mise en marche de son esprit vagabond au cours d’une promenade de Landerneau au château de la Joyeuse Garde :

« Tranquilles d’âme et balancés par la marche, épanchant à l’aise nos fantaisies causeuses qui s’en allaient comme des fleuves par de larges embouchures, nous devisions des sons, des mots, des couleurs ; nous parlions des maîtres, de leurs œuvres, des joies de l’idée ; nous songions à des tournures de style, à des coins de tableau, à des airs de tête, à des façons de draperie ; nous nous redisions quelques grands vers énormes, beauté inconnue pour les autres qui nous délectait sans fin, et nous en répétions le rythme, nous en creusions les mots, le cadençant si fort qu’il en était chanté. Puis c’étaient les lointains paysages qui se déroulaient, quelque splendide figure qui venait, des saisissements d’amour pour un clair de lune d’Asie se mirant sur des coupoles, des attendrissements d’admiration à propos d’un mot, ou la dégustation naïve de quelque phrase en relief trouvée dans un vieux livre » (11).

Source de liberté par la domination de l’espace, la promenade l’est aussi par le mouvement berceur qui libère l’imagination. C’est là un topos romantique, inauguré par Jean-Jacques Rousseau. Mais l’essentiel ici est que notre voyageur ne se contente pas de le constater. Par une rhétorique sans entraves il arrive plutôt à faire sentir au lecteur le point de départ tout sensuel de sa rêverie : les effets naturels de l’expérience de la marche. C’est bien cette alternance d’attentes et de satisfactions au niveau des sensations qui a créé chez lui un état psychologique euphorique propice aux activités de l’imagination voyageuse. La structure fluide, musicale de sa phrase interminable épouse le rythme de cette flânerie sans fin et fait écho aux cadences des bribes de poésie et de prose que le promeneur se plaît à répéter. La lecture de la phase suscitée nous procure un plaisir esthétique, tout en nous permettant de nous identifier intimement à l’expérience du voyageur.

On distingue un effet semblable dans le passage suivant. Nous sommes au chapitre V au moment où le voyageur regagne Quiberon après sa visite de Belle-lsle :

« Incliné sur le flanc, le bateau coupait les vagues qui filaient le long du bordage en tordant de l’écume. Les trois voiles bien gonflées arrondissaient leur courbe douce. La mâture criait, l’air sifflait dans les poulies. Penché sur la proue, le nez dans la brise, un mousse chantait ; nous n’entendions pas les paroles, mais c’était un air lent, tranquille et monotone qui se répétait toujours, ni plus haut ni plus bas, et qui prolongeait en mourant des modulations traînantes.

Cela s’en allait doux et triste sur la mer, comme dans une âme un souvenir confus qui passe » (12).

On aura noté le rythme balançant de la longue phrase qui termine le premier paragraphe. Ici le va-et-vient entre des périodes de longueur presque égale imite à la fois le mouvement de l’eau et la monotonie du chant du mousse. L’emploi de la comparaison dans le deuxième paragraphe, tout comme l’emploi des épithètes chargées d’émotivité (« doux » et « triste ») pour caractériser le mouvement d’un bateau, à la fois traduit poétiquement l’état d’âme du voyageur et permet au lecteur de l’intérioriser.

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Résumons. Quoiqu’il les transforme par moments en vue d’effets expressifs ou littéraires, l’auteur de Par les champs semble avoir respecté les conventions qui régissaient le voyage à l’époque romantique. Toutefois, comme nous allons maintenant le voir, ce n’est pas toujours le cas. Tournons-nous donc une fois encore vers notre texte où la démarche subversive de l’auteur envers les conventions annonce son abandon futur du genre.

Son point de vue burlesque, nous le voyons quand il applique à la lettre l’exigence de « tout voir ». Ce faisant, Flaubert s’attaque à ce qui a constitué, nous l’avons déjà vu, une des conventions principales du voyage romantique : la sincérité du voyageur témoin. Selon cette convention, rappelons-le, le voyageur doit comparer ses connaissances livresques avec les données de l’expérience. Il tourne son regard naïf sur tout ce qu’il rencontre au cours de son voyage, et ensuite livre spontanément à ses lecteurs les résultats de sa lecture du « livre du monde ». De cette façon le voyageur remplit sa fonction d’instruire son lecteur ainsi que de le divertir.

