À propos de la fontaine rouennaise de Louis Bouilhet

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 13

 

À propos de la fontaine rouennaise de Louis Bouilhet

 

Gustave Flaubert a toujours grandi ses amis et notamment Louis Bouilhet. Il a pensé qu’il serait finalement classé comme un grand poète, assuré de se maintenir à un haut niveau dans l’opinion publique. Il lui a voué une amitié posthume qu’il a cherché à matérialiser à Rouen sous la forme d’un monument particulier, d’une fontaine d’utilité publique, car la ville manquait d’eau, et où son buste figurerait au sommet. Ce fut d’ailleurs l’une des dernières occupations de présider ce comité Louis Bouilhet qui, avant tout, voulait faire édifier cette fontaine, accolée au musée-bibliothèque alors en fin de construction, avec l’appui d’une souscription publique. Il devait mourir avant sa réalisation.

Les archives de ce comité ont été presque toutes perdues à l’exception de deux feuillets maintenant à la bibliothèque municipale, don de notre ami Lucien Andrieu. Georges Le Roy, qui de 1905 à sa mort, fut conservateur du petit musée du pavillon de Croisset, a essayé de faire venir à demeure le buste en plâtre de Louis Bouilhet, conservé dans l’atelier du statuaire Guillaume décédé. Son petit-fils Henri le Fuel répondit en 1921 à sa demande et en même temps lui adressa la copie de quelques lettres de 1880 conservées dans la correspondance commerciale de son grand-père. Nous les avons retrouvées dans l’un des dossiers du fond de Césaire Levillain fusillé par les Allemands. Celui-ci avait pu obtenir de l’héritière de Georges Le Roy, chimiste de profession, tout ce qui intéressait Gustave Flaubert.

La lettre la plus ancienne est de Sauvageot, architecte de la ville de Rouen qui achevait la construction du musée-bibliothèque, toujours utilisé.

Rouen, le 29 septembre 1879.

N’ayant eu Monsieur le plaisir de vous rencontrer chez vous, lors de mon dernier passage à Paris, je viens vous prier de bien vouloir me donner les renseignements suivants : le petit monument à la mémoire de Louis Bouilhet dont je vous ai parlé, doit se construire à Rouen dans le courant de la campagne prochaine. Je m’occupe en ce moment d’en préciser les études et de rédiger le devis de la dépense.

Le buste en marbre de Bouilhet, dont vous avez bien voulu vous charger devant former l’élément principal de cette dépense, j’aurais besoin de connaître approximativement la somme à affecter à votre travail, d’après laquelle je modifierai les détails de l’édicule en les simplifiant ou les amplifiant suivant les ressources restant disponibles après que la valeur du buste aura été déterminée par vous.

À cet égard, je vous indique ici le résultat de la souscription faite pour l’érection du monument.

Si d’autres indications préalables vous étaient utiles, je me tiens à votre disposition pour vous les fournir. Dans mon prochain voyage à Paris, je vous soumettrai, bien entendu, mes études d’ensemble du petit monument à encastrer dans le soubassement de la nouvelle bibliothèque de la ville de Rouen. Je vous demanderai alors de me faire toutes observations pour établir l’unité nécessaire entre votre œuvre et l’entourage architectural qui devra l’accompagner.

Veuillez, Monsieur, agréer l’assurance de mes meilleurs sentiments.

L. Sauvageot

27, rue Jeanne d’Arc à Rouen.

Pourriez-vous m’indiquer la valeur approximative du bloc de marbre dans lequel le buste sera sculpté ?

Puis, Gustave Flaubert écrit à son tour à Eugène Guillaume.

Croisset, près Rouen, mercredi 7 Janvier 1880.

Cher monsieur Guillaume,

M. Sauvageot architecte de la ville de Rouen m’a montré aujourd’hui la copie d’une lettre où il vous demandait de vouloir bien faire le buste de Bouilhet qui doit être encastré dans un monument municipal. Nos ressources ont été de par lui un peu exagérées. Ce n’est pas 14 mille francs que nous possédons mais environ 12 ! Nous ne pourrons dépasser ce chiffre, il ne faut point se faire d’illusions. J’espère obtenir du ministère, le marbre qu’il vous faudra. Voilà ce dont je devais vous prévenir en attendant que vous envoyiez une réponse à M. Sauvageot ou à moi. Votre délicatesse, cher Monsieur, prendra en considération les instances que je ne puis faire à un artiste et à un homme tel que vous. Je vous serre la main cordialement et suis votre très affectionné.

G.Flaubert

Une seconde lettre de Sauvageot à Eugène Guillaume.

Rouen, le 11 Janvier 1880

Monsieur, je viens de transmettre à M. Gustave Flaubert les renseignements que vous avez eu l’obligeance de m’adresser au sujet du buste en marbre de Louis Bouilhet. J’ai pris sur moi de dire à M. Flaubert que votre demande me paraissait très modérée et que vous me paraissiez avoir tenu compte de l’hommage public à rendre au poète normand. Votre modération est d’ailleurs venue fort à point, car, tous comptes faits, les ressources à provenir des représentations à bénéfices sont, parait-il moins importantes qu’on ne me l’avait dit, et, même que je le pensais. Nous arriverons cependant en question d’après les renseignements données par M. Gustave Flaubert, président du comité. Le montant général des dites souscriptions serait en chiffres ronds, de 12 000 francs.

À cette somme, il faut ajouter le produit éventuel de représentations extraordinaires données à Paris à la Comédie Française et à l’Odéon. Monsieur Flaubert a la promesse formelle de ces représentations ; il estime que leur produit sera d’environ 5 à 6 000 francs.

