La lumière et les jeux de lumière dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 66  – Page 25

La lumière et les jeux de lumière dans Madame Bovary

 

« La lumière est le génie du phénomène igné » (1).

« L’étincelle qui sort de la pierre, la pâleur de la lune, la rougeur du soleil, les étoiles qui scintillent, les comètes qui flamboient, tout cela c’est la lumière, essence unique qui a des modalités différentes (…) . » (2)

Dans la symbolique du feu (qui, d’après nous, occupe une place de choix dans Madame Bovary) la lumière et les jeux de lumière jouent un rôle très important, même essentiel. Le goût de Flaubert pour la lumière et les jeux de lumière est évident dans toute son œuvre, dès les premiers écrits (Smarh, Novembre, la Première éducation sentimentale). Demorest, maintes fois, souligne ce penchant de Flaubert (3). Madame Bovary terminé, il désire prendre le large et se « retremper » dans la couleur et la lumière de l’Orient (d’où Salammbô). Rédigeant Madame Bovary, il signale son intention de lire des ouvrages sur l’Inde et « les grands voyages d’Asie » « Je boucherais mes fenêtres et je vivrais aux lumières. » (4). Novembre (riche en éléments autobiographiques), nous livre cette phrase du Narrateur : « J’ai toujours aimé les choses brillantes » (5). Il est à noter que le nombre de notations de lumière et de jeux de lumière dans les brouillons, supprimées dans la version définitive, est fort considérable.

Quelles significations se dégagent de ce symbole de la lumière ? D’abord, l’introspection et les rêveries, la vie intérieure, une vie intime qui rayonne de « clartés magiques ». Dans la Première éducation sentimentale, une description du jeune rêveur Jules exprime cette facette du symbole :

« Sa vie est obscure. À la surface, triste pour les autres et pour lui-même, elle s’écoule dans la monotonie des mêmes travaux et des mêmes contemplations solitaires ; rien ne la recrée ni la soutient, elle paraît rude et dure, elle est froide au regard ; mais elle resplendit à l’intérieur de clartés magiques et de flamboiements voluptueux ; c’est l’azur d’un ciel d’Orient tout pénétré de soleil. » (6)

Un des motifs connexes est celui de la lanterne magique, selon lequel Emma profile et observe ses rêves changeants à la lumière fixe de son désir et de ses aspirations. Lors de l’une des soirées chez Homais, tous les autres s’étant endormis :

« Léon lisait encore, Emma l’écoutait, en faisant tourner machinalement l’abat-jour de la lampe (…). »  (7)

Un autre motif est celui du disque lumineux ou rond de lumière au plafond, point de clarté qui fixe les rêveries. Flaubert, expliquant la rêverie, note :

« La rêverie peut être grande et engendrer au moins des mélancolies fécondes quand, partant d’un point fixe, l’imagination, sans le quitter voltige dans son cercle lumineux. » (8)

(Ce point lumineux peut aussi signifier le bonheur, la plénitude.) Ces reflets d’une lampe au plafond, vacillants, tremblotants ou immobiles, président aux songeries en leur offrant un centre, procédé qui se rapproche des méthodes orientales de méditation transcendantale. Dans sa correspondance, Flaubert se réfère assez souvent, dans ses lettres à Louise Colet, au cercle lumineux et « vacillant » au plafond, reflet de sa lampe, une sorte de compagnon de sa solitude, et emblème accompagnant ses rêves. On trouve ce symbole dans les œuvres de jeunesse également, les Mémoires d’un fou, par exemple. Le « fou », aiguillonné par le désir, repense les événements du jour passé avec Maria :

« J’avais de la lave dans l’âme ; j’étais harassé de tout cela et, couché sur le dos, je regardais ma chandelle brûler et son disque trembler au plafond. » (9)

Le Rêve d’enfer nous montre le Duc Arthur, alchimiste et penseur, assis longtemps immobile dans son fauteuil auprès de son fourneau, regardant le creuset :

« Aucune lumière n’éclairait l’appartement, et quelques charbons qui se mouraient dans le fourneau jetaient seuls quelque lueur au plafond en décrivant un cercle lumineux. » (10) et le jeune auteur indique que cette immobilité signale des « rêves brûlants » (10).