Notre voyageur parodie cette convention quand il s’empare de la fonction didactique pour expliquer sa visite au quartier mal famé de Nantes. Il constate que « nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites « infâmes » (13). Le recul d’un détachement ironique des conventions est de nouveau évident quand il explique leur décision (lui et son compagnon de voyage) d’entrer chez les filles de joie « en voyageurs consciencieux et qui veulent étudier les choses de près »(14).

Le voyageur témoin est donc censé ne rien cacher qui pourrait être utile à ses lecteurs. Toutefois, selon la convention, le voyageur n’est pas obligé et même ne devrait pas inclure des détails grossiers. Pour n’en prendre qu’un seul exemple, citons le passage suivant. Nous sommes au début du chapitre V.

« Aussi notre premier soin en arrivant à Carnac, chez la veuve Gildas, notre hôtesse, fut-il de nous rafraîchir avec une bouteille de bière blanche qui fut suivie d’une autre, lesquelles nous gonflèrent le ventre, chose importante à dire »  (15).

L’antiphrase des derniers mots ajoute une pointe d’ironie à sa parodie de la convention, et souligne ainsi sa démarche subversive.

Que la conscience des conventions ne signifie pas toujours leur acceptation est mis en évidence de nouveau au cours de la visite de Quimper. Notre voyageur comprend, nous venons de le voir, qu’il est censé instruire tout autant que plaire. L’introduction de formules d’appel tout au long de la relation – prières, avertissements, exhortations, reproches – découlent de la perception par le voyageur de son rôle didactique. Pourtant par moments toute sa fureur contre ce rôle éclate. Par l’emploi d’interpellations, le voyageur entre en discussion avec ses lecteurs virtuels et les interroge :

« Qu’exigez-vous de plus sur Quimper ? Que voulez-vous savoir encore ? Est-ce d’où lui vient son nom de Quimper ? Quimper veut dire confluent, à cause du confluent de l’Odet et de l’Eir. Pourquoi on y a ajouté Corentin ? C’est à cause de Corentin, son premier Évêque… Faut-il maintenant les dates ? Sachez donc que la première pierre de la cathédrale fut posée le 26 juillet 1424 par l’évêque Bertrand Rosmadec, et la dernière l’an 1501 (j’ignore le jour, quel dommage !) » (16).

Dans la suite du paragraphe, l’élément burlesque va en s’accentuant. Il interpelle par exemple ses lecteurs dans les termes que voici :

« Mais vous n’exigez pas, ô lecteurs, la description des sièges (j’oublie toujours que je n’ai pas de lecteurs), donc je m’épargnerai également la relation des facétieuses entrées des évêques de Cornouaille, qui devaient laisser au prieuré de Locmaria leurs gants et leur bonnet, et à la porte de la cathédrale leurs bottes et leurs éperons… » (17).

Dans le reste de ce développement, le narrateur continue à se servir de la prétérition pour satisfaire la curiosité de ses lecteurs. Il le termine par cette réflexion :

« Toutes ces choses en effet étant aussi ennuyeuses à redire qu’elles ont été amusantes à apprendre, les livres vous les donneront si vous en êtes curieux, et non pas nous qui ne prisons pas assez les livres pour les copier, quoiqu’il nous arrive d’en lire et que nous ayons même la prétention d’en faire » (18).

C’est pour rester fidèle à son rôle de témoin et pour éviter que son récit prenne l’aspect d’une compilation que le voyageur se révolte à l’idée d’inclure dans son voyage ses propres souvenirs de lecture. II est à remarquer cependant qu’en niant l’existence de ses lecteurs tout en affirmant son intention d’écrire un livre, il plonge dans l’ambiguïté son projet d’écriture même.

