Embryologie de l’illusion : processus de la création littéraire, d’après la correspondance

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 66  – Page 15

 

L’embryologie de l’illusion :

Le processus de la création littéraire,

d’après la correspondance de Gustave Flaubert.

 

On n’a pas à justifier l’utilisation de la correspondance d’un auteur lorsqu’on est en train de faire une analyse de ses œuvres littéraires. C’est une façon reçue — problématique, mais reçue — d’arriver aux préoccupations d’un écrivain à l’époque où il créa l’œuvre qu’on est en train d’étudier.

La question de la justification se pose lorsqu’on se concentre exclusivement sur une correspondance à l’exclusion d’œuvres littéraires. Dans le cas de Flaubert, on pourrait toujours dire que cette correspondance est si admirée qu’elle constitue elle-même une œuvre littéraire. Si l’on étudie les lettres de Mme de Sévigné…

Peut-être. Si nous nous intéressons ici à une théorie que Flaubert semble exprimer dans sa seule correspondance, une théorie qui ne nous aide pas à comprendre ses œuvres littéraires, c’est que cette théorie porte elle-même un certain intérêt. Mais soyons précis. Ce que nous offrons n’a rien à voir avec ses œuvres. C’est nettement une question de biographie intellectuelle, d’histoire littéraire.

Une des idées fixes dans la correspondance de Flaubert, c’est l’importance du plan initial de l’œuvre littéraire. À Louise Colet, Flaubert écrivit : « Je cherche… le dessin » (T. 12, p. 617 ; 11-12-47), « Tout dépend du plan » (T. 13, p. 165 ; 1-2-52), « Tout dépend de la conception » (T. 13, p. 236 ; 13-9-52), etc. (1). Pour Flaubert, l’œuvre achevée n’était qu’un développement de ce dessin initial. À Mme Roger des Genettes il écrivit : « Un bon sujet de roman est celui qui vient tout d’une pièce, d’un seul jet. C’est une idée mère d’où toutes les autres découlent » (T. 14, p. 92 ; 1861).

Dans sa correspondance à partir de 1852, Flaubert se sert presque exclusivement du mot « conception » lorsqu’il parle du dessin initial (cf. T. 13, p. 236, 281, 315, 484, 567, etc.). Et, comme on vient de voir, il croit que ce dessin « vient d’un seul jet ». Pris ensemble, ces mots suggèrent que Flaubert développa une métaphore biologique de la création littéraire. L’idée initiale sort tout d’un coup de son esprit comme une cellule générative ; elle se développe ensuite comme un organisme (un fœtus, presque), jusqu’à ce qu’elle devienne une œuvre achevée.

À peu de mots près, c’est ce que Flaubert lui-même dit lorsqu’il répond à une question que Taine lui pose au sujet de la création littéraire. Au moment de « l’inspiration poétique », dit-il, « l’on sent qu’il va venir quelque chose » (état qui ne peut se comparer qu’à celui d’un fouteur sentant le sperme qui monte et la décharge qui s’apprête)… Puis, tout à coup, comme la foudre, envahissement ou plutôt irruption instantanée de la mémoire… Ça commence par une seule image qui grandit, se développe et finit par couvrir la réalité objective… » (T. 14, p. 313-314 ; 1-12-66). La base biologique de la métaphore est suffisamment claire.

Mais pourquoi Flaubert aurait-il puisé dans la science de l’embryologie pour trouver une métaphore de la création littéraire ? Pourquoi se souvenir des études médicales qui l’avaient tant répugné ?

Ce que Flaubert détestait le plus dans les œuvres de ses contemporains, ce qu’il voulait surtout éviter dans ses propres créations, c’était une construction fragmentaire. À Emmanuel Vasse de Saint-Ouen il écrivit : « à notre époque… [les] petits et les grands ne travaillent que par fragments, sans avoir les uns ni la vue, les autres ni le courage de l’ensemble » (T. 12, p. 475 ; 4-6-46). À Louise Colet, à propos de Musset : « rien que des fragments ; pas une œuvre ! » (T. 13, p. 241 ; 25-9-52) ; etc. À son avis, le sine qua non d’une œuvre littéraire, c’était l’ensemble. À Louise Colet : « Il faut toujours songer à l’ensemble » T. 13, p. 281 ; 12-1-53), « les beaux fragments ne sont rien. L’unité, l’unité, tout est là ! L’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui… Mille beaux endroits, pas une œuvre » (T. 12, p. 553 ; 14-10-46), etc.

