Maupassant journaliste et le patriotisme républicain

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 23

 

Maupassant journaliste et le patriotisme républicain

 

Il ne viendrait pas à l’idée du lecteur moyen, en lisant un conte de Guy de Maupassant d’y chercher des signes ou autres indices permettant de dépister les convictions politiques de l’auteur. L’image d’Épinal du joyeux canotier, de « l’industriel des lettres » — du « notable commerçant » selon le Petit Bottin des Lettres et des Arts (1886) — reste intacte dans trop d’esprits. Et même Anatole France de s’étonner, de s’irriter même devant ce qu’il estime la discrétion excessive de l’auteur de Boule de suif : « Je voudrais savoir ce que croit et sent en dedans de lui cet homme impitoyable, robuste et bon », écrit-il dans un de ses essais. Et pourtant, le chroniqueur qui fournissait de la copie, souvent hebdomadaire, entre 1880 et 1884, au Gaulois d’Arthur Meyer, et au Gil-Blas était loin de négliger l’actualité politique dans ses articles. D’ailleurs, s’il est vrai, comme on a dit, que chez Maupassant le conteur et romancier naturaliste a dû « dérober la vision du monde sous la vision d’art », ce ne serait pas étonnant que l’homme se révélât davantage dans ses écrits journalistiques. Les éditions parues ces dernières années de l’ensemble des chroniques ne font que confirmer le bien-fondé de cette hypothèse.

Pour certains écrivains de l’époque, le journalisme n’est qu’un moyen ; mais dans le cas de Maupassant cette « hebdomadaire ou quotidienne gymnastique » lui donna, selon Paul Alexis, une facilité et une fécondité « que la comparaison avec le passé rendait déconcertante » (Revue illustrée, 1er avril 1888). Pour Maupassant, si pénible que fût son apprentissage transposé plus tard dans les angoisses de Georges Duroy en mal de copie (Bel-ami) — la discipline journalistique ne fut pas une besogne dont on a hâte de se débarrasser une fois acquise gloire et aisance financière.

Dès 1876, il fit part à Flaubert de son ambition de tenir la chronique dramatique dans La Nation, mais ce ne fut qu’en 1878 que débuta sa collaboration avec Meyer. Dans une lettre à sa mère, il dit son désir de ne pas sentir qu’il aura les mains liées, « même en n’y faisant pas de politique. » Et dans les articles que l’envoyé de Meyer en Algérie envoie au Gaulois, il se moqua ouvertement de ses confrères journalistes, « personnages presque officiels, porte-voix dociles de l’autorité », et qui « ne voyagent ordinairement qu’entre le Préfet et le Général » (Le Prisonnier, 28 juillet 1881). Indépendance d’esprit qui dut plaire à Meyer, lui-même peu suspect de sympathie pour la politique étrangère de la République « républicaine » qui depuis 1879 se trouvait solidement représentée à tous les postes de commande. Souci d’autonomie et d’indépendance d’ailleurs, qu’il avait loué en novembre 1880 dans une chronique consacrée à son ami Tourgueniev : « la seule chose que haïssent tous les hommes, en religion comme en politique, c’est la véritable indépendance d’esprit » (« L’inventeur du mot « nihilisme »).

Connu, lui aussi, parmi ses collègues de ministère, pour son franc parler et ses « doctrines insensées », M. Rade (« ce vieux fou de Rade ») déclare à la cantonade que « si la guerre est une chose horrible », le patriotisme est « l’idée mère qui l’entretient ». On a eu beau dire que les Rade et Patissot de Maupassant sont calqués sur les Bouvard et Pécuchet de Flaubert, il est évident que sous leurs paradoxes et leurs « boutades » percent quelquefois certaines convictions intimes où Jules Ferry procède à la « bruyante expulsion des moines ». Maupassant fait dire au narrateur de Mon Oncle Sosthène que le patriotisme n’est qu’une autre religion, et que « c’est l’œuf des guerres ».