Nous en arrivons ainsi dans notre discussion de Par les champs et par les grèves à un dernier exemple de la réserve dont Flaubert a témoigné à l’égard des conventions du genre. Soulignons que c’est aussi le plus important. Derrière l’attitude d’engagement subjectif qui domine la relation, comme il sied à l’époque romantique, une tendance générale de la pensée esthétique mûre de Flaubert se laisse déjà sentir : c’est la notion d’impersonnalité. À plusieurs reprises dans notre relation l’on voit clairement l’observation objective l’emporter sur l’interventionnisme subjectif. Nous retiendrons comme illustration la scène de l’enterrement du marin noyé. Cette scène, qui se développe sur dix paragraphes, est en effet quasiment exempte d’intrusions de la part du narrateur. La seule marque de participation de celui-ci réside dans le choix de deux adjectifs dans l’évocation de la veuve (c’est nous qui soulignons) :

« À la lueur des cierges, j’ai vu ses yeux fixes dans leurs paupières rouges, éraillés comme par une brûlure vive, sa bouche idiote et crispée, grelottante de désespoir, et toute sa pauvre figure qui pleurait comme un orage » (19).

À ces deux exceptions près, le « Je » narrant endosse ici le rôle d’un témoin non plus subjectif, comme le voulait la tradition romantique, mais objectif. Dans cette scène Flaubert réalise sa vocation future d’être, dans ses mots, un « miroir grossissant » de la vérité externe (20).

***

Sa doctrine d’impersonnalité va nous servir de transition entre notre discussion de Par les champs et par les grèves et une considération plus générale de l’attitude flaubertienne envers le voyage. Ceci, car l’importance de notre texte pour l’histoire du genre semble résider justement dans la juxtaposition de ces deux tendances flaubertiennes, l’une vers l’interventionnisme, l’autre vers l’impersonnalité. Dans une lettre écrite à Louise Colet, Flaubert lui-même nous en parle :

« Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigles, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit… L’Éducation sentimentale a été, à mon avis, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire l’humain dans un livre et du lyrisme dans un autre). J’ai échoué » (21).

Flaubert n’est jamais arrivé, semble-t-il, à fondre ces deux tendances de sa personnalité littéraire, et Par les champs et par les grèves occupe une situation mitoyenne où nous sommes en présence de leur juxtaposition.

Suivant ce raisonnement, si la première Éducation sentimentale représente une tentative de fusion, ses œuvres ultérieures montrent jusqu’à quel point le côté impersonnel du « petit fait vrai » l’a emporté sur le côté subjectif et déclamatoire.

Déjà dans les Notes d’un Voyage en Orient on remarque un déplacement d’accent. Flaubert s’approche ici de plus en plus de l’objectivité et développe ses pouvoirs d’observation. En effet, les perceptions sont plus importantes que l’imagination et la mémoire, et les rares moments d’activité introspective s’organisent davantage autour des sensations. La rédaction de son voyage en Orient, tout comme celle de Par les champs, se divise en deux temps : la prise de notes sur place, et la mise en forme une fois de retour chez lui. Toutefois il existe une différence primordiale : pour la rédaction de son dernier voyage, Flaubert adopte la forme plus libre d’un journal, qui lui permet de noter sur le vif ses perceptions. De plus, un style télégraphique, reflet de la spontanéité de la vision, remplace le style souvent oratoire de Par les champs et par les grèves. Citons en exemple le passage suivant :

« Les bazars sentent le café et le santal. Au détour d’une rue, en sortant du bazar, à droite, nous tombons tout à coup dans le quartier des almées. La rue est un peu courbe ; les maisons, de terre grise, n’ont pas plus de quatre pieds de haut. À gauche, en descendant vers le Nil, une rue adjacente, un palmier. Ciel bleu. Les femmes sont assises devant leur porte, sur des nattes, ou debout… Vêtements clairs, les uns par-dessus les autres, qui flottent au vent chaud ; des robes bleues autour du corps des négresses. Elles ont des vêtements bleu ciel, jaune vif, rose, rouge, tout cela tranche sur la couleur des peaux différentes. Colliers de piastres d’or tombant jusqu’aux genoux ; coiffures de fils de soie (enfilés de piastres) au bout des cheveux, et faisant du bruit les unes sur les autres. Les négresses ont sur les joues des marques de couteau longitudinales, généralement trois sur chaque joue : c’est fait dans l’enfance, avec un couteau rougi » (22).