Dans Madame Bovary, deux épisodes utilisent ce motif. Le plus important est un épisode-clé, ce rond de lumière est l’entrée en matière de l’un des célèbres parallèles antithétiques de Flaubert. La nuit, Charles et Emma rêvent chacun leurs rêves de bonheur, éclairés par « la veilleuse de porcelaine [qui] arrondissait au plafond une clarté tremblante » (…) (11). Scène capitale, précisant, comme elle le fait, leur solitude et manque de communication à un niveau profond. L’autre épisode est la visite d’Emma à l’église, pour chercher de l’aide spirituelle auprès du curé Bournisien (rêve voué à l’échec) :

« Au fond de l’église, une lampe brûlait, c’est-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur l’huile. » (12)

Le symbole, ici, est présenté sous une forme légèrement modifiée (clarté sur l’huile, et non sur le plafond, à cause du plafond élevé).

Bien que n’excluant pas des nuances de passion charnelle, ce cercle lumineux est la concentration et la concrétisation de la pensée méditative. Ainsi, dans la Première éducation sentimentale, Henry dit à Mme Renaud :

« Te rappelles-tu comme elle brillait d’une douce lumière, la lampe qui éclairait chaque soir ton front penché (…) le cercle qu’elle traçait au plafond était pour moi tout un ciel ; pendant que tu rêvais à moi, assis à tes côtés je contemplais notre pensée commune qui planait sur nous deux. » (13)

En dernière analyse, ce cercle de lumière, c’est « la pensée qui plane », l’abstrait qui devient visible, et les « vacillements » et « tremblements » désignent une pensée qui change, qui va et vient d’un état à l’autre, qui chatoie et miroite ; le sujet est absorbé dans une introspection intense, mais sa pensée est libre, souple. La fonction symbolique de ce disque lumineux est réaffirmée par le fait que, lorsque, dans un brouillon, Emma est tirée de sa rêverie, la lampe s’éteint (14).

La deuxième signification du symbole de la lumière dans Madame Bovary, découlant de ce premier sens de rayonnement intérieur introspectif, est la contrepartie de celui-ci — le rayonnement dirigé vers l’extérieur —. « Tout sentiment est une extension », écrit Flaubert en 1853. Dissociant l’amour, et un désir de l’âme pour « quelque chose de plus haut », ce désir, précise Flaubert, « est pour elle presque un besoin même de vivre, de se dilater, d’être plus grande » (15). Nous percevons ainsi le parallélisme « des mondes de lumières qui rayonn[ent] au-dedans » (Flaubert) (16), qui ont besoin de se répandre, de rayonner au-dehors, vers un objet, vers l’en haut ; il y a extension de la lumière intérieure vers un être : ainsi Emma, à Yonville, « envoyait encore [à Léon] le suave rayonnement qui s’échappait d’elle-même » (17). Et : « Elle rayonnait dans sa vie, tout en haut » ; elle « continuait à lui envoyer son scintillement » ; « elle brillait dans sa vie comme une grande étoile dans un ciel des pôles » (18). Le désir et les rêves d’Emma — rayonnement intérieur — s’irradient à l’extérieur et illuminent Léon. Il y a aussi idéalisme (ou extension de la lumière vers l’absolu, l’infini), « elle [Emma] tarissait toute félicité à la vouloir trop grande » ; pour Emma, le « rayonnement » vers un être et vers l’absolu (ou l’idéal) se confondent. En plein bonheur avec Léon à Rouen, son vieux rêve de Paris et d’un idéal d’amour et d’une existence « dorée » la tenaille : un jour que Léon lui demande si elle est heureuse, elle répond que oui, puis, tout à coup, se tait, et soupire (19). Chez elle, ce rayonnement vers l’extérieur, ne rencontre jamais véritablement son objet récepteur :

