Bouvard et Pécuchet un roman de Gustave Flaubert dans le Calvados

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 16

Bouvard et Pécuchet
un roman de Gustave Flaubert dans le Calvados

 

« Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. » Nous sommes en 1838, à Paris. Flaubert vient d’ouvrir son roman « Bouvard et Pécuchet ».

« Deux hommes parurent, l’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue ».

Les deux hommes lient connaissance ; à 47 ans chacun, François Denys Bartholomée Bouvard et Juste Romain Cyrille Pécuchet vont devenir amis.

« L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet. Les yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui donnaient quelque chose d’enfantin.

« L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard. On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse. »

Pécuchet est célibataire, Bouvard se déclare veuf sans enfant ; on converse puis on dîne dans un petit restaurant, face à l’Hôtel de Ville. Tous deux sont copistes, Bouvard dans une maison de commerce, MM. Descambos frères, tissus d’Alsace, rue d’Haute-feuille n° 92 (rue où habite le naturaliste Pouchet fils, ami de Flaubert) et Pécuchet au Ministère de la Marine (comme le jeune Guy de Maupassant…). Le premier demeure au coin de la rue de Béthune, face au pont de la Tourelle, dans une chambre bien cirée avec des rideaux de percale et des meubles en acajou ; le second rue Saint-Martin (Flaubert y connaissait un ami, Fessard, et de nombreux commerçants de toile de Rouen) dans une petite chambre sous les toits : bureau de sapin, trois chaises et un vieux fauteuil.

Le 20 janvier 1839, Bouvard reçoit une lettre, la lit, s’évanouit : un notaire de Savigny-en-Septaine, dans le Cher (à quelques kilomètres de Nohant où vit Georges Sand, à laquelle Flaubert rend deux visites) lui apprend que son père est décédé et que, par testament, François Bouvard, fils naturel reconnu, reçoit 250 000 francs, 15 000 livres de rente ! Première réaction : « Nous nous retirerons à la campagne ». Mais comme les deux amis ne sont pas encore à la retraite, ils continuent à travailler, tout en recherchant le dimanche l’endroit idéal.

Après dix-huit mois de recherches, des voyages dans les environs de Paris, depuis Amiens jusqu’à Evreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre, (voyages de documentation réellement effectués par Flaubert) ils se transportent dans le Calvados, un ami leur ayant parlé d’un domaine, à Chavignolles entre Caen et Falaise.

« Cela consistait en une ferme de 38 hectares, avec une manière de château et un jardin en plein rapport. Seulement, on exigeait 143 000 francs et Bouvard n’en donnait que 120 000 ». Apportant alors ses économies, Pécuchet permet l’acquisition : tout est payé vers la fin de 1840, six mois avant la retraite.

Le grand jour arrive, le dimanche 20 mars 1841 : une partie du matériel est expédiée par la Seine, jusqu’au Havre, puis à Caen, d’où Bouvard le fait parvenir à Chavignolles ; quant aux objets précieux, ils sont mis dans une voiture de déménagement qui s’achemine par Nonancourt, Verneuil et Falaise.

Ces deux parcours délimitent bien l’emplacement de Chavignolles ; Bouvard arrivant par le Nord, passe par Caen et se dirige vers le Sud, alors que Pécuchet, après neuf jours de voyage en gondole, remonte « au-delà de Bretteville ».

Enfin, on arrive : « Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle… On leur avait préparé une soupe à l’oignon, un poulet, du lard et des œufs durs… le gros pain, difficile à couper, la crème, les noix, tout les délecta ». On passe la première nuit : « Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue ; Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet de coton, et tous deux ronflaient. »

Le lendemain, c’est la découverte de la propriété : « on avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le clocher de l’église ; et à gauche, un rideau de peupliers ; une claire-voie, dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au-delà du mur un verger, après la charmille, un bosquet ; derrière la claire-voie, un petit chemin.