Au lieu de construire des morceaux de bravoure descriptifs, Flaubert s’exerce ici à exécuter avec concision des descriptions minutieuses, dépourvues de tout engagement subjectif.

Dans son dernier roman, Bouvard et Pécuchet, le narrateur décrit la courbe d’une évolution qu’ont suivie les deux copistes. Nous tenons à citer ce passage, car il résume l’évolution qu’a suivie Flaubert lui-même dans son art d’écrire, tant dans ses relations de voyage que dans sa production romanesque :

« Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels le Voyage autour de ma chambre par Xavier de Maistre, Sous les Tilleuls d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne d’abord les charma, puis leur parut stupide, car l’auteur efface son œuvre en y étalant sa personne » (23).

Sa correspondance, surtout celle des années qui suivent la rédaction de Par les champs (période qui coïncide avec la rédaction de Madame Bovary) nous offre des précisions précieuses sur son évolution vers l’impersonnalité. En plus, elle nous aide à comprendre pourquoi notre auteur s’est éloigné du voyage pour s’approcher davantage du roman. Cette correspondance révèle tout d’abord que peu à peu, Flaubert a trouvé dans la fiction pure un sentiment de liberté que la relation de voyage était incapable de lui procurer. Ceci peut surprendre à premier abord, étant donné que la forme de la relation de voyage est souvent errante, vagabonde, souple — libre en somme. Pourtant le voyage est aussi un genre qui mélange la fiction à l’histoire, et l’histoire a le désavantage d’obliger un auteur à se plier à la réalité. L’univers imaginaire de la fiction pure crée un sentiment de libération chez Flaubert car iI implique pour lui l’idée de l’impersonnalité. Dans un monde fictif, créé, mais où la personnalité du créateur est totalement absent, le Moi de celui-ci peut dépasser les bornes de sa propre vie. Flaubert précise son expérience de la libération du Moi dans ce passage, tiré d’une lettre écrite à Louise Colet :

« Voilà pourquoi j’aime l’Art. C’est que là, au moins, tout est liberté dans ce monde des fictions. On y assouvit tout, on y fait tout, on est à la fois son roi et son peuple, actif, et passif, victime et prêtre. Pas de limites… l’âme courbée se déploie dans cet azur qui ne s’arrête qu’aux frontières du Vrai (24). »

La suite de cette citation nous offre une deuxième raison, tout aussi importante que la première, pour expliquer son désenchantement à l’égard du voyage littéraire :

« Où la Forme, en effet, manque, l’idée n’est plus. Chercher l’un, c’est chercher l’autre. Ils sont aussi inséparables que la substance l’est de la couleur et c’est pour cela que l’Art est la vérité même  (25). »

Si l’on entend par « Forme » structure narrative, il est évident que celle du roman (tel qu’il le conçoit du moins) est plus rigoureuse et astreignante que la relation de voyage. Par ailleurs, nous savons que pour lui, le « vers est la forme par excellence des littératures anciennes », la prose celle de la littérature moderne (26). II est donc clair que son idéal esthétique — une œuvre de fiction en prose d’où la personnalité de l’auteur est absente — s’applique au roman et non pas à la relation de voyage.

Sa préférence pour le roman aux dépens du voyage devient explicite dans une lettre à Feydeau datée du 4 juillet 1860 : « Je repousse absolument l’idée que tu as d’écrire ton voyage : 1° parce que c’est facile ; 2° parce qu’un roman vaut mieux. As-tu besoin de prouver que tu sais faire des descriptions ? » (27) Aux yeux du romancier, le voyage semble dépourvu de toute valeur intrinsèque, et n’avoir d’utilité que comme un banc d’essai pour la description. Qui plus est, c’est surtout sa facilité que Flaubert reproche au voyage.