« chaque joie [cachait] une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre qu’une irréalisable envie d’une volupté plus haute. » (20)

Recherche de l’idéal et lumière, clarté, s’associent maintes fois chez Flaubert, avant qu’il n’emploie cette symbolique dans Madame Bovary, La première Éducation sentimentale nous offre l’image du chercheur de l’idéal, « dévoré » de lumière, « ébloui de clartés », et le narrateur s’écrie :

« écoute et contemple, ô voyageur ! ô penseur ! et ta soif sera calmée, et toute ta vie aura passé comme un songe, car tu sentiras ton âme s’en aller vers la lumière et voler dans l’infini. » (21)

Cette recherche de l’idéal chez Emma constitue l’une des raisons principales pour lesquelles Flaubert incorpore si souvent la lumière comme symbole dans la texture du roman, surtout lorsqu’il s’agit de décrire Emma ou de situer un événement important la concernant.

Dans les scènes importantes, décisives, capitales, s’accusent constamment des effets de jeux de lumière. Quelle en est la raison ? Une transposition de l’abstrait au concret — la pensée introspective, la rêverie (le « vagabondage », Flaubert), l’élancement du désir dans des directions multiples, les états d’âme changeants — voilà ce que Flaubert traduit par le chatoiement, le flamboiement, le miroitement, l’étincellement le pétillement, le clignotement des yeux, par cet effet moiré, gorge-de-pigeon (étoffe qu’affectionnait Flaubert). La pensée introspective, qui se laisse aller au gré du désir, de la plasticité de rêves ancrés nulle part, symbolise aussi, dans ce changement perpétuel, la vie agitée que désire la sensuelle qu’est Emma ; celle-ci abhorre le calme :

« Les autres existences, si plates qu’elles fussent, avaient du moins la chance d’un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l’infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n’arrivait (…). » (22)

Un diamant qui tourne sur lui-même, telle est la pensée introspective, diamant qui présente ses diverses facettes à la lumière qui joue sur elles et qui la réfracte, l’éparpillant en une gerbe d’étincelles, de rayons, de chatoiements, de flamboiements. Le Narrateur de Novembre se penche sur sa propre pensée-diamant :

« j’entrais le plus avant possible dans ma pensée, je la retournais sous toutes ses faces, j’allais jusqu’au fond, je revenais et je recommençais (…) je creusais toutes les mines de diamant et je me les jetais à seaux sur le chemin que je devais parcourir. » (23)

Telle est l’image que Flaubert lui-même nous propose d’Emma, au moment de son abattement après le bal à la Vaubyessard, dans une esquisse rejetée :

« Pauvre diamant ignoré qui roulait dans les fanges de ravin sous les pieds des pâtres, parmi les cailloux et le sable innombrable, aucun bras de pêcheur n’amènerait donc jamais au soleil ses facettes multiples et sa pureté splendide ! » (24)

Il serait difficile de nier une visée consciente chez Flaubert de doter les notations de jeux de lumière, dans Madame Bovary, d’une fonction symbolique, épousant ce sens. Les jeux de lumière symbolisent la richesse, la diversité, le brillant, le chatoiement, le miroitement, la moirure de la vie intérieure d’Emma : « Madame Bovary est agitée par des passions multiples », nous apprend Flaubert (25). Le jeu des reflets de lumière sur les objets, sur les êtres, traduisent l’aspect fugace, insaisissable de cette vie intérieure :

« Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ?  » (26)

Une autre fonction symbolique remplie par l’utilisation de la lumière et des jeux de lumière est de mettre en relief la sensualité et l’aspiration à l’amour d’Emma. Cela évoque le panthéisme de Flaubert, qui, dans sa jeunesse, subit l’influence de plusieurs états d’euphorie physique, où il semblait s’intégrer à la Nature, et n’existait qu’en fonction de ses sensations en rapport avec elle, états créés par la lumière sur la mer. J. Bruneau écrit à ce sujet :

