L’ « idée machiavélique » dans l’Éducation sentimentale

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 66  – Page 5

 

L’ « idée machiavélique »
dans l’Éducation sentimentale

 

      « Vide », « manque », « hasard », « blanc », « discontinuité »,… Ces termes, l’Éducation sentimentale se les est souvent vu attribuer par qualité de critiques depuis sa parution. Employés dans un sens soit négatif, soit positif, ils expriment, en général, l’absence de composition romanesque à tous les niveaux. « Le hasard se manifeste à chaque instant dans le roman, aussi bien dans la succession des événements que dans la collocation des personnages », commente J. Bruneau (1969, 101). L’histoire de la critique de ce roman nous montre que pour recomposer « cette dissolution de l’intrigue et du personnage, du sujet » (J. Gleize, 1975, 76-77), les auteurs n’ont presque jamais manqué de faire appel à une explication dichotomique (1).

Rien d’étonnant à ce que, dans cette perspective quasi unanime, la critique dualiste se soit fondée sur le témoignage de Flaubert lui-même, homme-auteur tel qu’il se découvre facilement dans ses esquisses de roman et sa correspondance. Mais les divers projets de l’Éducation sentimentale nous montrent un grand décalage entre la réalité et l’imaginaire, surtout en ce qui concerne « La géographie des figures » (M.-J. Durry, 1950, 27). Le plan adopté par l’auteur est une charpente trop incomplète pour en prévoir l’ensemble dont les composantes semblent s’enchevêtrer dans un réseau complexe où le lecteur se perd même s’il tient en mains la solution de l’ordonnance en symétries et en oppositions. Malgré cela, les critiques persistent à analyser ce roman en se basant sur le projet écrit et le tempérament de l’auteur.

C’est la raison pour laquelle l’Éducation sentimentale ne se dégage pas de l’ornière critique où elle est tombée depuis E. Zola, comme si Flaubert se portait garant de sa propre orientation. Les critiques comprennent ce roman comme un réseau de relations binaires devenu d’année en année plus complexe dans lesquelles seraient insérées sporadiquement des ternaires au prix de techniques plus développées ou de visions plus approfondies touchant l’auteur. C’est Louis Cellier qui, le premier, a voulu échapper à cette ornière infranchissable et traditionnelle par parti pris lorsqu’il fit remarquer le nombre trois dispersé dans le roman dont la structure triptyque serait transparente à travers la description, la composition et la relation des personnages (2). Il énumère des exemples ternaires empruntés à des structures de détail comme, par exemple, trois images, trois scènes, trois tentations, trois lettres jusqu’à en être amené à « constater que le chiffre trois s’est imposé contre toute vraisemblance » (Ibid., 8). Après avoir rassemblé des exemples abondants, Cellier finit par conclure que « la fin et le commencement sont unis par une relation de cause à effet », (Ibid., 18) ce qui lui donne l’impression, dit-il, que le roman est composé en forme A.B.A. comme À la recherche du temps perdu. Ses arguments, néanmoins, ne sont pas suffisamment convaincants pour faire admettre que les structures de détail et celles de l’ensemble sont étroitement liées par la formule A.B.A. Sa vision triple n’entre que dans le cadre de I’« antithèse à distance » (C. Gothot-Mersch 1979, 307).

« La vision binoculaire », formule de Thibaudet, assez fréquemment citée, a amené une autre application qu’il a négligée de développer : « Arnoux est à peu près à Frédéric ce que Frédéric est à Deslauriers » (1935, 167). L. Cellier, pour sa part, la reprend sans citer Thibaudet : « Sénécal est à Deslauriers ce que Deslauriers est à Frédéric » (1964, 9). Cette formule marginale, toutefois, est systématiquement exploitée par J. Bem dont l’analyse structuraliste éclaire avec bonheur la « géographie des figures » par rapport aux fonctions qu’elles remplissent. Elle est la première à expliciter la prémisse analytique commune implicitement adoptée par tous ces dualismes (3). Cette analyse achronologique et acontextuelle fait que le roman se gonfle d’un grand nombre de couples de choses et de personnages posés en parallèle et en antithèse, en ressemblance et en dissemblance. Cette attitude achronologique que J. Bem a adoptée se trouve un peu partout chez les flaubertistes depuis E. Zola jusqu’aux critiques qui ont présenté le fruit de leurs recherches dans divers numéros de revues consacrés à l’œuvre de Flaubert. L’histoire de l’Éducation sentimentale, constitue toutefois un de ces rares romans dont le déroulement coïncide avec son dénouement. Cette coïncidence a incité Moser à travailler d’une façon contraire à ses prédécesseurs. « L’analyse de la ligne à la fois chronologique et causale de l’histoire montre que les chaînons narratifs sont des unités à composition antinomique » (1980, 70). Mais son analyse nous a donné le même résultat que les autres.

Nous touchons ici à une des préoccupations qui affectait Flaubert au moment de l’élaboration de son roman, Madame Bovary. Il s’agit, en effet, de l’enchaînement des éléments constitutifs : « Les perles ne font pas le collier, écrivait-il, c’est le fil » (lettre du 18 décembre 1863). Aussi, dans l’Éducation sentimentale, bâti à partir de ce principe, le plus important peut-être serait la façon de combiner les composants : « J’ai fait, je crois, un grand pas, à savoir la transition insensible de la partie psychologique à la dramatique » (lettre du 13 avril 1853). Décomposer l’ensemble en parties opposantes et ressemblantes, d’après l’analyse, quelque chronologique et achronologique qu’elle soit, risque de cacher « la transition insensible ». Certains critiques se sont contentés de ramasser une foule de perles disparates comme composants essentiels. Pour saisir « la transition insensible », il ne faut pas détruire le contexte tant au niveau microcosmique qu’au niveau macrocosmique.

Il est légitime de se demander si Moser est allé jusqu’au bout de son analyse chronologique. Quant à nous, nous voudrions limiter notre analyse aux relations des personnages en suivant l’ordre chronologique de l’histoire-récit du roman, car l’action semble être soutenue non pas par le jeu des événements mais par celui des personnages qui n’ont, en apparence, ni caractère ni comportement cohérents. Le fait a été souligné par de nombreux flaubertistes (4).