Pendant la période qui nous intéresse, cette objection de facilité revient souvent sous la plume des critiques du voyage littéraire. Nous touchons ici au cœur du problème posé à la sensibilité littéraire française au dix-neuvième siècle par la notion même d’un « voyage littéraire ». Précisons. Nous avons pu apprécier déjà l’importance qu’a jouée la sincérité du voyageur dans « l’horizon d’attente » du genre. Or l’enregistrement spontané d’impressions et de pensées ne constitue-t-il pas la meilleure preuve de sincérité qu’un voyageur puisse offrir à son lecteur ? Par exemple, cette croyance a inspiré l’éditeur du voyage imaginaire L’Histoire des Sevarambes à citer le style spontané de l’auteur comme preuve de la véracité de son récit

« Cette Histoire… est écrite d’une manière si simple, que personne, à ce que j’espère, ne doutera de la vérité de ce qu’elle contient, le Lecteur pouvant remarquer aisément qu’elle a tous les caractères d’une Histoire véritable (28). »

C’est à cause de cette importance accordée à la spontanéité naturelle de la création que les écrivains voyageurs romantiques avaient tendance à se servir d’une comparaison picturale — l’esquisse — pour caractériser leurs voyages (29). Écoutons par exemple Stendhal qui ouvre sa Préface à Rome, Naples et Florence en 1817 par ces mots : « Cette esquisse est un ouvrage naturel. Chaque soir, j’écrivais ce qui m’avait le plus frappé. J’étais souvent si fatigué que j’avais à peine le courage de prendre mon papier. Je n’ai presque rien changé à ces phrases incorrectes, mais inspirées par les objets qu’elles décrivent » (30). Comme les mots de Stendhal le suggèrent, celui qui ne fait qu’esquisser ses impressions de voyage, privilégie l’informe au détriment de la forme, le désordre au détriment de l’ordre, l’incorrection au détriment d’un style soigneusement poli.

Encore faut-il rappeler que pour un Français cultivé du siècle passé, la notion de « littérature » impliquait presque toujours l’idée d’un deuxième temps de création pour compléter celui du jaillissement naïf. Tel un peintre qui devait embellir son esquisse pour en faire un tableau fini, l’écrivain qui cherchait à composer une œuvre littéraire était censé élaborer son premier jet. Par ce souci de mise en forme, cependant, l’écrivain voyageur, n’étant plus spontané, rompt le contrat de sincérité qui le lie au lecteur.

Pour mieux comprendre la difficulté que la notion d’un voyage littéraire a posée aux lecteurs de l’époque, arrêtons-nous brièvement sur la réception critique accordée au Voyage en Orient de Lamartine par Gustave Planche. Planche s’en prend tout d’abord à ce voyage pour son caractère improvisé. Par ailleurs, il avoue qu’il aurait préféré à cette relation de voyage un poème soigneusement composé sur l’Orient. Le critique soulève ainsi l’objection de la facilité du voyage par rapport à d’autres genres traditionnellement « littéraires ». Mais il y a plus. Pour Planche, dire que certains passages de ce voyage soient « naïvement tracés », comme le prétend Lamartine dans son Avertissement, manque de vraisemblance (31). Le critique, trouvant certaines descriptions « laborieusement négligées » et le désordre du récit souvent « arrangé », conclut qu’il a affaire à une « petite supercherie : » (32) « Ce n’est plus l’inspiration, et ce n’est pas encore la réflexion… L’étude a disparu, et nous n’avons pas le tableau » (33). Il affirme donc que « juger comme une esquisse un ensemble de traits dont pas un n’est tracé sans viser à l’effet, ce serait une coupable indulgence » (34). De la sorte nous voyons que l’écrivain voyageur qui arrondissait majestueusement ses périodes pouvait être accusé d’avoir été en même temps trop et trop peu littéraire. Chez un écrivain comme Stendhal on discerne une coïncidence heureuse entre l’exigence générique d’une rédaction spontanée et la façon dont il a rédigé la plupart de ses romans. Aussi Stendhal a-t-il le mérite d’avoir su exploiter pleinement les virtualités artistiques d’une rhétorique de désordre et d’inachèvement. De fait, on peut aisément appliquer à ses voyages ce que Boileau a dit de l’ode :

« Son style impétueux souvent marche au hazard,

Chez elle un beau désordre est en effet de l’art (35). »

Mais chacun des autres écrivains voyageurs de l’époque, tel Lamartine, a dû chercher un compromis entre les exigences parallèles mais apparemment contradictoires du voyage, qui valorisait le spontané, et de la littérature, qui, pour eux, valorisait le réfléchi.