« Par la suite, dans tous les grands romans, l’amour et la nature se trouveront indissolublement liés sous le signe de la lumière. Il ne s’agit pas là d’une recherche d’effets littéraires ni d’un symbolisme facile, mais bien d’une nécessité intérieure : chaque fois que Flaubert veut écrire une grande scène d’amour, chaque fois qu’il veut donner à ses personnages leur plus grande profondeur, il se souvient de ses extases. » (27)

Ce procédé se vérifie dans plusieurs scènes des Mémoires d’un fou, et de Novembre. Presque sans exception, les descriptions d’Emma, de ses poses, ses attitudes ou gestes surtout aux endroits les plus importants du roman sont conçues et exécutées en fonction de la lumière, et des jeux de lumière. Il en avait déjà été de même pour Madame Renaud dans la Première Éducation sentimentale. Une fois, alors que Henry, parlant d’elle, la décrit sous un candélabre de bronze, avec une auréole autour de sa tête, Morel, cynique, répond : « Allons, allons, voilà que nous nous allumons encore !  ». (28) Boutade ironique, mais vraie. Lumière, sensualité et amour sont liés dans l’œuvre de Flaubert.

Novembre, incorporant des éléments autobiographiques, nous montre l’éveil de la sensualité d’un garçon chez des charlatans et des saltimbanques, lequel est attiré, ébloui et envoûté par leurs accoutrements brillants :

« Enfant, je me poussais dans la foule, à la portière des charlatans, pour voir les galons rouges de leurs domestiques et les rubans de la bride de leurs chevaux ; je restais longtemps devant la tente des bateleurs à regarder leurs pantalons bouffants et leurs collerettes brodées. Oh ! comme j’aimais surtout la danseuse de corde, avec ses longs pendants d’oreilles qui allaient et venaient autour de sa tête, son gros collier de pierres qui battait sur sa poitrine ! avec quelle avidité inquiète je la contemplais, quand elle s’élançait jusqu’à la hauteur des lampes suspendues entre les arbres, et que sa robe, brodée de paillettes d’or, claquait en sautant et se bouffait dans l’air ! Ce sont là les premières femmes que j’ai aimées. » (29)

Le même aspect « brillant » des choses attire Emma :

« Les baisers au clair de lune, les longues étreintes (…) ne lui semblaient exister qu’au scintillement des pierres précieuses et sous un lustre d’un bal, et des aiguillettes de la livrée. » (30)

Cette atmosphère, qu’Emma juge propre à éveiller la sensualité, et propice à son épanouissement, que le garçon de Novembre trouve parmi les saltimbanques, Emma la trouve au milieu de l’éblouissant déploiement de richesse et le fastueux étalage d’objets brillants au bal. On notera que l’aspect de scintillement, de chatoiement, de jeux de lumière sur les pierres précieuses, le cristal, le verre, la porcelaine, est fort accusé au bal à la Vaubyessard, et concourt à envoûter Emma, à l’hypnotiser presque, et à créer pour elle cette atmosphère de forte sensualité, où tous ses sens sont à l’aise, car ils reçoivent des impressions nouvelles, et « brillantes ».

Lors d’une veillée passée chez Homais avec Léon, Emma s’adonne à ses songeries, en faisant tourner l’abat-jour de la lampe :

« où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseurs de corde avec leurs balanciers. » (31)

Ce passage relie directement cette scène d’amour naissant et de sensualité contenue au texte déjà indiqué de Novembre — une ligne de force va de l’une à l’autre, peut-être même à l’insu de Flaubert. Le commun dénominateur, ce sont les pierrots (charlatans) et les danseurs de corde, qui ont aidé, avec leur magie « clinquante », à faire naître les premiers mouvements de volupté dans le sein juvénile du Narrateur de Novembre.