Pour Flaubert, on arrive à un ensemble lorsque tous les éléments d’une œuvre se tiennent naturellement les uns aux autres. À Louise Colet : « Ce qui est atroce de difficulté c’est l’enchaînement d’idées et qu’elles dérivent bien naturellement les unes des autres » (T. 13, p. 206 ; 19-6-52) ; à Edmond et Jules de Goncourt il loue une « qualité nouvelle » dans leurs livres : « l’enchaînement naturel des faits » (T. 14, p. 74 ; 15-7-61) ; etc. « L’ensemble » de Flaubert ressemble de près à un organisme vivant : c’est un système dans lequel tout se tient naturellement (c’est-à-dire, comme dans une œuvre de la nature). (2).

On peut comprendre alors pourquoi Flaubert se serait intéressé aux développements de la science embryologique. Dans la théorie que tous les éléments d’un organisme se tiennent les uns aux autres, Flaubert aurait trouvé une métaphore toute faite pour exprimer ses idées et ses exigences littéraires. Si l’œuvre littéraire se développe à partir d’une seule conception comme un organisme se développe d’une seule cellule, elle doit être aussi cohérente qu’une création de la nature. Chaque élément de l’œuvre aura sa fonction dans le tout ; tout se tiendra naturellement.

Flaubert se tournait à la science contemporaine pour obtenir une métaphore de la création littéraire qui pût satisfaire à ses idées esthétiques. Il y trouvait aussi un moyen de résoudre un conflit entre ses idées esthétiques et ses besoins spirituels.

Dans sa correspondance, Flaubert répète sans cesse qu’il faut qu’une œuvre littéraire soit construite à partir de la réalité. À Ernest Chesneau : « on n’est idéal qu’à la condition d’être réel » (T. 14, p. 423 ; 6 ou 7-68) ; etc. Qui ne connaît pas ses efforts pour découvrir tous les détails de la réalité de son sujet, ses voyages et ses recherches pour Madame Bovary, Salammbô, etc. ? L’importance de la réalité physique dans ses romans lui a gagné le titre de « chef des réalistes ».

Par contre, tout lecteur de la correspondance de Flaubert sait que le romancier haïssait le monde, son monde de la France du dix-neuvième siècle. Mais Flaubert s’acharnait à remplir ses œuvres d’éléments de cette réalité qui le dégoûtait tellement. Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet ont tous lieu dans la France du dix-neuvième siècle ; les Barbares et les Carthaginois de Salammbô rappellent à maints traits les « masses » et la bourgeoisie de l’époque de Flaubert ; etc. Encore une fois, c’est dans la biologie que l’écrivain trouva une façon de résoudre ce paradoxe.

À plusieurs reprises, Flaubert dit que l’auteur doit faire entrer la réalité dans son propre corps. À Louise Colet : « il faut que la réalité extérieure entre en nous,… pour la bien reproduire » (T. 13, p. 374 ; 7-7-53). À Jules Duplan il dit qu’il a « ingurgité » environ cent volumes sur Carthage pour Salammbô, et qu’il lui fallut « avaler » la Bible de Cahen (T. 13, p. 596 ; 24-1-80) ; etc.

Étant donné sa métaphore biologique de la création littéraire, il semble que, d’après Flaubert, l’écrivain doit « absorber » la réalité extérieure pour que son cerveau puisse ensuite la « digérer ». De cette « réalité digérée », l’esprit de l’auteur produit une cellule générative, la « conception » initiale. Cette conception est toujours « réelle », puisqu’elle se fait uniquement de la matière de la réalité extérieure, et l’œuvre qui en résulte est toujours cohérente, parce qu’elle se forme comme un organisme se forme. À Louise Colet Flaubert parle de la « refonte plastique et complète [de l’existence] par l’Art » (T. 13, p. 459 ; 16-1-54). Et, à E. Vasse de Saint-Ouen, il remarque : « pour vivre… il faut se créer… une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent » (T. 12, p. 476 ; 4-6-46). Pour créer une existence dans laquelle tout se tient comme dans une œuvre de la nature, dans laquelle rien n’est contingent, l’auteur doit construire ses œuvres comme la nature construit ses organismes. À Louise Colet : « L’Art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues » (T 13, p. 265 ;  9-12-52).