M. Flaubert est évidemment beaucoup mieux placé que moi pour évaluer le résultat de ces représentations. Cependant, je me demande si, par prudence, il ne conviendrait pas de rester un peu au-dessous de ses prévisions. Il faut d’ailleurs tenir compte d’un déficit à prévoir dans le versement de certaines souscriptions promises depuis des années et dont l’encaissement ne se fera pas sans difficultés. À mon avis, il y aurait lieu de baser la dépense générale du monument sur une somme sûre de 15 000 francs.

Le buste, dont je vous prie de bien vouloir m’indiquer la valeur, serait exécuté en marbre blanc, de choix, ses proportions seraient plus fortes que nature, formant une hauteur de 1 m ou 2 environ. À joindre les deux bouts, grâce à votre bon concours et j’espère que le résultat artistique de l’ensemble de ce petit monument ne souffrira pas de notre pénurie.

À cet effet, j’irai vous voir à Paris, après vous avoir prié de m’indiquer un rendez-vous à votre convenance.

En attendant le plaisir de vous voir, veuillez agréer l’assurance de mes meilleurs sentiments.

L.Sauvageot

Suivant votre désir, je vous indique l’adresse de M. Gustave Flaubert à Croisset par Rouen.

Une autre lettre de Flaubert du 15 avril 1880, peu de temps donc avant sa mort :

Cher Monsieur Guillaume,

Vous devez avoir reçu une caisse contenant des portraits photographiés de Bouilhet ?

Galli, leur propriétaire, y tient extrêmement. J’ai beau lui assurer qu’il n’a pas à s’en inquiéter, il désire savoir si vous les avez reçus ?

Je compte vous voir vers le milieu du mois prochain. D’ici là, recevez,  je vous prie une cordiale poignée de main de votre tout dévoué.

G.Flaubert/p>

Croisset par Deville

Seine Inférieure

Cet échange de lettres à caractère commercial a été conservé par les héritiers du sculpteur. En 1921, Georges Le Roy aurait été heureux de placer dans le petit pavillon de Croisset le buste de Bouilhet, près de celui de Flaubert. Il retrouve les descendants d’Eugène Guillaume. Sa fille vivait encore et c’est son petit-fils Henri Le Fuel qui lui répond :

« C’est bien volontiers qu’elle donnerait au musée Flaubert à Croisset, le buste en plâtre de Bouilhet, si ce dernier se trouve encore dans l’atelier de mon grand-père Eugène Guillaume. Les bustes en plâtre y étant nombreux et le plus grand nombre sans indication du personnage… ».

Georges Le Roy lui envoie une carte postale du monument de Rouen. Le Fuel dans une autre lettre lui déclare de ne pas l’avoir retrouvé :

« parmi tant d’autres, le plâtre original, car j’aurais eu grand plaisir à l’offrir à votre intéressant musée, associant ainsi les noms de Flaubert et d’Eugène Guillaume ».

Par contre dans la nombreuse correspondance d’Eugène Guillaume, il a retrouvé les lettres de Sauvageot et de Flaubert. Il les a recopiées et les lui envoya, souhaitant seulement qu’elles soient publiées dans un journal, ce qui ne s’est pas réalisé.

Ces lettres sont maintenant à la bibliothèque municipale de Rouen, dans le petit fonds non catalogué de Césaire Levillain. Celui-ci, ancien directeur de l’École de Commerce, a été fusillé par les Allemands en 1944, pour faits de résistance. Dans sa lettre écrite au moment d’être fusillé, il avait demandé que ses papiers soient donnés à la bibliothèque municipale, ce qui fut fait par sa veuve et ses enfants. Avant la guerre, il avait obtenu de l’héritière de Georges Le Roy, chimiste de profession, la plupart de ses papiers, sauf les mémoires de son père, qui avait fort bien connu Flaubert et Bouilhet. Nous ne savons pas qui les possède aujourd’hui. C’est donc dans un de ces dossiers que nous avons retrouvé ces lettres.

De plus la bibliothèque municipale de Rouen possède (mms. 8/64 – 5 – 6) deux pages manuscrites données par notre regretté ami Lucien Andrieu concernant ce monument. La première est le procès-verbal de la séance de ce comité réunie chez Galli, rue de la Chaîne, 22, donnant le pouvoir à Gustave Flaubert, président du comité de 5 titres 3% portant 391 francs de rente provenant de la succession de Caudron, ancien trésorier « de donner tout pouvoir au président pour traiter avec MM. Guillaume statuaire, Bonet, sculpteur rouennais » , de Sauvageot architecte de l’édification du monument Bouilhet. « Ces pouvoirs sont accordés à monsieur Gustave Flaubert. Le capital de la souscription s’élève à ce moment à 13 000 francs et le devis ne doit pas dépasser 12 000 francs, nous sommes donc dans les limites de ce qui nous est possible de faire. » À cette réunion tenue le 8 février 1880, la dernière présidée par Flaubert ont signé : Flaubert, Galli, Mulot, Lapierre, Duprey, Comte d’Osmoy, G. Jeanures, G. de Maupassant, Pierre Allais, Le Play, Brière.

C’est à cette date que sont entrés au comité, Le Play et Guy de Maupassant. L’autre feuille sur papier timbré est le devis du monument-fontaine de Bonnet. On peut regretter que les procès-verbaux de ce comité et les échanges de lettres, ainsi que les listes de souscription ne nous soient pas parvenues. Tous les monuments dédiés à un personnage ont leur histoire propre, semée malheureusement de beaucoup de difficultés.

André Dubuc.