« La maison montrait sa cour d’honneur à laquelle on accédait par une cavée, sous une avenue de hêtres. Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux ailes plus basses. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande, et le salon. Les quatre chambres, au premier, s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. »

Très vite, les deux hommes s’adaptent au terrain : Bouvard, un mouchoir noué sur la tête en turban, Pécuchet en casquette et grand tablier à poche sur le devant, dans laquelle ballote un sécateur.

Et leur ferme ? Elle est située à un kilomètre : « dans la cuisine, des bottes de chanvre étalent suspendues au plafond. Trois vieux fusils s’échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir chargé de faïence à fleurs occupait le milieu de la muraille ; et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumière blafarde ».

« Quant aux bâtiments, maître Gouy, le fermier, les déprécia : tous depuis la charreterie jusqu’à la bouillerie, avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter considérablement de pommiers dans les trois cours ».

Ensuite, on visite les cultures. Selon Gouy, elles mangent trop de fumier, les charrois sont dispendieux, la mauvaise herbe envahit les prairies. Ces doléances reçues par Bouvard ressemblent fort à celles du fermier de Flaubert lorsqu’il visite ses fermes du Calvados et, d’ailleurs, la description générale évoque ces biens de famille qui se trouvaient en pays d’Auge, et que l’écrivain reprend pour écrire — en 1876 — Un Cœur Simple .

Bientôt les bourgeois de Chavignolles désirent les connaître, depuis le maire, Foureau, le notaire, Marescot, l’Abbé Jeufroy, le médecin, Vaucorbeil, jusqu’à Madame Bordin, veuve d’un huissier de Livarot (comme Mme Dubuc, dans  Madame Bovary, était veuve d’un huissier de Dieppe) et au comte de Faverges, ancien député, dont ils visitent l’exploitation :

« Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d’un coteau qui domine la vallée de l’Orne. La rivière coulait au fond, avec des sinuosités. Des blocs de grès rouge s’y dressaient de place en place et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l’autre colline, la verdure était si abondante qu’elle cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de l’herbe par des lignes plus sombres.

L’ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuile indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la droite, avec un bois au-delà, et une pelouse descendait jusqu’à la rivière où des platanes alignés reflétaient leur ombre.

« Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois côtés de la cour… la grange était voûtée comme une cathédrale avec des arceaux de brique reposant sur des murs de pierre… Ils montèrent dans le pigeonnier… Mais le bijou de la ferme, c’était la bouverie ».

Pour cette description, Flaubert mêle volontairement les lieux visités par lui en 1874 et 1877 dans le Calvados et une ferme-modèle située à Lisors dans l’Eure.

***

Les deux bonshommes achètent une carriole que conduit Bouvard, pour se rendre aux foires. Habillés d’une blouse bleue, d’un chapeau à larges bords, de guêtres jusqu’aux genoux et tenant un bâton de maquignon à la main, ils rôdent autour des bestiaux lors des comices agricoles. Pour leur exploitation qui comprend 15 hectares en cours et prairies, 23 en terres arables et 5 en friches, ils achètent 4 chevaux, 12 vaches, 6 porcs, 160 moutons, embauchent deux charretiers, deux femmes, un berger et se procurent un gros chien.

Ces pérégrinations dans les campagnes de Bouvard et de Pécuchet sont tout à fait identiques aux ballades en carriole effectuées par Flaubert et son ami Laporte lors de leur voyage calvadosien de septembre 1877 : c’est d’ailleurs bien à cette époque que l’écrivain décide de placer l’action de son roman entre Caen et Falaise.

D’où vient le nom de Chavignolles ? Il n’existe pas de commune de ce nom en France, mais on trouve des lieux dits  « Chavignol », l’un près de Mortain, l’autre près de Bourges.