Or c’est Flaubert, plus qu’aucun autre écrivain de l’époque, qui a été sensible à cette contradiction apparente. Que Flaubert était persuadé de la nécessité d’un deuxième temps de création pour parfaire la version esquissée du voyage, on le voit dans une lettre à Hippolyte Taine. C’était au moment où le philosophe faisait paraître son Voyage en Italie que Flaubert a écrit :

« Seulement, le genre voyage est par soi-même une chose presque impossible. Pour que le volume n’eût aucune répétition, il aurait fallu vous abstenir de dire ce que vous aviez vu… le bon lecteur peut trouver qu’il y a trop d’idées relativement aux choses — ou trop de choses par rapport aux idées. Moi, tout le premier, je regrette qu’il n’y ait pas plus de paysages pour contrebalancer — comme effet — votre abondance de peintures. Enfin, j’ai là-dessus (sur les voyages) des idées très arrêtées pour en avoir écrit moi-même (36). »

Dans ce passage, Flaubert nous offre deux exemples de ce que l’effort de construction artistique peut constituer pour un écrivain qui compose son voyage. En premier lieu, Flaubert préconise que celui-ci évite des répétitions. Ensuite, il envisage l’établissement d’un équilibre, tout d’abord entre les idées et les objets, et puis, parmi les objets, entre les paysages et les tableaux. Il nous apparaît important que Flaubert reconnaisse chez le lecteur l’existence d’attentes — génériques et esthétiques — qu’il cherche à satisfaire. Cependant Flaubert est aussi conscient que l’écrivain remaniant son voyage en vue d’effets artistiques ne peut plus « tout dire » : il ne peut donc pas répondre à une autre exigence du genre, celle de la sincérité spontanée du témoin.

Cet effort d’agencement formel, Flaubert l’a fait dans Par les champs. Quoique nos analyses aient déjà démontré qu’il concevait sa relation comme un projet artistique, il serait intéressant de lire sa propre appréciation de son voyage, écrite plusieurs années après le moment de sa rédaction :

« La difficulté de ce livre consistait dans les transitions, et à faire un tout d’une foule de choses disparates. Il m’a donné beaucoup de mal. C’est la première chose que j’aie écrite péniblement […] songe ce que c’est que d’écrire un voyage où l’on a pris d’avance le parti de tout raconter (37). »

De nouveau, l’auteur se révèle préoccupé par les exigences contradictoires du voyage, qui préconise la nécessité de « tout dire » naïvement, et de la littérature, qui accepte, et souvent exige, l’artifice d’un ordre (les transitions, en l’occurrence).

À la nécessité des transitions s’ajoute celle d’un beau style. De nouveau Par les champs et par les grèves est exemplaire, car c’est lors de la rédaction de ce voyage que Flaubert se plaint pour la première fois de ces « affres du style » qui devaient tant marquer sa carrière d’écrivain. Dans une lettre à Louise Colet, par exemple, Flaubert avoue : « Je suis harassé d’écrire… Je me dépite, je me ronge… Il y a des jours où j’en suis malade et la nuit j’en ai la fièvre. » (38) Dans une autre lettre écrite peu après il continue dans la même veine : « Depuis quatre jours j’ai écrit trois pages, et détestables, lâches molles, ennuyeuses. » (39) Et il s’exclame : « L’Idée me gêne, la forme me résiste, à mesure que j’étudie le style je m’aperçois combien je le connais peu… Oh l’Art, l’Art ! quel gouffre ! » (40) Ces préoccupations d’écrivain se situent, est-il besoin de le souligner, aux antipodes de celles du voyageur naïf envisagé par la convention.