Contrairement à ces observations, les personnages du roman vont et viennent l’un après l’autre dans les scènes suivant la loi très solide de la nécessité. Retrouver cette loi supposerait une recherche « au-delà de l’antithèse » dans la direction proposée par C. Gothot-Mersch : « Les descriptions de troupes se font fréquentes, la variété de l’antithèse paraît insuffisante et celle-ci cède le pas à l’énumération » (1979, p. 309). Il convient de dire que notre analyse a été conduite de manière strictement linéaire. Mais pour ne pas lasser le lecteur, notre exposé présentera cette analyse suivant un nouvel ordre qui consistera à étendre la portée de l’analyse du corpus d’étape en étape. La façon dont quelques critiques littéraires préfèrent certains éléments constitutifs dégagés de tel ou tel contexte permettant de tirer au clair leur intention est très éloignée de nous. Cette façon qu’on peut provisoirement baptiser « épisodique » est très séduisante lorsqu’on trouve des personnages dans une situation particulière. Par exemple, Frédéric va et vient entre Rosanette et Marie et la Vatnaz se trouve entremetteuse entre Rosanette et ses divers amants. Mais la méthode épisodique décompose ainsi le déroulement de l’histoire pour dégager des parties très convaincantes susceptibles de prouver la conclusion. Mais la nôtre se voudrait plus convaincante sans négliger aucun épisode minutieux.

1. Première étape

Le passage au deuxième chapitre de la seconde partie que nous avons choisi au hasard est aussi révélateur que les autres pour montrer les relations existant entre les personnages :

« Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.

Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n’en manquerait pas une seule ; l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. » (2-2,150).

Voilà ce que pense Frédéric qui souffre et se plaint de ce que « les empêchements se succédaient » (150), lors de ses présences auprès de Rosanette. Son « idée machiavélique » vise à établir une nouvelle relation Frédéric-Rosanette, directe et sans intervention, en intervenant lui-même entre Rosanette et Arnoux pour se substituer à Arnoux dans le poste d’amant. Pour atteindre son objectif, il profite des services de Pellerin, qui, ignorant, lui fournira les occasions de rencontrer seul à seul Rosanette. Frédéric désire entrer dans une relation directe avec l’autre en intervenant lui-même entre les deux et en faisant intervenir un troisième personnage :

la relation actuelle

Frédéric-troisième personnage-Rosanette

la relation désirée

Frédéric-Rosanette

la relation utilisée

Pellerin-Dussardier (messager)-Frédéric

Pellerin-Frédéric (introducteur)-Rosanette

Pellerin-Frédéric (sentinelle)-Rosanette

Rosanette-Frédéric (entremetteur)-Arnoux.

On pourrait schématiser ces relations comme suit : A-X-B (A et B qui sont ou seront mis en relation l’un avec l’autre, puis X qui est intermédiaire entre eux, volontairement ou involontairement). La description rencontre dès le début des embarras pour identifier tel ou tel personnage comme intermédiaire dans la relation triangulaire. Par exemple, dans la relation Pellerin-Frédéric-Rosanette, Frédéric est sentinelle entre les deux à cause de son dessein « machiavélique », mais aussi Pellerin devient le gêneur souhaitable entre le couple désiré par Frédéric. On pourrait donc contester bien souvent notre schématisation. Mais cela prouve que chaque personnage dans la combinaison trinitaire peut se transposer et se charger du rôle d’intermédiaire. Il s’agit donc de tel ou tel point de vue pour fixer dans le rôle d’intermédiaire un des trois personnages. Notre description ne va examiner qu’un des cas possibles pour se rendre plus linéaire sans s’arrêter à une relation plus ou moins riche. Mais chose plus importante, c’est la fluidité sous-entendue dans le rôle d’intermédiaire que les personnages occupent tour à tour.

Notre première démarche qui a adopté la méthode épisodique ne montre-t-elle pas qu’elle est très convaincante parce qu’elle peut toujours privilégier telle ou telle partie pour expliquer la conclusion ? Mais une telle option risque de ne mettre en lumière que des endroits isolés ou abstraits par le lecteur, c’est-à-dire conditionnés par un contexte donné ou caractérisés hors contexte. Notre analyse chronologique va permettre de trouver, au contraire, dans n’importe quel contexte un personnage qui vit pour et/ou contre les autres comme médiateur, aide, gêneur, messager, témoin, entremetteur, amant trompé, etc. précisément dans la mesure où il se charge du rôle d’intermédiaire.

Or cette perspective qui consiste à observer la fonction d’intermédiaire dans les personnages existe très rarement chez les critiques flaubertistes dont la plupart adoptent la méthode épisodique (5). Si l’on adopte, par contre, une analyse de type chronologique permettant de suivre contextuellement les relations entre les personnages, on arrivera à trouver des lois qui dominent leurs relations.

Comme deuxième étape d’analyse, nous allons étendre ce cadre de recherches à un chapitre choisi pour la simple raison qu’il se situe au milieu du roman.

2. Deuxième étape : le quatrième chapitre de la seconde partie.

Une lettre d’invitation envoyée par Rosanette attend Frédéric qui vient de rentrer chez lui, après avoir revu Marie Arnoux. Le chapitre précédent se terminant par la déception que Rosanette lui avait causée. Frédéric conduit donc Rosanette en voiture au Champ de Mars, dans l’idée de la posséder sans être arrêté par quiconque dans son dessein. C’est sur cette scène que le chapitre 4 s’ouvre. Nous allons le diviser en neuf séquences afin de pouvoir l’analyser dans le détail d’une manière chronologique sans négliger l’intrigue extérieure et intérieure qui se jouera entre les personnages mis en scène. Voici la liste des abréviations des noms des protagonistes permettant de faciliter la description d’après le schéma A-X-B :

Fré. Frédéric                 Arn. Arnoux                            Mar. Marie Arnoux

Des. Deslauriers            Ros. Rosanette                       Pel. Pellerin

Vat. La Vatnaz              Sén. Sénécal                           Dus. Dussardier

Hus. Hussonnet            Lou. Louise                             Reg. Regimbard

Dam. Dambreuse          MmD. Mme Dambreuse      Del. Delmar

Roq. Roques                 Cis. Cisy

MmM. Mme Moreau    A, X, B. les autres personnages

Mat. Martinon

Nous allons appeler ce schéma « transition » ou « structure de transition ». Voici une comédie dont la disposition des personnages adopte le schéma A-X-B.