Or, Flaubert est passé tout près des deux endroits lors de ses visites à Domfront et à Nohant. Georges Sand, d’ailleurs, lui parle dans une lettre des fameux fromages de Chavignol. Sans doute l’écrivain a-t-il retenu ce nom pour l’avoir entendu, alors qu’il s’apparentait à ceux de Cahagnolles et de Soignolles, villages calvadosiens.

Cette méthode correspond à la manière de Flaubert d’extraire de la réalité les éléments constitutifs d’un roman, par définition imaginé. Mais il n’est meilleure imagination que celle qui ressemble le plus à la réalité…

Ainsi, pour la localisation de Chavignolles, Flaubert est fidèle à son mode de travail. De même que pour Salammbô, L’Éducation Sentimentale,  Un Cœur Simple, il se rend sur place pour s’imprégner du décor, pour Bouvard et Pécuchet, il effectue deux voyages, tel un reporter, notant tous les détails intéressants sur un calepin ; une grande partie des scénarios de ses romans se trouve dans ces carnets de notes. Examinons les lieux visités dans le Calvados.

Voyage de juin 1874 : Alençon, La Ferté-Macé, Domfront, Condé-sur-Noireau, Caen, Bayeux, Port-en-Bessin, Arromanches, Marigny et Falaise, retour par Mézidon et Lisieux. Le détail des notes prises alors manque ; sans doute le carnet a-t-il été volé ? Dommage car l’identification précise des maisons et des fermes en eût été facilitée.

Voyage de septembre 1877 : Caen et les alentours, Bayeux, la côte, Thury-Harcourt, Domfront, Falaise, l’Orne et la Mayenne.

Entrecoupant le voyage de bons repas (huîtres, canard, porc aux choux, crème, pont-l’évêque arrosé de bourgogne, ou vol-au-vent, barbue, pigeon en compote, aloyau, arrosé de Champagne), parcourant aussi la terre de ses ancêtres maternels, Flaubert s’arrête un temps à la bibliothèque municipale de Caen et, de ses lectures, sortiront un grand nombre de précisions propres au roman.

Il compulse, grâce à l’aide du bibliothécaire,  Explorations en Normandie, Le Calvados pittoresque et monumental, Histoire de Balleroy, Recherches historiques sur la prairie de Caen,  Allons à Falaise par Notre-Dame-de-Laize, Topographie rurale et économique,  Voyage de Cadet-Cassicourt et Statistique Monumentale du Calvados , d’Arcisse de Caumont. Sans compter des dizaines d’ouvrages, dont il extrait des notes multiples.

De ces indications et notes vues et prises par l’auteur lui-même, il semble possible de proposer une identification des lieux de vie des personnages principaux de Bouvard et Pécuchet.

Propriété des « deux bonshommes. » Dans la première partie du roman, elle paraît située près de Martainville, puis semble « remonter » vers le Nord. Elle se trouve à environ 43 kilomètres de Douvres-la-Délivrande, à une heure de marche des bords de l’Orne, entre Caen et Falaise. Une construction paraît satisfaire les diverses données : le château de Mesnil-Saulces, à Barbery. Localisation, dessin général, correspondent aux notes.

Il est également possible de penser au château des Moutiers-en-Cinglais et surtout à la propriété des Cours d’Orne, à Feuguerolles-sur-Orne, dont par ailleurs, nous allons voir une autre « utilisation » par Flaubert.

Maison et ferme du comte de Faverges. Il semble bien que le château des Cours d’Orne, par sa présentation, sa disposition, son architecture, et ses domaines soit le modèle de l’écrivain. Certains — ils n’ont sans doute pas tort — pensent que chaque façade a été reprise dans le roman, l’une pour la maison de Bouvard et de Pécuchet, l’autre pour la ferme du comte.

Il est un autre domaine qui pourrait avoir servi de modèle : près de l’Orne, à Croisilles-Harcourt, cette propriété de la famille Le Roy-Ladurie, dont l’aspect général correspond aux descriptions de Flaubert et dont la tradition, dans la famille, est favorable à la venue de Bouvard et Pécuchet.