Dans la seule optique générique où le premier jet était vu comme plus authentique que l’ouvrage composé, les sommaires des carnets de voyage flaubertiens constitueraient une meilleure réalisation du genre que la version remaniée qui porte le titre Par les champs et par les grèves. En suivant cette idée générique, la version à peine élaborée du carnet du voyage en Orient qui portait le titre Notes d’un Voyage en Orient, occuperait une place intermédiaire entre l’authenticité complète de l’esquisse (les sommaires du carnet) et le trucage du tableau fini (la relation entièrement remaniée, Par les champs).Cependant il faut insister sur ce fait primordial, que Flaubert a travaillé Par les champs en vue d’une publication éventuelle, mais qu’il n’a jamais songé à faire paraître tels quels ni ses carnets de voyage ni ses Notes d’un Voyage en Orient. Et, fait significatif, Flaubert n’a jamais considéré Par les champs et par les grèves digne d’être publié. Ce voyage n’est paru en effet qu’en 1886, bien après la mort de l’auteur.

On constate ainsi une rupture totale entre les aspirations artistiques de Flaubert et les conventions du voyage romantique. Pour Flaubert la vérité ne réside point, comme le voulait la convention, dans la transcription fidèle d’impressions et de pensées. Pour lui, comme il l’avoue à Louise Colet, « l’Art est la vérité même » (41). Or, si l’Art constituait pour Flaubert la vérité même, pour la convention il ne constituait que masquage. Qui plus est, quand en 1856 Flaubert affirme que « l’impersonnalité est le signe de la force », il rejette d’une façon catégorique la mission primordiale du voyage romantique, la communication spontanée du Moi voyageur dans ses rapports avec le monde extérieur (42).

Retenons en guise de conclusion que dans la mesure où la désaffection flaubertienne pour l’élément subjectif a influencé l’art d’écrire de toute une génération, elle nous aide à comprendre le déclin du voyage littéraire dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. En effet, l’attrait qu’a exercé le voyage sur les grands écrivains romantiques consistait en sa capacité formelle d’exprimer les deux tendances contradictoires mais parallèles de l’époque, l’impulsion vers le dedans et celle vers le dehors. Mais sans le Moi du voyageur, la relation de voyage, tout enrichie qu’elle soit par un vocabulaire précis et pittoresque, prend l’allure austère du reportage, et dégénère en prose d’information, géographique ou ethnographique. À quelques exceptions près, vers la fin du siècle, la relation de voyage redevient ce qu’elle a été aux siècles précédents, le domaine presque exclusif des géographes, des militaires et des scientifiques. Gustave Flaubert annonce le déclin du voyage littéraire pour une autre raison encore : son Voyage en Orient constitue le premier voyage où le texte soit accompagné de photographies. Peu à peu la photographie, au lieu de n’être qu’un accompagnement décoratif à la description, tend à la remplacer. Nous arrivons progressivement à des albums, si courants dans notre siècle, où la place du texte est très réduite par rapport à celle des illustrations. Il n’en reste pas moins que ce genre littéraire plein de contradictions internes, genre que Flaubert romancier abandonne, a fourni à l’écrivain apprenti une matière et des formes qui lui convenaient. La liberté de s’enrichir en écrivant sur soi et d’intérioriser le monde en le décrivant, ce sont bien là les fins prestigieuses du voyage littéraire romantique auxquelles l’imagination créatrice de Flaubert, et de toute une génération d’écrivain, a su, momentanément, adhérer.

Miss Mendelin Guentner

(Department foreign languages and litteratures)

Marquette University Milwaukee

U.S.A.)

 

(1) Gustave Flaubert. Œuvres complètes, Par les champs et par les grèves. Voyages et carnets de voyage, tome 10 (Paris : Club de l’Honnête Homme, 1973), p. 349.

(2) Tout au long de sa vie, Flaubert s’étonne et s’interroge devant le spectacle de sa double vocation de voyageur et d’écrivain. Voir par ex. la lettre à Madame Jules Sandeau (le 21 octobre 1861). dans OC, Correspondance 1850-59, tome 14 (Paris : Club de l’Honnête Homme 1975), p. 88.