2.1. Première séquence

Frédéric cherche Rosanette pour la conduire en voiture au Champ de Mars. Après les courses, il l’emmène au restaurant. Pendant tout ce temps, d’autres personnages interviennent alternativement d’une façon vertigineuse entre les deux qui s’étaient pourtant mis d’accord pour rester ensemble pour la première fois :

Une fois montée dans la voiture, Rosanette demande à Frédéric s’il fréquente les Arnoux et il estime Arnoux « très drôle » (202) (Ros.-Arn.-Fré.), tandis qu’il lui demande si elle continue à fréquenter Delmar (Ros.-Del.-Ros.). « Ainsi leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l’espoir » (203). En causant ainsi, il remarque que la main gauche de Rosanette est « ornée d’un bracelet d’or » (203) et, d’un ton léger, pour maintenir l’ambiance, il fait une allusion à l’autre qui le lui a envoyé (Fré.-X-Ros.). Ils arrivent enfin aux courses. « Frédéric ne doutait plus de son bonheur » (205). Juste à ce moment, « à cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut » (205). Il se met donc à chercher le milord disparu « sous prétexte de flâner au pesage » (205) (Fré.-X.-Ros.). Mais il est « happé par Cisy »  (205), qui veut « obstinément lui (Rosanette) dire bonjour » (205) et ne pas les quitter avec son dessein « machiavélique » (Ros.-Cis.-Fré.), lequel va être explicité plus loin à la 4e séquence. Après son éloignement les deux se retrouvent seuls côte à côte. Mais « pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire de grands gestes et à parler très haut. Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts » (206-7) (Ros.-X.-Fré.). Entretemps, Cisy reparaît mais les deux protagonistes l’ignorent, ne voulant pas se faire déranger (Ros.-Mar.-Fré.). À cet instant « le milord reparut, c’était Mme Arnoux » (207) (Mar.-Mar.-Fré.). Rosanette se moque d’elle devant tout le monde : « l’épouse de mon protecteur, ohé ! » (207) (Mar.-Ros.-Arn.). Devant Frédéric découragé de la tournure prise par les événements, Rosanette refuse l’invitation de Cisy (Ros.-Cis.-Fré.). Mais Frédéric doit s’avouer perdu au point d’accepter de dîner avec Hussonnet qui s’était approché de lui dans une intention cachée (Fré.-Hus.-Ros.), ce qui va aussi être expliqué à la 3e séquence. Frédéric est déchiré intérieurement entre « son grand amour » perdu et « l’amour joyeux et facile » (207) à la portée de la main (Mar.-Fré.-Ros.). Après la disparition provisoire d’Hussonnet dans la foule, les Dambreuse et Martinon s’étonnent de rencontrer Frédéric (Fré.-Dam.-Ros.). Dans la voiture où enfin tous les deux prennent place, « ils ne se parlaient pas » (208), Frédéric se rappelle le bonheur autrefois rêvé de se trouver « à côté de ces femmes » (209) (Fré.-X-Ros.). Et sa voiture éclabousse le dos d’un passant que Frédéric reconnaît avec stupeur, c’est Deslauriers qu’il n’a pas rencontré depuis longtemps (Fré.-Des.-Ros.).

2.2. Deuxième séquence (209-214) :

Frédéric va dîner avec Rosanette au Café Anglais où les intermédiaires apparaissent les uns après les autres. Après ce va-et-vient sur la scène, elle se retire avec Cisy, laissant Frédéric seul avec Hussonnet :

Après avoir renvoyé la voiture, « il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur (Ros.-X-Fré.). Frédéric prit son bras. Mais au milieu du corridor, un deuxième seigneur l’arrêta » (209) (Ros.-X-Fré.). Rosanette qui l’a rejoint adresse à Frédéric, fatigué, un mot de consolation qui signifie : « Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! » (210) (Ros.-X-Fré.). Tout attendri par son attitude, il songe à Mme Arnoux (Fré.-Mar.-Ros.). Au moment où « il lui entourait la taille à deux bras » (210), Hussonnet reparaît (Fré.-Hus.-Ros.). Après avoir chassé ce tiers qui l’assomme sous prétexte de lui demander un petit service, « il commençait même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu’un garçon entra » (211) (Fré.-X-Ros.), disant que quelqu’un demandait Rosanette (Ros.-X-Fré.). Rosanette disparue, il se rappelle Mme Arnoux et se met à pleurer, « car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée » (211) (Mar.-Fré.-Ros.). Rosanette rentre avec Cisy qui a réussi à se faire inviter (Ros.-Cis.-Fré.). Les deux hommes se disputent au sujet des Dambreuse (Fré.-Dam.-Cis.). Ce faisant, Frédéric aperçoit « à son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales » (213) appartenant à Mme Arnoux (Fré.-Mar.-Ros.). À ce moment précis, Hussonnet rentre comme pour interrompre la dispute (Fré.-Hus.-Cis.). Après le repas, Rosanette rentre dans la voiture de Cisy, laissant Frédéric seul avec Hussonnet. Mais Hussonnet avait un but en s’invitant à dîner (214), il reparle de l’ancien projet qu’il doit réaliser avec Deslaurier (Hus.-Des.-Fré.) et l’expose de nouveau dans le but de lui soutirer de l’argent. Hussonnet disparaît en comprenant l’inutilité de ses démarches. Frédéric reste seul pour payer l’addition au garçon « qui ressemblait à Martinon » (214) (Fré.-X-Mar.).

2.3. Troisième séquence (214-218)

Les jours de Frédéric qui suivent celui des courses sont occupés par des visites, des nouvelles et une rencontre de hasard. Toutes ces choses le portent vers le passé où il a souffert des relations humaines :

Le lendemain, Frédéric passe la journée seul à réfléchir sur l’attitude ferme qu’il devrait prendre à l’endroit de Cisy et de Rosanette (Fré.-Cis.-Ros.). Et « il s’étonna de n’avoir pas songé à Mme Arnoux » (214) (Mar.-Fré.-Arn.). Le surlendemain de l’échec, Frédéric reçoit chez lui la visite de Pellerin qui veut lui faire payer le portrait de Rosanette, car le peintre a essuyé un refus d’Arnoux et de Rosanette qui ne pensaient pas avoir la responsabilité de le payer, et comptaient l’un sur l’autre (Pel.-Arn.-Ros et Pel.-Ros.-Arn.). Enfin, « c’est elle qui m’envoie vers vous » (216) (Pel.-Ros.-Fré.) crie Pellerin à Frédéric qui refuse de payer : « J’ai été l’intermédiaire, permettez » (216) (Pel.-Fré.-Ros.). « Il venait de partir que Sénécal se présenta » (216). Comme Pellerin, Sénécal a ses raisons pour demander à Frédéric de le présenter, par exemple à Dambreuse : « vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m’a dit Deslauriers » (217) (Sén.-Des.-Dam. et Sén.-Fré.-Dam.). Frédéric se défait de lui, en lui donnant de l’argent tout en refusant d’entreprendre les démarches. En tâchant de se distraire tout seul, Frédéric reçoit une lettre d’Hussonnet dans laquelle « La Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy » (218) pour recevoir Arnoux (Fré.-Hus.-Ros. et Ros.-Arn.-Cis.). Cisy que Frédéric a rencontré par hasard dans la rue, l’invite à dîner comme s’il avait oublié leur dernière dispute. Il reçoit « une notification d’huissier » (218) au sujet de l’argent qu’autrefois il a prêté à Arnoux en sachant d’après sa lettre que sa femme aussi lui en demandait (Arn.-Mar.-Fré.).