Quant au village de Chavignolles, qui comporte comme le Yonville-I’Abbaye de Madame Bovary  une église à jubé et voûte de bois, des halles et une mairie, il semble bien que l’on puisse avancer, illustrations à l’appui, que l’intérieur de l’église N.D. de la Froide-Rue et la façade centrale de l’ancienne mairie de Caen aient servi, elles aussi de modèle, à tout le moins de support à l’imagination de Flaubert, qui venait d’ailleurs de les visiter.

La première expérience de Bouvard et Pécuchet, l’agriculture, se termine mal : un incendie détruit les meules de foin et les rendements obtenus sont dérisoires : le déficit est bientôt de 33 000 francs.

Après quelques essais de taille et de greffe, Bouvard en tricot sous sa blouse et Pécuchet en vieille redingote, malgré les prescriptions suivies à la lettre d’ouvrages spécialisés, échouent. Et c’est bien là le propos de Flaubert, qui donne ce sous-titre à son roman : « Du défaut de méthode dans les sciences ». Ils sont en faillite et revendent leur matériel à Gouy, qui les roule au « tope-là ».

Dès lors, les deux personnages vont s’engager dans de nombreuses expériences, empiriquement et sans approfondir, connaissant les plus grands déboires, le tout se déroulant en Basse-Normandie.

Rêvant de créer une crème pour les soins cutanés, ils inventent la « Bouvarine », après s’être rendus chez le pharmacien de Falaise, mais peu après, leur alambic explose.

Voulant étudier la chimie, puis l’anatomie, la physiologie, ils dévorent un grand nombre d’ouvrages (méthode s’apparentant à la boulimie de Flaubert) : « Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout, et ils ne tardaient pas à s’endormir, Bouvard, le menton baissé, l’abdomen en avant, Pécuchet, la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la table ».

Expérimentant l’aimantation de l’acier par le contact de la moelle épinière, ils capturent un chien qui s’enfuit ensanglanté et plein de frayeur ; puis ils prennent du camphre sous toutes ses formes pour soigner les maux, préparent des boulettes de médicaments sur les avis du pharmacien de Bayeux.

Ayant longtemps jeûné — en vain — ils décident finalement de se commander des repas plantureux. Après l’hygiène, le mystère de la création et de la multiplication des espèces : voulant accoupler bouc et brebis, ils reçoivent des coups de corne au bas du ventre.

S’intéressant ensuite à la géologie, ils cherchent des silex sur la grand’route, pensant que les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, abondent en débris d’animaux. On leur signale la découverte d’une mâchoire d’éléphant à Villers-sur-Mer et d’un crocodile, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de Port-en-Bessin. Un voyage est décidé :

« Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite une carriole les transporta de Caen à Bayeux ; de Bayeux ils allèrent à pied jusqu’à Port-en-Bessin.

« On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait des cailloux bizarres, et, sur les indications de l’aubergiste, ils atteignirent la grève.

« La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie de goémons jusqu’au bord des flots.

« Des vallonnements herbeux découpaient la falaise, composée d’une terre molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement ; et on n’entendait plus que le petit bruit des sources.

« Ils titubaient sur les herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter des trous. Bouvard s’assit près du rivage, et contempla les vagues, ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte pour lui faire voir une ammonite incrustée dans la roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisèrent, il aurait fallu des instruments, la nuit venait d’ailleurs. Le ciel était empourpré à l’occident, et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer montait vers eux ; il était temps de rentrer ».

Le lendemain, ils se mettent à la recherche de fossiles, des ammonites nodosus, des éponges, des térébratules, des orgues, mais… pas de crocodile I Ils se mettent tellement à gratter la roche, qu’ils font s’ébouler une masse de terre et que le garde-champêtre et un douanier les arrêtent avant de les conduire au port où ils sont interrogés.