Le patriotisme est aussi un des sujets qu’il entend « dépoétiser » dans sa chronique  Pensées libres, écrite pour Le Gaulois en 1881, texte qu’il réédite, pour les lecteurs du Gil-Blas trois ans plus tard (Le fond du cœur). Citant Herbert Spencer, le philosophe anglais, auteur des Principes de sociologie (1877), il affirme que « le patriotisme est pour la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu ».

Mais c’est le célèbre « coup d’état » manqué de Mac Mahon, le 16 mai 1877, qui fut l’occasion de la première prise de position politique de Maupassant : « Ô Radicaux, (…), délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n’ont dans la tête qu’une ritournelle et de l’eau bénite », écrit-il à Flaubert, le 10 décembre 1877. Il emboîte ainsi le pas à son maître à penser pour vilipender « ce Bayard des temps modernes » – c’est ainsi que Flaubert l’appelle dans sa correspondance avec Zola et Maupassant. Dans une lettre à sa mère (sept. 1878) Guy repart à l’attaque contre « le vaincu glorieux mais stupide qui tient nos destins », car Mac Mahon ne s’était ni soumis ni démis, et s’accrochait encore à ce qui restait de sa présidence discréditée. La gauche se sera bientôt emparée de tous les leviers de commande de l’État, mais l’avènement de la République « républicaine » saura-t-il préserver la France des « sauveurs » et des « militaires » ? Sous l’Ordre moral, on avait fait un immense effort de renouvellement des cadres et de réadaptation de l’armée, deux cabinets avaient été formés autour du général de Cissey, Ministre de la Guerre, et 1877 avait été marquée par la formation d’un cabinet « extra-parlementaire » confié au général de Rochebouet, et par la toute récente tentative de coup d’état du 4/5 décembre.

Gambetta allait, pour sa part, procéder à une épuration du personnel et à une réforme de l’état-major, mais c’était avec l’intention de remplacer une armée à traditions aristocratiques par une véritable égalité de la nation. La caserne devait être un facteur d’unification du peuple, une expression d’unanimité patriotique : le projet maintes fois débattu d’un service militaire de trois ans obligatoire pour tous, avec suppression des dispenses, du tirage au sort, et du volontariat, est attaqué par Maupassant dans plusieurs chroniques de 1883 : même les volontaires reviennent écœurés du régiment, écrit-il (En rôdant, Le Gaulois, 14 février). Cela pourrait signifier « la fin du service militaire, l’agonie du patriotisme » ajoute-t-il, narquois. Il revient à l’attaque, pour les abonnés du Figaro, en 1884 : parodiant Musset, il ridiculise « les Dupont et les Durand qui nous gouvernent » ; avec leur « idée patriotique et sublime », ils risquent d’accomplir une « très mauvaise besogne pour la patrie » (L’Aristocratie, 21 avril), affirme Maupassant.

L’annexion par la République du patriotisme comme idéologie quasi-officielle enseignée dès la classe d’instruction civique, et le rôle dévolu au gymnaste et au militaire à côté de l’instituteur dans la pédagogie bertiste lui semble de fort mauvais augure : « Et nous avons aujourd’hui, écrit-il dans Sur l’eau, son journal de bord, des écoles où on apprend à tuer ». Et si Maupassant traite les écoles de la République d’établissements « de torture morale et d’abrutissement physique »Alma mater, Gil-Blas, 9 juin 1885), et qu’il prône le système éducatif anglais, ce n’est donc nullement qu’il envisage la question dans une perspective bertiste. Et, « puisqu’on parle tant de patriotisme », déclare le chroniqueur, ce serait une politique autrement plus « patriotique » si on élevait « des hommes vigoureux » (Les Enfants, Gil-Blas, 23 juin 1885). Or le patriotisme du Français sous la République n’est nullement « muet, effectif et persévérant », il est surtout « de parade et de démonstration ». Et du reste : « Quand il est sincère, il se produit par élans impétueux et souvent intempestifs ».