2.4. Quatrième séquence (218-223)

Frédéric va dîner, invité par Cisy. Assis à table, les deux se disputent à cause de Rosanette et des Arnoux. Passant par un tiers, ils finissent par se provoquer en duel :

« Cisy présenta ses convives les uns aux autres » (218) (Fré.-Cis.-B). À table, Cisy agace de plus en plus Frédéric qui se rappelle le dernier dîner, lorsque paraît un ami de Cisy qui « l’avait prié de le faire admettre à son club » (221) (Cis.-X-B). Cet intermédiaire dévoile à Frédéric le motif caché de Cisy qui a fait la cour à Rosanette au Champ de Mars et au Café Anglais et qui a réussi à rentrer avec elle : il s’agit du pari — conclu entre Cisy et ses amis — « d’aller le soir même chez cette dame » (221) (Cis.-X-Fré. et Ros.-Cis.-Fré.). Le révélateur déclare qu’il connaît intimement Rosanette, ce qui contrarie Frédéric (A.-Ros.-Fré.). Ainsi on provoque les deux jeunes à la dispute au sujet de Rosanette (Cis.-X.-Fré. et Cis.-X-Fré). Ensuite, l’instigateur fait allusion à la relation entre Rosanette et Arnoux (Ros.-X-Arn.). Cisy lance des calomnies à Arnoux, contre lesquelles Frédéric le défend (Fré.-Cis.-Arn.). Enfin Cisy mentionne le nom de Mme Arnoux : « Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça ! » (222) (Cis.-Mar.-Fré.). Frédéric offense Cisy en lui lançant son assiette. Tout le monde intervient entre les deux (Fré.-X.Cis.). À la place de Cisy qui pleure, le médiateur propose une rencontre en duel à Frédéric qui « se refusa positivement à en témoigner le moindre regret » (223) (Fré.-X-Cis.).

2.5. Cinquième séquence (223-232)

Les témoins de Frédéric et de Cisy les encouragent à se battre en duel dans le bois de Boulogne. Dès que le duel commence, Arnoux paraît et intervient pour l’arrêter. Le groupe de Frédéric se repose dans un restaurant :

Frédéric réclame l’assistance de Regimbard (Fré.-Reg.-Cis.) et choisit Dussardier comme second témoin (Fré.-Dus.-Cis.). Les quatre témoins et Cisy qui assistent à la conférence se disputent pour décider le détail du duel et vont « consulter des officiers dans une caserne quelconque » (225) (A-X-B). Cisy qui « s’abandonna à un flux labial désordonné » (225) se décide enfin pour l’épée comme arme de duel, en se faisant presser par son ami toujours instigateur (Cis.-X-Fré.). Frédéric se plaint des manières arbitraires de Regimbard, « en songeant qu’il eût mieux fait de choisir un autre témoin » (226) (Fré.-X-Cis.). Laissé seul, il se met à penser à ses parents : « Mon père est mort de la même façon » (226) (Fré.-X-Cis.). « Et tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire » (226) (Fré.-MmM.-Cis.). Affecté par une telle faiblesse, il essaie de se distraire et, finalement, il se calme : « l’idée de se battre pour une femme le grandissait à ses yeux, l’ennoblissait » (226) (Fré.-X-Cis.). Tandis que Cisy est assommé par la faiblesse même avec son témoin qui l’encourage en vain (Cis.-X-Fré.). Il cherche son parrain mais sans succès (Cis.-X-Fré.). Le matin du duel, en route, dans la voiture, « le baron se divertit à augmenter sa frayeur » (228) (Cis.-X-Fré.). Dès que les duellistes se trouvent ensemble, les choses avancent avec l’aide des témoins dont l’un se comporte carrément contre le sentiment des combattants et dont l’autre s’efforce d’arrêter le duel (Cis.-X-Fré.). Peu de temps après le début, Arnoux intervient pour arrêter les participants car il s’imagine être la cause du combat : « je sais le motif ; vous avez voulu défendre votre vieil ami ! » (230) (Fré.-Arn.-Cis.). Il a entendu l’ami de Regimbard parler du motif du duel (Arn.-X-Reg.). Après le duel en suspens, Frédéric veut demander à Arnoux de lui rendre l’argent qu’il a prêté par l’intermédiaire de Marie Arnoux au lieu de le financer à Deslauriers et abandonne cette idée (Fré.-Mar.-Arn. et Fré.-Des.-Arn.). En entendant Arnoux et Regimbard exposer leurs goûts des femmes, il songe à Marie Arnoux : « cependant, il aime la sienne ! » (332) (Fré.-Mar.-Arn.).

« Il lui en voulait de ce duel comme si c’eût été pour lui qu’il avait, tout à l’heure, risqué sa vie » (232).

2.6. Sixième séquence (232-235)

Frédéric fréquente Dussardier avec plus d’assiduité. Ce dernier l’informe de l’arrestation de Sénécal. Cherchant le sort réservé à Sénécal dans les journaux, Frédéric trouve un article concernant son dernier duel. Le même jour, il trouve par hasard le portrait de Rosanette mis à l’étalage dans une galerie :

Dussardier entend « un homme qui courait à perdre haleine » (232) parler de l’arrestation de Sénécal. Il vient en informer Frédéric (Dus.-X-Sén. et Fré.-Dus.-Sén.). À la vue de l’enthousiasme de Dussardier, Frédéric veut trouver « quelque combinaison pour le sauver » (234) et il s’informe dans les journaux (Fré.-Dus.-Sén.). Ce faisant, il tombe sur un article écrit sous l’influence d’« une vengeance d’Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs » (232) (Fré.-Sén.-Hus.). Peu de temps après, Frédéric doit subir une autre vengeance de la part de Pellerin qui a exposé le portrait de Rosanette assorti du commentaire : Mlle Rose-Annette Bron, « appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent » (235) (Pel.-Ros.-Fré.).