Ils ne se découragent pas pour autant. Pécuchet avec un bâton de touriste haut de six pieds, à longue pointe de fer, et Bouvard avec une canne-parapluie continuent :

« Tantôt sur les bords de l’Orne, ils apercevaient, dans une déchirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des bruyères, ou bien ils s’attristaient de ne rencontrer le long du chemin que des couches d’argile. …Plusieurs fois, on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement …Quand ils eurent vu des calcaires à polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny et du mercure à la Chapelle-en-Juger, près de Saint-Lô, ils décidèrent une excursion plus lointaine, un voyage au Havre, pour étudier le quartz pyromaque et l’argile de Kimmeridge ».

Bientôt, Bouvard cite la théorie d’Elie de Beaumont, que le maire de Chavignolles connaît : « Il est de Caen ! Je l’ai vu une fois à la Préfecture ! ». Puis s’adonnant à l’archéologie, au bout de six mois, leur maison ressemble à un musée : on y trouve l’arbre généalogique de la famille de Croixmare (clin d’œil de Flaubert au lecteur, puisque certains de ses ancêtres portèrent ce nom) et une statue de Saint Pierre (effectivement vue par Flaubert au Musée des Antiquaires de Caen) :

« Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert pomme. Sa chasuble, que des fleurs de lys agrémentaient, était bleu ciel et sa tiare, très jaune, pointue comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la bouche béante, le nez de travers et en trompette ».

Ils tâchent alors de « comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre de fleurs. Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoires grotesques qui terminent les ceintures de Feuguerolles ; et pour l’exubérance de l’homme obscène couvrant un des meneaux d’Hérouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole. »

« Après ils étudièrent les châteaux-forts, ceux de Domfront et de Falaise, voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay-le-Marmion, Argouge …Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un étameur, un vitrail gothique… ».

Puis ils veulent trouver le théâtre ancien que Bayeux devait posséder, selon Arcisse de Caumont et le champ médailler de Mutrécy. « Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu’on y avait introduits reparurent à Vaucelles, en grognant : « Can, can, can » d’où est venu le nom de la ville ».

Ils s’intéressent à l’auberge du Mesnil-Villement, à l’histoire d’Argentan par Dupatis Hérambert, à celle de Laigle, à l’ancien gibet de Falaise, aux oubliettes du donjon de Torteval, achètent le chapeau de David de la Bazoque, chef de voleurs tué sous le Directoire (et dont Flaubert a lu l’épopée à la bibliothèque de Caen), l’enseigne d’un marchand de chaussures (celle de Cachelou, commerçant à Falaise), un tableau d’une maîtresse du Régent (Mme de Parabère, tableau vu par l’écrivain en 1877 au Musée de Caen), des vieux papiers à la ferme de l’Aubrye (où Flaubert a vu la pierre levée qui se trouve dans le pré alentour), un pot à beurre de Noron moulé en 1817 pour le Duc d’Angoulême.

Enfin ils volent le bénitier qui se trouve dans la ruelle, contre le mur de l’église de Chavignolles, et qui était enfoui là, sous les herbes, depuis un temps immémorial.

Ils étudient aussi la Pierre du Post à Ussy, la Pierre Couplée au Guest, la Pierre du Darier, près de Laigle et le menhir de Passais (tous lieux visités par l’écrivain en 1877), les origines de Bayeux et cherchent le Mont Faunus, examinant les menhirs de Chichebouche (écrit pour le nom calvadosien de Chicheboville) et Livarot.

Puis ils se mettent à l’histoire de France, à la généalogie et décident, tel Flaubert dans son séjour, de passer quinze jours à la bibliothèque municipale de Caen, pour y faire des recherches. « Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des brochures, avec une lithographie coloriée représentant de trois-quarts Mgr le duc d’Angoulême », dont ils décident d’écrire l’histoire.