Pour revenir à la lettre de Taine, il semble que Flaubert regardait la mémoire comme le lieu de cette refonte de l’existence réelle. Au moment de l’inspiration poétique, dit-il, il y a une « irruption instantanée de la mémoire… [L’hallucination] est une maladie de la mémoire, un relâchement de ce qu’elle recèle… » (T. 14, p. 313-314 ; 1-12-66). Ici Flaubert rappelle — ou préfigure plutôt — Proust. Il suggère que la réalité « ingurgitée » est retenue dans la mémoire, qui la digère et en fait un « protoplasme de la réalité ». Lorsque l’écrivain veut écrire, il doit « exciter » sa mémoire, afin qu’elle produise une « conception » faite de cette matière de la réalité. À propos de La Tentation de Saint Antoine, Flaubert écrivit à Louis Bouilhet : « Quant à l’ensemble, je masturbe ma pauvre cervelle pour tâcher d’en faire un » (T. 13, p. 526 ; 28-7-56) (3).

Une fois émise, cette « conception » se développe comme un organisme. Elle devient de plus en plus grande et complexe, mais elle reste toujours cohérente, un système dans lequel tout a sa place naturelle, sa fonction dans l’ensemble. Un système dans lequel tout se tient. Enfin cette conception devient une création complète : « ça commence par une seule image qui grandit, se développe et finit par couvrir la réalité objective… » L’auteur observe et décrit cette image développée dans son œuvre. « Aie en vue le modèle toujours », écrit-il à Louise Colet, « et rien autre chose » (T. 13, p. 236 ; 13-9-52) ; « Quand on a son modèle net devant les yeux, on écrit toujours bien » (T. 13, p. 374 ; 7-7-53) ; etc.

Donc, pour Flaubert « l’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter » (T. 13, p. 237 ; 13-9-52 à Louise Colet). Et c’est une représentation de la réalité : il dit que Madame Bovary est « du réel écrit » (T. 13, p. 373 ; 7-7-53 à la même). Mais il ne s’agit pas d’une représentation directe de l’existence réelle. Pour produire une vraie œuvre d’art, il faut que la réalité soit médiatisée, qu’elle soit refondue par l’esprit de l’auteur. Ainsi elle sort arrangée, organisée telle que la nature est organisée. « Mêlé à la vie, on la voit mal, » Flaubert le déclara (T. 13, p. 102 ; 15-12-50 à sa mère). Mais, lorsque l’esprit de l’auteur digère l’existence et en fait une image, une conception, on peut y voir un ordre cohérent.

(Son ordre cohérent. Il semble que, pour Flaubert, l’image qui se développe à partir d’une « conception » émise par la mémoire de l’auteur est structurée par un ordre qui est celui même de la nature. Un « ensemble » de faits ne suffit pas à Flaubert. Non seulement il lui faut que tous les éléments se tiennent naturellement, mais il exige que ces faits se tiennent comme ils se tiennent dans la nature. Et quand sa cervelle produit une « conception », c’est ainsi que l’image qui en résulte se forme).

Comme Flaubert indique à Taine, cette image grandit jusqu’à couvrir la réalité extérieure. Lorsque la réalité est cachée, l’auteur ne la voit plus. Mais, parce que cette image est faite de la matière de la réalité, parce que tout ce qui la constitue se tient comme les éléments de la nature se tiennent, l’auteur la prend pour la réalité elle-même. Il oublie jusqu’à l’existence de cette autre réalité, celle dont il ne peut voir les éléments que d’une façon contingente. Toujours dans la même lettre à Taine : « La réalité ambiante a disparu. Je ne sais plus ce qu’il y a autour de moi. J’appartiens à cette apparition exclusivement » (T. 14, p. 314). « L’image intérieure est pour moi aussi vraie que la réalité objective des choses, — et ce que la réalité m’a fourni, au bout de très peu de temps ne se distingue plus pour moi des embellissements ou modifications que je lui ai donnés » (T. 14, p. 312 ; fin novembre 1866 au même). Grâce à la façon « biologique » de comprendre la création littéraire, Flaubert résolvait le conflit entre ses idées esthétiques et ses exigences spirituelles. Ses œuvres se font de la matière de la réalité, mais cette matière est « refondue », arrangée d’une façon organique de manière que tout se tient, qu’il forme un ensemble. Et cet ensemble organique de la réalité lui cache, lui fait oublier la réalité quotidienne et contingente qu’il déteste.