2.7. Septième séquence (235-241)

Frédéric « se dit qu’il n’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer brutalement avec la Maréchale, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin » (235). Après cette ferme réflexion il se rend à la soirée de Mme Dambreuse où sont réunis ceux qui connaissent déjà l’article de Hussonnet. Il y est fait allusion. Il ne peut s’empêcher de défendre Sénécal contre la calomnie de Martinon :

Ennuyé du bavardage de la soirée, Frédéric est questionné de Cisy par Mme Dambreuse (Fré.-MmD.-Cis.). Mais cette intervention est interrompue par une nouvelle entrée (MmD.-X-Fré.). Entretemps, M. Dambreuse parle à Frédéric de « notre affaire » (238) qu’il a négligée à cause d’autres obligations qui l’empêchaient de s’y engager (Dam.-X-Fré). L’excuse avancée par Frédéric entraîne l’ironie de Mme Dambreuse concernant Rosanette qu’elle croit sa maîtresse (Fré.-Ros.-MmD.). Doutant que toutes les dames dans le salon le croient, Frédéric s’approche d’elles lorsque Martinon lui demande exprès s’il est l’ami d’Arnoux (Mat.-Arn.-Fré.). Tout de suite Mme Dambreuse lui rappelle l’épisode de sa démarche auprès de M. Dambreuse en faveur de Mme Arnoux (MmD.-Mar.-Fré et Mar.-Fré.-Dam.). M. Dambreuse ajoute : « Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux (les Arnoux) » (Dam.-X-Fré.). Désirant s’isoler dans cette atmosphère ennemie, Frédéric va gagner la porte sans être vu de personne lors qu’il aperçoit l’article de Hussonnet que Cisy a apporté (Fré.-X-B). Alors Martinon élève la voix pour nommer comme à dessein Arnoux et son employé Sénécal (Mar.-Arn.-Fré. et Mat.-Sén.-Fré.). Frédéric défend Sénécal calomnié par Martinon (Sén.-Fré.-Mat.). Il avance plus loin devant tout le monde, en « se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers » (239) (Fré.-Des.-B). Comme Frédéric veut s’en aller, Dambreuse lui propose la place de secrétaire (Dam.-X-Fré.). En disant adieu aux Dambreuse, il évoque dans son imagination l’amant de Mme Dambreuse avec « une espèce de jalousie contre lui » (241) (Fré.-X-MmD.).

2.8. Huitième séquence (241 -242)

Dussardier réconcilie Deslauriers avec Frédéric, qui se sent isolé intellectuellement. Frédéric fréquente de nouveau Deslauriers et il essaie d’éviter Dussardier :

Dussardier intervient pour réconcilier les deux amis (Fré.-Dus.-Des.). Une fois réconcilié avec Deslauriers, Frédéric cherche à l’éviter : « il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on les franchit comme les ponts, et l’on va plus loin » (241-242). Frédéric qui ne veut rien lui cacher maintenant, demande à Deslauriers de l’aider auprès de Dambreuse (Fré.-Des.-Dam.). il lui montre également une lettre de sa mère où elle parle de M. Roque et de la possibilité d’un mariage avec sa fille Louise (Fré.-Des.-MmM. et Fré.-Des.-Lou.). Frédéric rentre auprès de sa mère pour « voir un peu les choses par lui-même »

(242).

2.9. Neuvième séquence (242-244)

Frédéric rentre dans son pays. Les gens pensent qu’il va se marier avec Louise :

Frédéric rentre chez sa mère où justement on est réuni pour une soirée (A-Fré.-B). « Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités de Louise » (243) (Fré.-MmM.-Lou.). Selon elle, M. Roque, le père de Louise, nourrit une idée « machiavélique » en voulant marier sa fille à Frédéric pour qui il obtiendra le titre de comte « par la protection de M. Dambreuse » (243), son patron (Fré.-Roq.-Lou. et Fré.-Roq.-Dam.).

Nous avons décrit sans aucune interprétation le quatrième chapitre de la seconde partie de ce roman. On peut en conclure que le rôle d’intermédiaire ne se limite ni à certains personnages ni à certaines situations et que la relation trinitaire s’enchaîne sans coupure le long du déroulement du récit. Elle fonctionne tel un pivot qui sert à faire progresser l’action. Ce que nous appelons intermédiaire dans les relations humaines articulées en forme trinitaire, comme on l’a vu dans notre description, serait identifié à partir du plus haut degré jusqu’au plus bas dans la mesure où tel ou tel personnage s’engage entre deux autres. Par exemple, Dussardier qui réconcilie ses deux amis en brouille serait appelé intermédiaire au plus haut degré et Frédéric au plus bas quand, rentré dans son pays, il se présente entre sa mère et les habitués de celle-ci. Mais l’essentiel, ce tiers le moins important comme le plus important se charge toujours de changer les relations situationnelles entre les deux autres. C’est Cisy qui est l’intermédiaire le plus important et non pas Frédéric ni Rosanette, au Champ de Mars et au Café Anglais (1re et 2e séquences). Puis c’est le tour du baron (X toujours d’après nos schémas) à la Maison-d’Or (4e séquence) du point de vue de la suite du récit. L’intermédiaire détient une fonction (6). Les parties constitutives d’une séquence se transmettent dès que ce schéma trinitaire se produit et se détruit. L’action des personnages consiste à les inclure dans cette relation infranchissable et permanente. Le principal rôle de Frédéric semble en général dans ce chapitre le sujet ou l’objet d’action. Mais il n’en est pas de même dans les autres chapitres où, lui aussi, il se charge du rôle d’intermédiaire. Il désire toujours entrer finalement en relation seul à seul avec Marie ou Rosanette, avec ses amis ou encore avec son propre moi. mais pour s’approcher de l’objet si convoité, il se voit obligé soit de mettre un autre, soit de se mettre soi-même à la place de l’intermédiaire, « tant les empêchements se succédaient ». Voilà l’idée « machiavélique » que lui aussi conçoit comme tous. L’état d’équilibre de l’action dans l’Éducation sentimentale constitue la relation A-X-B et le déséquilibre, une relation binaire parce qu’elle se réalise d’une manière fortuite et fragile. L’action du récit se développe d’un état d’équilibre à un autre.