Même les grandes Expositions internationales et autres, auxquelles la République prend goût, semblent à Maupassant plutôt des manifestations de nationalisme que d’un internationalisme pacifique ; à l’origine financées par souscription publique, elles sont à partir de 1878 prises en charge par l’État. Celle de 1878 avait été largement déficitaire, mais elle avait eu tout le rayonnement voulu et atteint les buts politiques visés, tout comme le ferait celle de 1889 : l’une fournissant la preuve du redressement de la France, l’autre venant à point nommé pour faire oublier la débâcle boulangiste. L’une comme l’autre légua à la postérité une architecture monstrueuse : dans La Tourprends garde (Gil-Blas, 19 octobre 1886), Maupassant rappelle « l’affreuse bâtisse… déposée sur la Butte du Trocadéro » pour l’Exposition de 1878, et dans une autre chronique, rêve d’une « Commune déboulonneuse » qui détruirait la « pointe de fer » de M. Eiffel.

En traitant de « parade et de démonstration » le patriotisme de la République de Jules Ferry, Maupassant touche à un aspect capital de la démagogie auquel il reviendra constamment. Tout comme on « nationalisait » pour ainsi dire les expositions, on encourageait le public par tous les moyens à participer aux manifestations, et à pavoiser à qui mieux mieux (Avant la fête, dans Les Dimanches…) ; et surtout à fêter le 14 juillet, nouvellement promu fête nationale en 1880, avec, cette année-là, remise de nouveaux drapeaux aux régiments. Le voisin de M. Patissot, lui fait part de son désarroi, un 14 juillet : sous la monarchie il avait vu de ses propres yeux Charles X, Louis-Philippe, et sous l’Empire, Napoléon en personne, « et je m’y suis rallié, Monsieur !… mais je n’ai pas vu la République ! » Car en l’absence d’un personnage en qui la République peut s’incarner, on a recours à la représentation collective ou impersonnelle. Dans les rues de Paris, il y a beaucoup comme ce voisin de Patissot, et c’est eux que visent symbolisme et allégorie républicains. Clairon, tricolore, hymne national servent à combler le vide laissé par roi et empereur.

On n’attend plus d’ailleurs qu’un démagogue capable d’exploiter à ses propres fins tout ce potentiel d’exaltation. En attendant, il suffit du tournoi de billard qui oppose le Français Vignaux à l’Américain Slosson à la salle Crémorne, et qui défraie la chronique en février 1882, pour qu’une certaine presse parle d’une lutte homérique entre républiques ( Les Scies, Le Gaulois) ; ou du retour en France de l’actrice Sarah Bernhardt pour susciter dans les esprits chauvins « des pensées patriotes » sinon des idées « de gloire nationale, de grandeur républicaine, voire de revanche », écrit Maupassant (Enthousiasme et cabotinage, Le Gaulois, 19 mai 1881). Depuis 1878 déjà, Maupassant, de son propre aveu cherchait n’importe quel prétexte pour fuir la capitale le 14 juillet, une fois faisant les 49 kilomètres entre Bezons et Médan pour livrer son nouveau bateau à Zola. Huit ans plus tard, c’est l’année de l’apothéose du général Boulanger à la revue de Longchamp — le conteur prend la relève du journaliste pour se plaindre de la « tyrannie républicaine » qui lui semble « plus menaçante que les tyrannies impériales ou royales » (Jour de fête) ; et il a beau se réfugier dans une église pour éviter les festivités, les vitraux disent tous la même histoire : « Hier on fêtait Dieu… aujourd’hui on fête la République ». Et le narrateur dans Le Horla de maugréer à son tour, la même année : « C’est pourtant fort bête d’être joyeux à date fixe par décret du gouvernement. »