À Louise Colet Flaubert écrivit : « La première qualité de l’Art et son but est l’illusion » (T. 13, p. 409 ; 16-9-53). « Je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une, c’est à celle de l’illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives » (T. 12, p. 608 ; s.d.). Pour Flaubert, l’illusion artistique n’était pas la fantaisie littéraire dont le cas extrême est le Marquis de Sade. Flaubert n’écrivait pas afin de se donner des choses qu’il ne possédait pas dans sa propre existence. Pour lui, l’illusion, c’était de créer un monde où tout se tient, où rien n’est contingent, et puis de s’y perdre, de le prendre pour le réel, d’oublier qu’il y en a un autre. C’est ainsi qu’il pouvait dire qu’« on l’évite [la vie] en vivant dans l’Art, dans la recherche incessante du Vrai rendu par le Beau » (T. 13, p. 581 ; 18-5-57 à Mlle Leroyer de Chantepie). C’est ainsi que Flaubert pouvait écrire souvent qu‘« Un livre a toujours été pour moi une manière spéciale de vivre » (T. 13, p. 666 ; 7-8-59 à Mme Jules Sandeau ; cf. aussi T. 13, p. 648 ; T. 14, p. 18, 21, etc.).

Flaubert parlait souvent de l’importance d’un ensemble. Les fragments sans ensemble ne valaient rien. Mais, en ce qui concerne sa théorie de la création littéraire, nous n’avons que des fragments. Flaubert ne nous a pas légué d’exposé systématique de ses idées sur l’origine de l’œuvre d’art. Le fait que tout ce qu’il dit à ce propos « se tient », qu’il forme un « ensemble » cohérent, suggère que Flaubert développait une telle explication pour lui-même, surtout à partir des découvertes contemporaines de la biologie. On ne peut dire que cette théorie influençât ses œuvres littéraires. On ne peut dire non plus qu’une connaissance de cette théorie augmente notre compréhension ou notre appréciation de ses œuvres. Mais avec cette connaissance on voit d’une façon différente les efforts de l’auteur. On comprend d’une façon différente sa déclaration que « l’Art est une représentation ». Et on se demande si l’on doit classifier Flaubert parmi les romanciers « réalistes ».

Richard M. Berrong

Charlottesville, Virginie

(U.S.A.)

(1) Toute citation de la correspondance de Flaubert se réfère aux Œuvres complètes de Gustave Flaubert (Paris, Club de l’Honnête Homme, 1971-1975), tomes 12-16. C’est la première édition non expurgée de la correspondance de Flaubert.

(2) À ce propos, cf. la remarque de Rudolf Ludwig Karl Virchow, un des pathologistes chefs de l’époque de Flaubert « The structural composition of a body of considerable size, a so-called individual, always represents a kind of social arrangement of parts, an arrangement of a social kind, in which a number of individual existences are mutually dependent » Cellular Pathology as Based Upon Physiological and Pathological Histology (New York : Robert M. de Witt, s.d ), p. 40 Ce livre présente une série de conférences offertes en 1858. Une traduction française apparut à Paris dès 1861.

(3) Flaubert se sert souvent de l’image de la masturbation lorsqu’il parle de ses efforts littéraires (cf. T. 13, p. 426, 526, 573, 646 – T. 14, p. 156, 172 etc.). On a suggéré que ces images reflètent une « tentation » personnelle (cf. Albert Sonnenfeld « La tentation de Flaubert », Cahiers de l’Association Internationale des Études Françaises, 23 [1971 ], pp. 311 -326). C’est toujours possible. Cependant, sans nier une telle explication, on peut dire que Flaubert choisissait cette métaphore parce qu’il voulait indiquer que I’auteur produit la « conception » d’une œuvre sans aide extérieur, en excitant lui-même son propre esprit.