Pour montrer que le chapitre analysé n’est pas exceptionnel, nous allons porter notre attention sur la deuxième partie du roman, d’une manière plus générale et distancée. Cette analyse nous permettra de mettre en valeur une autre loi concernant les relations trinitaires des personnages : tous les personnages se chargent de cette fonction d’intermédiaire ou bien s’obligent à le faire selon les cas psychologiques et situationnels.

3. Troisième étape à travers l’ensemble de la deuxième partie

Retiré pendant longtemps dans son pays natal, Frédéric dit adieu à sa mère et à Louise pour regagner Paris, grâce à son oncle qui lui a laissé ses biens en héritage. C’est pour Marie Arnoux qu’il abandonne son pays (fin de la première partie).

Dès les débuts de sa seconde vie parisienne, il ne peut s’empêcher de s’appuyer sur un intermédiaire pour atteindre la femme idéale.

Frédéric cherche à revoir Arnoux dont il apprend le changement d’adresse. Le concierge ne sait pas où il a déménagé (Fré.-X-Arn.). Il pense que Pellerin doit le savoir et l’attend en vain dans son atelier (Fré.-Pel.-Arn.). « Il songea ensuite à Hussonnet » (Fré.-Hus.-Arn.). Mais il ne sait pas non plus où il habite. Il va chercher l’adresse d’Arnoux à la préfecture de police où il erre de bureau en bureau (Fré.-X-Arn.). « Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu’il put découvrir, pour savoir si l’on ne connaissait point Arnoux » (104) (Fré.-X-Arn.). Il se rappelle Regimbard qu’il retrouve finalement après avoir erré de café en café (Fré.-X-Arn.). Ainsi la seconde vie parisienne commence par la recherche d’un bon guide pour atteindre son objet, Marie Arnoux. Cette rencontre lui apporte toutefois, une désillusion. Ainsi Frédéric, déçu de ce tête-à-tête, recommence la vie parisienne. Arnoux le conduit au bal masqué chez Rosanette où, initiateur, Pellerin se charge d’identifier des participants déguisés à ses yeux (2-1).

En invitant ses anciens amis à « venir pendre la crémaillère » chez lui (136) Frédéric « leur avait tendu la main » (143) sous l’enseigne d’un riche protecteur. La fréquentation simultanée de Marie, femme d’Arnoux et de Rosanette, son amante, rappelle à Frédéric la première auprès de la dernière et inversement jusqu’à ce que les deux se trouvent confondues dans ses désirs. Ce va-et-vient contribue à fabriquer des relations trinitaires concernant le travail de Sénécal, le portrait de Rosanette et sa vie inconnue que la Vatnaz démontre. À la soirée, Dambreuse se présente comme son protecteur et son recommandataire et se dit prêt à « recommander son jeune ami au Garde des Sceaux » (156) (2-2).

Étant « le parasite de la maison » (170) depuis une certaine dispute ménagère, Frédéric devient conseiller et consultant de Marie Arnoux. Arnoux, gaspilleur et spéculateur engage Frédéric dans la chaîne des relations trinitaires où il se met en brouille avec Deslauriers, refuse la proposition généreuse de Dambreuse. Les désaccords ménagers lui fournissent des occasions de se trouver en tête à tête avec Marie en qualité de conseiller, toujours est-il qu’il ne réussit pas à profiter de ces occasions à cause des autres personnages (2-3).

Cisy, le baron, son ami et Martinon sont les principaux intermédiaires entre Frédéric et les autres personnages, Rosanette notamment dans les scènes que nous avons analysées (2-4).

« Se substituant à Frédéric et s’imaginant presque être lui » (246), Deslauriers conçoit la démarche « machiavélique » de séduire Marie Arnoux qui, par là, a conscience pour la première fois d’être amoureuse de Frédéric (Des.-Fré.-Mar.). Tandis que justement à ce moment-là dans son pays « pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé » (251) non pas par Marie mais par Louise. Trois lettres le rappellent à Paris comme si elles lui portaient secours au moment où il lui faut se déclarer au sujet de son mariage avec Louise (2-5).

Ayant peur « de tomber encore une fois dans son vieil amour » (235) lorsqu’il va chez Arnoux « remplir la commission dont Louise l’avait chargé » (255), Frédéric reçoit la visite de la Vatnaz : « je viens de la part de Rosanette » (256) (Lou.-Fré.-Arn. et Arn.-Fré.-Mar. et Ros.-Vat.-Fré.). Cette dernière lui a déjà écrit dans son pays natal et envoie la Vatnaz avec l’idée machiavélique de rendre visite chez elle, car « le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour propre » (259) (Fré.-Ros.-Cis. et Ros.-Vat.-Fré.). Frédéric n’ose pas profiter de la séduction pendant son tête à tête avec elle, car on pourrait les empêcher comme d’habitude (Fré.-X-Ros.). Ainsi sa troisième vie parisienne commence par une suite de relations trinitaires à travers lesquelles enfin il se lie d’amour avec Marie qui lui promet un rendez-vous en dehors de chez elle (fin du sixième chapitre).

Après avoir attendu en vain Marie longtemps à l’endroit du rendez-vous, Frédéric envoie un commissionnaire s’informer auprès du portier de l’immeuble où habite Marie (Fré.-X-Mar.). « Et il envoya le garçon d’hôtel à son domicile, rue Rumfort, pour savoir s’il n’y avait point de lettre » (280) (Fré.-X-Mar.). Dans l’attente de Frédéric, Marie se soucie plutôt de son enfant malade (Mar.-X-Fré.). « Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux » (283) (Fré.-X-Mar.). Après avoir renoncé à son amour pour Marie avec « une joie stoïque » (285), il dit à Rosanette en pleurs dans la nuit « C’est excès de bonheur » (…). «Il y avait trop longtemps que je te désirais ! » (285) en pensant à Marie (Fré.-Mar.-Ros.). De cette manière, il met Marie entre lui et l’objet désiré enfin obtenu (2-6).

4. Quatrième étape : le début et la fin du roman

Comme nous l’avons démontré dans l’analyse de la partie centrale de ce roman composé de trois parties, il existe toujours entre deux personnages, un troisième comme informateur, protecteur, instigateur, collaborateur, guide, commissaire, empêcheur, témoin, substitut, présentateur, introducteur, initiateur, etc. Le personnage tient le milieu entre A et B avec son idée « machiavélique ». Maintenant il serait permis de dire sans entrer dans les détails que tout le roman est construit par l’enchaînement des relations trinitaires.