(3) Voir Martine Turnell. « Madame Bovary » dans Flaubert : A Collection of Critical Essays, éd. Raymond Giraud (New Jersey : Prentice Hall, 1964), p. 105-107 et Albert Thibaudet dans son Gustave Flaubert (Paris : Gallimard, 1935), p. 141-145.

(4) Par les champs et par les grèves est le résultat d’une collaboration littéraire avec Maxime du Camp. Nos considérations ne porteront que sur les chapitres impairs écrits par Flaubert.

(5) Flaubert, OC, tome 10, p. 289.

(6) Pour une discussion de la portée documentaire de l’œuvre, voir Madame Le Herpeux, Flaubert et son voyage en Bretagne, Annales de Bretagne, tome XLVII, 1940, p. 1-152.

(7) Flaubert, OC, tome 10, p. 241.

(8) Flaubert, OC, tome 10, p. 241.

(9) Flaubert, OC, tome 10, p. 242.

(10) Flaubert, OC, tome 10, p. 242.

(11) Flaubert, OC, tome 10, p. 209.

(12) Flaubert, OC, tome 10, p. 119.

(13) Flaubert, OC, tome 10, p. 201.

(14) Flaubert, OC, tome 10, p. 202.

(15) Flaubert, OC, tome 10, p. 97.

(16) Flaubert, OC, tome 10, p. 151.

(17) Flaubert, OC, tome 10, p. 151.

(18) Flaubert, OC, tome 10, p. 151.

(19) Flaubert, OC, tome 10, p. 106.

(20) Flaubert, OC, Correspondance, 1850-59, tome 13 (Paris : Club de l’Honnête Homme, 1974), page 429.

(21) Flaubert, OC, tome 13, p. 158 (lettre à Louise Colet du 16 Janvier 1852). Soulignons que Flaubert fait référence ici à la première version de L’Éducation sentimentale.

(22) Flaubert, Œuvres complètes de Gustave Flaubert, I (Paris : Conard, 1910), p. 151.

(23) Flaubert, OC, Bouvard et Pécuchet, tome 5 (Paris : Club de l’Honnête Homme, 1972), page 138.

(24) Flaubert. OC. tome 13, p. 194 (lettre de la nuit du 15-16 mai 1852). Son expérience va jusqu’à ressembler à l’expérience mystique. Voir sa lettre à Louise Colet datée du 23 décembre 1853 dans Flaubert, OC, tome 13, p. 441-442.

(25) Flaubert, OC, tome 13, p. 194.

(26) Flaubert. OC, Tome 13, p. 186 (lettre à Louise Colet du 24 avril 1852).

(27) Flaubert, OC, tome 14, p. 37).

(28) Denise Vairesse, Histoire des Sevarambes, peuples qui habitent une Partie du troisième Continent, communément appelé La Terre Australe. Nouvelle Édition (Amsterdam : Estienne Roger, 1716), page 4.

(29) Voir notre article « Rhétorique et énergie : l’esquisse » (à paraître dans Romantisme).

(30) Stendhal, Voyages d’Italie, éd. V. Del Litto, (Paris : Gallimard, 1973), p. 3.

(31) Gustave Planche, « Voyage en Orient de M. A. de Lamartine », Revue des Deux Mondes. 1er mai 1835, p. 329.

(32) Planche, p. 325-326.

(33) Planche, p. 326.

(34) Planche, p. 327.

(35) Boileau, Œuvres complètes, Intro. A. Adam (Paris : Gallimard, 1966), p. 164 (« L’Art poétique », Chant II).

(36) Flaubert, OC, tome 14, p. 311 (fin novembre 1866).

(37) Flaubert, OC, tome 13, p. 178 (lettre à Louise Colet du 3 avril 1852).

(38) Flaubert, OC, Œuvres diverses, Fragments et Ébauches, Correspondance, tome 12 (Club de l’Honnête Homme, 1974), p. 609 (octobre 1847).

(39) Flaubert. OC, tome 12, p. 611.

(40) Flaubert, OC, tome 12, p. 811.

(41) Flaubert, OC, tome 13, p. 194 (lettre de la nuit du 15-16 mai 1852).

(42) Flaubert, OC, tome 13, p. 428 (lettre à Louise Colet datée du 6 novembre 1853).