Le célèbre « nocturne » (qui précède la fuite projetée d’Emma avec Rodolphe) renferme une notation élaborée de jeux de lumière, pour rehausser la volupté du moment :

« [La lune] parut, éclatante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairait, et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une infinité d’étoiles, et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond à la manière d’un serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque monstrueux candélabre, d’où ruisselaient, tout du long, des gouttes de diamant en fusion. » (32)

S’ajoutant aux fonctions de la lumière déjà examinées, il y a son rôle de déclencheur secondaire, ou d’agent adjoint dans les hallucinations que subit Emma (avec Rodolphe aux Comices, lors de son impulsion vers le suicide du haut d’un grenier donnant sur une place embrasée de soleil et éblouissante de jeux de lumière) ; et dans l’hallucination de Léon dans la cathédrale de Rouen. Ces effets de lumière hallucinatoires signalent fort probablement l’expérience personnelle de Flaubert — les crises de sa maladie nerveuse s’accompagnaient de manifestations optiques lumineuses et colorées —.

Des considérations d’ordre technique ont aussi décidé l’emploi fréquent de notations de lumière, de réfraction et de miroitement. Indéniablement, Flaubert possède, comme le dit D.L. Domorest, « le goût des jeux de lumière, pour leur beauté intrinsèque » (…) (33). Ce même critique a, avec raison, tenu à mettre en valeur — sans toutefois l’associer particulièrement avec Madame Bovary — ce procédé de Flaubert, qui consiste à employer « un jeu de lumière servant comme au théâtre à attirer l’attention du lecteur sur un détail important » (…) (34). Cette mise en valeur par la lumière se manifeste dans les Œuvres de jeunesse : Passion et vertu, Quidquid volueris, Rêve d’enfer, Novembre, Première Éducation sentimentale.

Résumons donc le faisceau de significations que noue et associe l’emploi de la symbolique de la lumière et de ses effets. Une certaine problématique s’esquisse. S’agit-il de deux mouvements contraires qu’indique cette symbolique ? D’un côté le signifié est : vivacité et richesse de la vie intérieure d’Emma (son âme est comme du vif-argent, ou un diamant, à facettes multiples et chatoyantes) : mouvement donc de repliement et d’examen de soi. De l’autre, il y a l’extraversion : la lumière désigne l’éblouissement perpétuel d’Emma par le faux éclat et le clinquant d’un certain milieu idéalisé : « la vie dorée », vie brillante parisienne « où les diamants ruissellent sous le feu des lustres d’or », et où l’existence est « chaude et étoilée » (35). Les jeux de lumière, si constamment employés pour encadrer et situer Emma qu’ils en deviennent un leit-motif, sont le symbole de cet éblouissement et du désir de briller d’Emma. Dans un brouillon, Flaubert la fait penser au bal à la Vaubyessard et se regarder dans la glace éclairée par des bougies :

« s’habille la nuit dans sa maison — pourquoi n’était-elle pas dans ce monde — est-ce qu’elle n’était pas faites [sic] pour y briller. » (36)

Au beau milieu de son ennui et de ses rêves intervient l’épisode de l’orgue de Barbarie, dont l’image renvoie à la nature limitée, bornée, répétitive, mais certes « miroitante » de l’idéal d’Emma. Nous citerons un brouillon, plus révélateur que la version définitive, à ce sujet :

« Une valse commençait et sur sa boite [l’orgue de Barbarie], dans un salon à trois côtés, large de six pouces, tout en miroirs, des petits danseurs, femmes en turban rose, Tyroliens en jaquette, singes accouplés à des ours, et messieurs en culotte courte, tournaient, entre les fauteuils du salon, les canapés et les consoles, entre les trois murs de miroirs que raccordait aux angles une bande de papier doré (…) c’étaient des airs que l’on jouait ailleurs, sur les théâtres, que l’on chantait dans les salons, que l’on dansait le soir sous des lustres éclairés, échos lointains du monde qui arrivaient, jusqu’à Emma. Quelque chose de froid comme une goutte de métal lui coulait sur la peau ». (37)