Étant donné l’état d’équilibre où ils se tiennent, tous les personnages ne trouvent pas d’endroit fixe comme ces choses qu’Arnoux déplace d’une main à l’autre entre chez lui et chez Rosanette. Le rôle d’intermédiaire que chaque personnage occupe tour à tour est donc celui d’un être toujours en suspens et fluide. Ce statut de l’être en suspens n’est-il pas l’image de Frédéric lui-même que nous offre par excellence le début du roman ? L’histoire commence par le départ de Frédéric en bateau. Après avoir rencontré son oncle au Havre qui pourrait lui laisser son héritage, Frédéric passe à Paris une nuit et va revenir par bateau sur la Seine auprès de sa mère qui habite Nogent « où il devait languir pendant deux mois avant d’aller faire son droit » (1). La double attente de l’héritage et de la vie parisienne, l’ennui de la vie auprès de sa mère, le mécontentement qui consiste à ne rester qu’un jour à Paris constituent son intérieur qui est déjà en suspens. Son intérieur se trouve en parallèle avec l’extérieur qui se compose, d’une part, de ce moyen de transport que constitue le bateau qui va et vient entre le départ et le terminus et, d’autre part, de la géométrie d’après laquelle Paris, univers principal du roman, n’est qu’un point de transition entre le Havre et Nogent. Au début, Frédéric qui est présenté en suspens à cause de cette double situation psychologique et géométrique, veut s’approcher de Marie Arnoux à travers son mari, celui-ci devenant malgré lui intermédiaire. Cette démarche « machiavélique » à peine née est suivie de l’activité intempestive de Deslauriers qui interrompt le dialogue entre Frédéric et sa mère. Cette action intermédiaire est d’emblée symbolisée par une promenade des jeunes amis qui vont et viennent sur les ponts pour causer de leur avenir : « Et ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deux ponts qui s’appuient sur l’île étroite, formé par le canal et la rivière » (15).

Ce début est mis en abîme dans le roman tout entier dont les parties du milieu se gonflent des relations trinitaires se succédant sans arrêt les unes aux autres, comme nous l’avons analysé jusqu’ici. Mais c’est comme si les personnages ne voulaient pas être vis-à-vis des autres dans la profondeur, mais en relation indirecte où ils se trouvent toujours en suspens. Ce que nous voyons à la fin de l’histoire représente l’image de Frédéric qui s’engage positivement à ne pas rester en tête à tête. Lorsqu’il arrive à établir une relation intime avec les trois femmes, Rosanette, Mme Dambreuse et Marie Arnoux, Frédéric refuse le vis-à-vis espéré pendant longtemps, en faisant intervenir la troisième : Marie Arnoux contre Rosanette et Mme Dambreuse. Dix ans après ces deux renoncements, préludes au vrai dénouement, Frédéric renonce à s’allier à Marie dans son salon où pend sur le mur le portrait de Rosanette, gardien fidèle de toute sa vie toujours en suspens. Lors du dénouement également la géométrie sert à extérioriser la relation trinitaire. Un épisode que Marie Arnoux s’est déplacée avec son fils depuis la Bretagne jusqu’en Italie sert d’une façon symbolique à clore l’histoire et situe le Paris qui en est la scène centrale entre deux directions opposées sur laquelle Frédéric se tient seul en suspens. Cette fin fait pendant au commencement où Paris n’est pour lui qu’un point de passage entre le Havre et Nogent. Par le mouvement final de son amour, son mode de vie est ainsi extériorisé par la façon du parallélisme.

Il faut maintenant conclure. Le roman commence par placer Frédéric comme intermédiaire, puis il déploie des modulations du thème intermédiaire dans le centre et finit par y reprendre Frédéric qui choisit pour lui-même le milieu. Le roman se déroule comme un enchaînement ininterrompu des relations trinitaires qui se schématisent entre elles en A-X-B. D’où se détachent trois théorèmes se rapportant aux personnages :

1 °) Chaque personnage dans la combinaison trinitaire peut être transposé et jouer le rôle d’intermédiaire.

2°) Le personnage intermédiaire se retire derrière la scène, à peine fini son rôle, qu’il peut remettre à un autre.

3°) Le rôle d’intermédiaire ne se limite pas à certains personnages ni à certaines situations privilégiées et la relation trinitaire s’enchaîne sans coupure dans le déroulement du récit.

Cela produirait tout de suite son effet dans trois sens : des personnages, de la structure du récit et du sujet du roman.

Tous ne sont que des personnages de transition. Ils se chargent tour à tour d’intervenir ou de faire intervenir les autres avec l’idée « machiavélique » d’après la situation inter-individuelle, comme s’ils n’avaient aucune position stable, ni fermeté de caractère, ni rêve sans arrêt poursuivi, ni substance inchangeable grâce auxquelles on leur donne une image cohérente sans être influencé par telle ou telle situation. Ce statut des personnages rappelle par analogie tant « la transition insensible » de Flaubert que les mots de R. Jakobson :

« (…) l’acte de la parole est un mouvement perpétuel, ininterrompu (…). Tandis que la doctrine traditionnelle distinguait les sons de position comportant une tenue stable et les sons de transition manquant de tenue et surgissant au passage d’une position à l’autre, les deux phonéticiens démontrent que tous les sons sont en réalité des sons de transition » (1976, 30).

C’est ce phénomène phonétique qui explique le mieux l’analyse des personnages dans l’Éducation sentimentale. Il n’existe pas dans ce roman de personnages « de position » indépendants des situations et dont on pourrait abstraire des images bien sculptées. On peut parler par là, comme il a déjà été souvent dit, de la décomposition des personnages dans un cadre qui permet d’y trouver un des romans précurseurs au « nouveau roman ». Mais il y a suffisamment de différence entre notre analyse et les analyses traditionnelles qui ont préféré voir l’accouplement en ressemblance et dissemblance : comme entre l’acquisition du phénomène de la prononciation et la description statique de l’articulation des sons. Le dualisme traditionnel se base sur sa façon bien à lui de décomposer le phénomène contextuel du roman pour identifier les personnages ainsi décomposés. Notre analyse entend par contre, suivre fidèlement, non pas isoler, la transformation des figures, à vrai dire la modulation du thème intermédiaire, dans le déroulement du roman.