Il est clair que Maupassant se méfie de l’âme de la foule, surtout quand elle est manipulée par un Paul Déroulède, un Boulanger, ou est sous l’emprise d’une idéologie. L’auteur du Horla, qui suivait les cours de Charcot à la Salpêtrière, n’ignorait pas les phénomènes d’hystérie collective, de l’idée fixe et de l’hypnose, connus bientôt de toute la bonne société, très friande de ce genre de science. On comprend d’autant mieux son énervement quand Mme Juliette Adam, directrice de la Nouvelle Revue refuse sa copie, et lui conseille d’écrire dans le style et avec les sentiments de Paul Déroulède s’il veut que ses œuvres paraissent dans les pages de son journal. Le patriotisme agressif et combatif du fondateur de la Ligue des Patriotes avait peu de chances de se recommander à l’auteur de Boule de suif. Le clairon de Déroulède, et ses Marches et Sonneries, (1881), font vibrer la corde patriotique chez plus d’un, et même les concours académiques, note Maupassant, se mettent au diapason : en 1883, par exemple, on propose aux jeunes poètes comme sujet : Sursum corda : « Vous allez me parler de patrie, de revanche… faire rimer France avec espérance, Allemagne avec Que la honte accompagne » (« Sursum corda », Le Gaulois, 3 déc. 1883).

Maupassant annonce donc à Flaubert (lettre du 2 janvier), qui attendait avec impatience « l’élucubration antipatriotique » de son protégé, que sa contribution aux Soirées de Médan en 1880 ne sera inspiré d’aucun « chauvinisme à la Déroulède ». En vérité, le « désintéressement voulu » des cinq collaborateurs, leur « bonne foi… dans l’appréciation des faits militaires » dont parle Maupassant dans sa réponse datée du 5, sont des termes qui pourraient s’appliquer à toute la série de contes sur la guerre qu’il écrira par la suite. À ceux d’entre ses compatriotes qui tirent de la débâcle de 1870 une leçon à sens unique, faite d’une certaine idée de la France meurtrie, de haine de l’Allemand, de revanche enfin, Maupassant adresse les contes qui vont du Mariage du Lieutenant Laré (1878) aux Rois (1887) en passant par La Mère Sauvage (1884). Tous les Français ne furent pas des héros ; les valeureux ne furent pas toujours ceux que l’on pensait, ni les Allemands toujours les Uhlans féroces de la légende. Les gestes « patriotiques » furent plus souvent dérisoires qu’ils n’étaient sublimes. Et la défaite ne fut pas une débâcle pour tout le monde : pour beaucoup le changement de régime inespéré promettait la réalisation d’ambitions longtemps chéries. Un conte de 1883 (Un coup d’État) contient une phrase significative où Maupassant semble renvoyer dos à dos Communards et Versaillais… En 1889, enfin, le chroniqueur se joint à la vive controverse autour du roman de Lucien Descaves, Sous-Offs, qu’un gouvernement sourcilleux veut censurer ; et dans le même texte, il évoque l’affaire d’une pièce de Coppée, Le Pater, réprimée aussi parce que non-conforme à la version « officielle » des événements de 1871 (Danger public, Le Gaulois, 23 déc. 1889)

En somme, Maupassant, systématiquement et pendant dix ans remet en cause toute une mythologie de 1870 qu’il estime par trop répandue et en passe de se fixer dans l’inconscient collectif de tout un peuple. Il insiste souvent sur la responsabilité qui revient aux démagogues républicains, et à Gambetta entre tous, à celui dont les « proclamations emphatiques, pendant la guerre de 1870 resteront comme des modèles d’éloquence grotesque » (Méditations d’un bourgeois, Le Gaulois, 31 janvier 1883). Deux ans plus tôt, avant le deuxième tour d’élections législatives (sept. 1881) le célèbre discours de Cherbourg d’août 1880 sur la justice « immanente » et les « grandes réparations » était encore dans quelques esprits, et Maupassant évoque aussi, par la même occasion, la diplomatie personnelle d’un Gambetta qui, alors simple président de la Commission du budget, avait tenté en 1878 une démarche auprès de Bismarck pour régler une fois pour toutes la question d’Alsace-Lorraine (20).