Vient alors le roman historique, Scott, Dumas, puis Sand, la tragédie, la comédie — à Chavignolles, on ne connaît guère que La brouette du vinaigrier, jouée à Falaise — le style, la grammaire, la syntaxe…

***

Mais la roue tourne dans le petit village :

« Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades et, le lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie ».

Des fonds sont distribués afin de constituer la Garde Nationale qui commence ses exercices sur la pelouse, devant l’église : « Bouvard s’empêchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. — On ne vous a pas dit de faire un arc, nom de Dieu ! » Écho humoristique d’une situation bien vécue par Flaubert, à Rouen, en 1870.

« Un dimanche (c’était dans les premiers jours de juin) un gendarme, tout à coup, partit pour Falaise. Les ouvriers d’Arqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles.» On constate qu’à quelques lettres près, la localisation est facile : Liffard pour Leffard et Pierre-Pont pour Pierrepont, ainsi que les autres communes, entourent bien le village de Chavignolles.

« Le chant des Girondins ébranla les carreaux et des hommes bras dessus, bras dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s’élevait… Le maire tremblait… la voix lui manquait… Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d’Angleville à Tournebu. Celui de Bayeux rendait absolument le même service. On pourrait creuser la mare !… Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mènerait au Château de Faverges… La place était couverte de monde ; et tous observaient le premier étage de la mairie, quand, à la croisée du milieu, sous l’horloge, on vit paraître Pécuchet, qui avait pris l’escalier de service. »

Cette dernière image semble bien pouvoir être placée dans la mairie de Caen, visitée par Flaubert, en particulier en raison de l’horloge et de l’ordonnancement général des lieux.

« Au petit jour, les gendarmes emmenèrent Gorgu à Falaise. Le 10 décembre, les Chavignollais votèrent pour Bonaparte ».

Alors Bouvard et Pécuchet s’interrogent sur le suffrage universel, sont invités à déjeuner par le comte de Faverges qui prépare sa rentrée politique (ils rencontrent le sous-préfet de Bayeux et un individu de Cherbourg), parlent droit divin, socialistes, économie politique et finissent par décréter que la politique « est une belle saleté ».

Le 3 décembre 1851… des jours tristes commencèrent. « Ils n’étudiaient plus dans la peur des déceptions ; les habitants de Chavignolles s’écartaient d’eux… »

Pourtant, l’horizon était toujours le même : des champs en face, à droite l’église, à gauche un rideau de peupliers.

Les deux connaissent à ce moment, chacun, une aventure féminine : Bouvard, appréciant les charmes de madame Bordin (dont la lèvre s’orne du fin duvet que Flaubert a attribué à toutes ses héroïnes) est sur le point de signer un contrat de mariage, mais la dame n’était intéressée que par une pièce de terre ; sa déception est au niveau de son jugement : « la garce ! ». Quant à Pécuchet, il courtise Mélie, la servante, une fille sortie de Ouistreham, et en reçoit une maladie caractéristique. C’est décidé : « Plus de femmes, n’est-ce-pas ? Vivons sans elles ! » décident-ils en s’embrassant avec attendrissement. Situation évoquant celle vécue par Flaubert en compagnie de Maxime du Camp, Louis Bouilhet ou Edmond Laporte.

Ils reprennent leurs expériences sans fin : hydrothérapie, gymnastique, tables tournantes (l’épisode des esprits frappeurs ayant débarqué au château de Faverges n’est peut-être que le rappel d’événements survenus réellement à celui du Tourneur) : « Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l’un de l’autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles. »

Nouvelle expérience avec l’étude du magnétisme ; ils soignent les douleurs intercostales, une névrose à l’estomac, un hémiplégique, et la réputation de Bouvard parvient jusqu’à Falaise ; assis sous un poirier de leur maison, sur un banc, ils donnent des consultations.

Après un épisode consacré au spiritisme et aux magiciens — une voiture de Falaise leur apporte le matériel — ils se mettent à rechercher de l’or.