La disposition des personnages se rapporte à la structure du récit basée sur le mouvement tourbillonnant des personnages. Le récit minimal du roman n’est pas composé de deux termes (personnages) : chronologiques et causals, avant-après des événements, cause-effet sans aucun terme de transition qu’une fois franchi, est destiné à disparaître comme le laisse entendre l’auteur de l’Éducation sentimentale : « Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on franchit comme des ponts, et l’on va plus loin » (2-4, 241-242). Puisque tous les personnages sont intermédiaires sans exception, il est possible d’aller plus loin. Flaubert a composé son roman avec « un fil de perles », il aimait bien cette figure, en suivant les relations trinitaires les unes après les autres d’une façon invraisemblable, mais interprétée du point de vue des lecteurs non pas de celui des personnages. L’auteur enfile des perles très fragiles en créant des personnages de transition. La structure macrocosmique se fonde sur la microcosmique. A-X-B rejoint la composition de L. Cellier : A-B-A. La partie X intermédiaire est la plus importante de la même manière que le rôle intermédiaire l’est dans la relation trinitaire. Le début et la fin du roman symbolisent le début de la fin de l’Éducation, disons plutôt dans le cas des personnages, surtout de Frédéric, de l’apprentissage de la vie.

Ce développement nous conduirait jusqu’au sujet du roman tout entier. Fortement conditionné par le début du roman, Frédéric sera dirigé par ses idées « machiavéliques » qui s’enchaînent à travers l’univers romanesque pour l’enfermer lui et aussi les autres dans une prison triptyque. Les uns et les autres veulent la franchir, eux qui servent d’intermédiaires comme des ponts. Mais les ponts se suivent sans cesse les uns après les autres. Or, depuis longtemps, les critiques ont conclu que l’Éducation sentimentale est l’histoire de l’échec de l’homme inactif, au point de vue de l’analyse dualiste. La conversation de Frédéric et de Deslauriers semble conclure à une vie d’échec : ce serait « le défaut de ligne droite » et I’« excès de rectitude » (426) qui les ont fait manquer leur vie, selon eux. En effet, notre analyse aussi en vient à insister sur la même image, car tous les personnages sont presque toujours empêchés par les autres ou veulent s’appuyer sur les autres pour atteindre en vain un objectif ou l’autre. Mais le refus que Frédéric oppose d’entrer en tête à tête avec les trois personnages féminins, à la fin de sa jeunesse et de sa vie, ne nous permet pas d’interpréter sa conduite de façon négative. Sa volonté explicite transforme les échecs répétés en actions positives et valables, c’est-à-dire qu’il se charge de l’état en suspens comme un mode de vie propre à lui. Son idée « machiavélique » qui sert à intervenir entre deux personnages pour finalement réaliser l’ambition de sa jeunesse finit par le mettre positivement en suspens. C’est l’effet de l’éducation ou de l’apprentissage qui consiste à répéter les relations trinitaires.

Le sujet de l’Éducation sentimentale peut passer pour la description de la jeunesse dans les années 1840, mais non pas d‘« une génération manquée, la première des beat-générations » (J. Bruneau, 1979, 328). Voici ce que Flaubert lui-même pense de sa génération :

« Nous sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop tard. Nous aurons fait ce qu’il y a de plus difficile et de moins glorieux : la transition. Pour établir quelque chose de durable, il faut une base fixe ; l’avenir nous tourmente et le passé nous retient. Voilà pourquoi le présent nous échappe » (lettre du 19 décembre 1850 à L. Bouilhet).

Entre le passé et l’avenir il aurait voulu choisir le présent de sa jeunesse. Ainsi lorsqu’il écrit :

« Avez-vous remarqué comme il y a dans l’air quelquefois, des courants d’idées communes ! Ainsi, je viens de lire, de mon ami Du Camp son nouveau roman : les forces perdues. Ce roman ressemble par bien des côtés à celui que je fais. C’est un livre (le sien) très naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre génération, devenus de vrais fossiles pour les jeunes gens d’aujourd’hui. La réaction de 48 a creusé un abîme entre deux France » (lettre des 15-16 décembre 1866 à G. Sand).

Ces deux lettres écrites dans les mêmes années correspondant à celles posées vides entre les deux refus de Frédéric (cinquième et sixième chapitre de la troisième partie du roman) présentent les idées de Flaubert sur l’époque de sa jeunesse et le sujet de l’Éducation sentimentale. Il ne veut pas du tout présenter seulement « une idée juste des hommes de notre génération » mais construire un pont sur « un abîme entre deux France », c’est-à-dire mettre en « spot » sa génération qui a vécu en suspens à une époque de transition « moins glorieuse » située entre la Restauration et le Second Empire.

L’intermédiaire, personnage de transition est une fonction-clé qui permet d’entrouvrir l’univers énigmatique de l’Éducation sentimentale aux niveaux des personnages, de la structure et du sujet.

Yukuo Saïto

Université de Fukushimashi (Japon)

(1) la Dualité (E. Zola, 1869), la Vision binoculaire (A. Thibaudet, 1935), la Règle de l’accouplement (H. Schommodau, 1971), la Structure d’alibis (J. Bem, 1974), etc.

(2) « Celui qui se demande dans quelle mesure la structure contribue à cette poésie finit par constater non seulement que la vision binoculaire ne rend pas compte de l’essentiel, mais que par surcroît, Flaubert, à mesure qu’il élaborait son roman, changeait son mode de vision et passait à une vision que l’on peut qualifier de triple » (1964, 5)

(3) « On sait que toute histoire a un commencement, un déroulement et une fin, mais qu’indépendamment de cela elle s’organise selon un petit nombre de catégories de signification que le destinataire saisit achroniquement » (1974, 97).

(4) A. Thibaudet :  « ce manque de nécessité de personnages avec le hasard qui les dépose un moment dans une vie comme celle de Frédéric, livrée elle-même aux excitations du hasard » (1935, 158). Citons entre autres, L. Cellier (1964, 101) J Bruneau (1969, 101) et P. Cogny (1975, 65)

(5) « Frédéric passa sa vie à l'[Marie Arnoux] espérer et l’attendre, à la chercher, à essayer de la rejoindre à travers les objets ou des personnages qui jouent pour lui ce rôle d’intermédiaire, d’intercesseurs » (J.-P Richard, 1954, 184) ; « Le rôle d’entremetteuse de la Vatnaz est évident. Quant à Dussardier, il se place sans aucun doute possible entre la bourgeoisie et le peuple en février (…) et entre la répression et l’émeute en juin » (J, Bem, 1974, 103). Ces indications fournies à propos de quelques personnages et de quelques scènes privilégiés ne sont présentées que sporadiquement sans aller jusqu’à embrasser l’ensemble de leur analyse.

(6) « par fonction, nous entendrons l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa portée significative dans le déroulement du récit » (V.-J. Propp, 1970. 36).