Ce tableau est avant tout un rappel du bal à la Vaubyessard, le salon ; les miroirs ; la valse. Une note satirique s’y glisse : ces messieurs et ces dames sont au même niveau que des « Singes accouplés à des ours », puisqu’ils se côtoient. Ces incongruités indiquent aussi la nature bigarrée et exotique des rêves d’Emma. Tout est jeté pêle-mêle ; son désir est positif, mais en même temps vague, épousant toutes les images conventionnelles puisées dans ses lectures. Tout cela — sublime ou ridicule — circule dans sa tête, se répétant dans les parois miroitantes de sa pensée introspective, huis clos aux jeux de lumière (et jeux d’esprit) arides et vains. Ce symbole de l’orgue de Barbarie se relie d’ailleurs à celui de la lanterne magique, dont nous avons noté le même mouvement circulatoire (et donc, répétitif).

Ces deux côtés opposés de la symbolique de la lumière créent donc une dialectique : repliement et vie intérieure authentique, aspiration à se dépasser, lumière comme agent de pureté ; ou jeux de lumière sur des diamants factices, chatoyant d’un faux éclat, présentant toujours les mêmes facettes. Cette dialectique découle de la même antithèse que Baudelaire mit dans sa célèbre formule : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » (38) Emma Bovary serait-elle une contemplative « à l’état sauvage » qui se laisse dévoyer ? Il reste que la critique que renferme ce roman s’appuie sur cette dialectique, et la lumière et les effets de lumière l’accompagnent d’une manière essentielle, non incidente ou fortuite.

Un aspect ironique de la symbolique, c’est qu’Emma représente pour Charles tout ce que la vie dorée de Paris et des romans représente pour Emma. Telle un « feu-follet » (Flaubert), elle fascine Charles et l’entraîne à sa perte. Les élégances d’Emma sont pour lui « comme une poussière d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie ». (39) Emma se manifeste à ses yeux « comme un scintillement continu qui l’éblouissait ». (40) C’est lui qui décide d’élever pour elle « un mausolée qui devait porter sur ses deux faces principales « un génie avec une torche éteinte ». (41)

En dernière analyse, cette symbolique s’insère dans le cadre de l’archétype du conflit entre la lumière et les ténèbres (42). C’est seulement en tenant compte de l’importance de la lumière et des jeux de lumière pour « encadrer » Emma tout au long du roman, que la mention des ténèbres qu’entrevoit Emma mourante prend toute sa résonance tragique :

« Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face, hideuse du misérable [l’aveugle], qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantail. » (43)

Car Emma avait été idéaliste, et :

« la flamme de vie de l’être qui fleurit est une tension vers le monde de la pure lumière. » (44)

Liga Luis

(University of Calabar)

(Nigeria)

(1) Novalis, cité par Gaston Bachelard, la Psychanalyse du feu, N.R.F., Paris, 1949, 173.

(2) Gustave Flaubert la Première éducation sentimentale, Seuil, Paris, 1963. 237.

(3) D.L. Demorest. L’Expression figurée et symbolique dans l’œuvre de Gustave Flaubert, Slatkine reprints, Genève, 1967 : 104. 105, 166, 167, 188, 197, 224, 264, 304, 305, 309, Table II, Table IV.

(4) Gustave Flaubert, Correspondance, Louis Conard, t. Il, 302.

(5) Gustave Flaubert. Novembre. Premières œuvres, 183… — 1842. Édition du Centenaire. Librairie de France, Paris, 1923, Vol. 12, 379.

(6) Gustave Flaubert, la Première éducation sentimentale, op. cit., 278.

L’idée générale de ce passage se retrouve dans la Correspondance, lorsque Flaubert décrit son propre romantisme dans sa jeunesse : « Entre le monde et moi existait je ne sais quel vitrail, peint en jaune, avec des raies de feu et des arabesques d’or, si bien que tout se réfléchissait sur mon âme comme sur les dalles d’un sanctuaire, embelli, transfiguré et mélancolique cependant… » — Correspondance, Louis Conard, t. III, 130 (1853).