Maupassant n’apprécie pas plus — à en juger par son œuvre journalistique — un nouvel avatar du patriotisme sous la République de Ferry et qui consiste à faire de l’expansion coloniale un dérivatif aux déceptions militaires récentes. Si l’auteur de Bel-ami en 1885 expose agiotage et spéculation comme les moteurs de politique expansionniste française, le chroniqueur de 1881 s’en prenait déjà à la France pour l’aventure tunisienne, entreprise pour neutraliser l’influence de l’Italie auprès du Bey (La Pitié, Le Gaulois, 22 déc. 1881). Il attaque l’envoi de troupes dans le seul but de « satisfaire on ne sait quelles ambitions, on ne sait quels antiques préjugés de gloire et de vanité nationale. » Il ridiculise les efforts de certains pour exacerber la situation : « Est-ce que le ridicule chauvinisme s’affaiblirait ? » écrit-il, constatant que le public refuse de s’émouvoir à l’appel « guerrier » d’un confrère chroniqueur dans les colonnes du Gaulois ulcéré par l’hostilité de la presse Italienne (Zut !, Le Gaulois 5 juillet 1881). D’ailleurs, c’est bien la peine de s’en offusquer tant il est évident que la mise sous protectorat de la Régence avait été préparée de longue date, comme on l’apprendrait dans Bel-ami, les fameuses incursions des Kroumirs en territoire algérien étant le prétexte tout trouvé.

Quatre ans plus tard, et avec un certain recul, Maupassant est à même de juger les erreurs d’appréciation de son ancien patron au Ministère de l’Instruction publique, Jules Ferry, au Tonkin. Alors que pour Ferry les colonies représentaient pour la France, selon la formule célèbre non seulement « un placement de capitaux des plus avantageux » mais aussi « des rades d’approvisionnement, des abris, des ports de défense et de ravitaillement », pour Maupassant, il s’agissait bien plutôt, dans la poursuite de la guerre au Tonkin, d’une « méthode ingénieuse inventée pour remplacer par des torpilleurs à bon marché toute notre marine cuirassée mise aux vieux fers chinois » Nos Optimistes, Le Figaro, 18 février 1886). Et comme il avait pressenti la courte carrière de Gambetta, Maupassant, dans une chronique de janvier 1884 (Ayez donc de l’esprit !) prédit la chute de Ferry à qui il manquait l’éloquence et surtout l’esprit du vrai démagogue qui lui aurait permis de perdre « cent mille hommes, et cent milliards en Tunisie comme au Tonkin » sans que le peuple et ses collègues à la Chambre le désavouent. Dans la même chronique, Il va jusqu’à accuser le Président du Conseil d’avoir peut-être sans le savoir, fait le jeu de Bismarck qui, selon Maupassant, « depuis douze mois attend (…) dans une paix armée inquiétante et profonde. »

Maupassant n’est pas revanchard pour autant, quoi qu’en aient dit certains, dont François Tassart, son fantasque valet, auteur des Mémoires dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils sont à manier avec précaution ! Dans le roman Fort comme la mort, dont le sujet est conçu au moment où l’affaire Schnaebelé battait son plein, une page intéressante semble mettre en cause « notre impétuosité » et justifier la Triplice, le Dreikaiserbund, et toutes les alliances faites par Bismarck pour isoler diplomatiquement la France. Ce qui est certain, c’est que le journaliste, comme le conteur et romancier, plutôt que de prendre position pour l’un ou l’autre camp, aime mieux signaler, partout où il les trouve, ridicules et inconsistances absurdes d’un certain patriotisme. C’est ainsi que dans Philosophie Politique (Gil-Blas, 1885) il déplore les « susceptibilités de l’« honneur national » chez des patriotes français lors d’une échauffourée avec une délégation allemande venue poser une gerbe aux obsèques de Jules Vallès. Nervosité qui fait contraste à « notre attitude de battu satisfait » dans la guerre au Tonkin. D’ailleurs, est-il certain que Bismarck, en supposant qu’on lui présente toutes les possessions françaises d’outre-mer contre les provinces perdues, les voudrait, tant il est vrai que la colonisation française semble s’être faite en dépit du bon sens, ajoute Maupassant, ironique. Comme toujours, derrière — car pour plaire aux lecteurs et surtout aux lectrices du Gil-Blas il ne faut pas être trop sérieux — Maupassant trahit ses convictions profondes, ou du moins soulève un coin de ce voile de discrétion qui irritait tant Anatole France.