« Sur la bruyère de Poligny — pour Potigny — autrefois, un homme avait trouvé un lingot d’or. L’anecdote est rapportée dans les histoires de Falaise (et Flaubert a lu l’un d’entre eux, Galeron) ; Ils ignoraient la suite : douze frères, avant de partir pour un voyage, avaient caché douze lingots pareils, tout au long de la route depuis Chavignolles jusqu’à Brettevllle. Avec une fourchette de coudrier, ils partirent à la découverte du trésor… ».

Suivent le survol de la philosophie, de la logique, des sens, de la morale, de la métaphysique, du spiritualisme, du matérialisme. Survient une phase dépressive qui entraîne les deux bonshommes à envisager le suicide – et l’on sait qu’en raison des ennuis financiers de sa nièce, Flaubert y a lui-même sérieusement songé, un temps, ils envisagent de se pendre, se ravisent, car leur testament n’est pas fait et se rendent à la messe de minuit : « Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres suspendus dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores… les voix fortes des hommes emplissaient le jubé, et la voûte de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. »

De cette description, il faut retenir que les divers éléments ont été notés par Flaubert dans l’église Saint-Sauveur de Caen, en 1877, et qu’une fois encore, ce qu’il a vu lui a servi pour écrire son roman. Le décor est peut-être aussi tiré d’une messe de minuit suivie par l’écrivain à Dieppedalle, près de Croisset, dans l’hiver 1878.

Bientôt, ils se mettent aux lectures pieuses, et Pécuchet, pour obtenir le don de persévérance, résolut de faire un pèlerinage à la Sainte-Vierge. Le choix des localités l’embarrassa et finalement, il se résolut pour celle de la Délivrande, située à 43 kms, parcourus dans un vieux cabriolet de location. (Voyage tout à fait identique à celui effectué en ce lieu par le même moyen, par Flaubert et Laporte, en 1877. D’ailleurs, la description de la statue restitue les notes prises par l’écrivain à cette occasion).

« La statue miraculeuse, dans une niche à gauche du chœur, est enveloppée d’une robe à paillettes… des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève de l’Ecole Polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles militaires, des cœurs d’argent et, dans l’angle, au niveau du sol, une forêt de béquilles. »

Au retour, le notaire leur apprend que Mme Bordin propose une rente de 7 500 francs pour l’achat de la ferme, « car la bonne dame, en vraie normande, chérissait par-dessus tout, le bien ». Contrat signé, on se penche sur la religion, on lit la Bible, on essaie de comprendre l’infaillibilité. Ces bonnes dispositions attirent l’attention de la famille du comte et, deux enfants ayant été recueillis en vain, Bouvard et Pécuchet proposent de les prendre en charge. Ce sera un échec, mais il faut noter que la petite Victorine appelle Bouvard « Mon oncle », comme la jeune Caroline appelait son oncle Flaubert : les souvenirs de l’écrivain ont dû revenir pour écrire ce passage.

Le roman se termine, après des essais infructueux sur la phrénologie, par une réunion à la mairie ; le texte définitif d’ailleurs, ne sera jamais écrit par Flaubert qui meurt le 8 mai 1880, mais les notes permettent d’avancer que la réunion prévue à l’hôtel de la Croix d’Or (au cours de laquelle Bouvard et Pécuchet doivent présenter leur projet de réforme du village de Chavignolles) se déroule dans un lieu qui ressemble fort à l’hôtel de Normandie à Falaise où Flaubert est descendu en 1877.

Le dernier témoignage est donné par l’écrivain dans le Dictionnaire des idées reçues, qui devait former la seconde partie de l’œuvre, à l’article Normands : « Croire qu’ils prononcent « des hâvresâcs » et les blaguer sur le bonnet de coton ». Aimable clin d’œil de ce vrai normand, qui le fut dans la vie et le resta dans son œuvre…

Gilles Henry.

(Caen – Calvados.)