(7) Gustave Flaubert, Madame Bovary, introduction, notes et relevé de variantes, par Édouard Maynial, Garnier Frères, 1961, 92.

(8) G. Flaubert, Par les champs et par les grèves, Louis Conard, 103).

(9) G. Flaubert, les Mémoires d’un fou. Premières œuvres op. cit., 302.

(10) G. Flaubert, Rêve d’enfer, in la Tentation de Saint Antoine Édition du Centenaire. Librairie de France. 1922, Vol. 10, 374.

(11) Madame Bovary, op. cit., 182.

(12) Ibid., 104.

(13) G. Flaubert. Première éducation sentimentale op. cit., 163.

(14) G. Flaubert, Madame Bovary nouvelle version, précédée des Scénarios inédits. Textes établis sur les manuscrits de Rouen avec une introduction et des notes, par Jean Pommier et Gabrielle Leleu. José Corti. 1949. 431.

(15) G. Flaubert Correspondance. Louis Conard. t. III. 139.

(16) G. Flaubert, Smarh, in : la Tentation de Saint Antoine, op. cit., 301.

(17) Madame Bovary version nouvelle, op cit., 311.

(18) G. Flaubert, Madame Bovary – Ébauches et fragments inédits Recueillis d’après les manuscrits par Gabrielle Leleu. Louis Conard, Paris, 1936, Vol. 1. 461, 462.

(19) Madame Bovary, nouvelle version, op. cit., 537.

(20) Madame Bovary, op. cit.. 264.

(21) Première Éducation sentimentale, op. cit., 278.

(22) Madame Bovary, op. cit., 59. Emma dit : « le dérangement m’amuse toujours : j’aime à changer de place ». Ibid., 75.

(23) Novembre, op. cit., 380.

(24) Madame Bovary, nouvelle version, op. cit., 235. Aux Comices. Rodolphe établit la comparaison bonheur/trésor, lorsqu’il lui parle : « il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière » Madame Bovary op. cit., 134.

(25) G. Flaubert. Correspondance. Louis Conard, t. V, 58 (1862).

(26) Madame Bovary, op. cit., 38.

(27) Jean Bruneau, Les débuts littéraires de Gustave Flaubert 1831-1845, Armand Colin. Paris, 1962, 528-529.

(28) Première Éducation sentimentale, op. cit., 90-91.

(29) Novembre, op. cit.

(30) G. Flaubert, Madame Bovary, Ébauches et fragments inédits, op. cit., Vol. 1. 255.

(31) Madame Bovary, nouvelle version, op. cit., 280.

(32) Madame Bovary, op. cit., 185.

(33) D.L. Demorest, l’Expression figurée et symbolique dans l’œuvre de Gustave Flaubert, Slatkine reprints, Genève, 1967, 167.

(34) Ibid., 215.

(35) Novembre, op. cit., 379 ; Madame Bovary op. cit., 183.

(36) Madame Bovary, nouvelle version, op. cit, (Scénarios, esquisses, plans) 53.

(37) Ibid., 232-233.

(38) Baudelaire Mon cœur mis à nu. Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade. 1961, 1271.

(39) Madame Bovary op. cit., 55.

(40) Madame Bovary nouvelle version, op. cit., 227.

(41) Madame Bovary op. cit., 320.

(42) D. Porter a relevé ce conflit entre la lumière et les ténèbres dans les œuvres de jeunesse de Flaubert. Voir D. Porter Mythic imagery in Flaubert’ s « Œuvres de jeunesse ». Australian journal of french studies Vol 9. N° 2. May-August 1972.

(43) Madame Bovary op. cit., 302.

(44) Gaston Bachelard la Flamme d’une chandelle. PUF Paris. 1962. 86.