Il est enfin et surtout sensible aux excès d’un nationalisme exclusif et aveugle ; s’il se félicite du calme français devant les provocations italiennes en 1881 ( Zut !), il en va autrement du nationalisme outré d’un Francesco Crispí, Ministre de l’Intérieur et plus tard Premier ministre italien. Quand celui-ci en 1882,  « voulant nous faire comprendre… que nous ne leur étions plus sympathiques » encouragea vivement toutes les provinces italiennes à fêter avec une pompe particulière l’anniversaire de « ce célèbre massacre des Français », les Vêpres siciliennes de 1282, ce fut hautement comique (Comédie et drame, Le Gaulois, 4 avril 1882). Mais devant les insultes répétées du républicain italien aux alentours de 1889, Maupassant, selon François Tassart, détruisit le manuscrit d’impressions de son récent voyage en Italie.

En somme, l’attachement à son pays que ressent Maupassant est bien plus sentimental, plus viscéral, qu’il n’est intellectuel ou idéologique ; c’est toujours le terroir, la province, moins souvent la patrie, que regrettent les personnages déracinés. C’est l’angoisse, le chagrin « lent et pénétrant de bête en cage, qui se souvient » des jeunes soldats que la caserne arrache à leur pays natal (Petit soldat). Aussi est-il un crime d’expulser… les princes, ainsi qu’il est proposé dans le projet Floquet en 1883 : « Exiler, c’est arracher l’être de son sol, rompre les racines de ses habitudes et de sa vie » (L’Exil, Le Gaulois, 8 février 1883). En apprenant, quelques jours plus tard, que le plus célèbre des exilés, le maréchal Bazaine, a publié une nouvelle justification de sa tactique devant Metz en 1870, Maupassant lui consacre une chronique compatissante ; un aspect piquant de cette affaire, et que Maupassant n’omet pas, c’est que le duc d’Aumale, le premier visé par le projet Floquet, avait lui-même présidé le conseil de guerre qui condamna Bazaine en 1873 !

Pour conclure, le vrai patriotisme au sens où Maupassant l’entend, est bien autre chose qu’une préférence exclusive pour sa patrie : « En dehors de ce sentiment idéal qu’on appelle « l’amour de la patrie », il existe une singulière tendresse (…) instinctive et presque sensuelle pour le pays où nous sommes nés » (L’Exil). Ce même attachement au terroir (« parce que j’y ai mes racines, qui attachent un homme à la terre où sont nés et morts mes aïeux »), il le décrit dans le Le Horla aussi. On est loin du nationalisme outré de l’instruction civique d’un Paul Bert. Et il n’est pas jusqu’aux contes et nouvelles qui ne confirment cette idée : en 1871 le malheureux Walter Schnaffs, égaré derrière les lignes françaises, « pensait longuement aux siens laissés là-bas », « toutes les nuits », et « pleurait parfois ». Il n’était pas le seul ; car, du côté français, nombreux sont les « petits troupiers » sur les fortifications de Paris qui « soupirent et parfois pleurent » (L’Exil). Ils sont le symbole et l’expression, les uns comme les autres, d’un monde pourri par la guerre… et par le patriotisme, ce sentiment qui, selon M. Rade, « ce vieux fou de Rade » n’est pas moins que « l’idée-mère qui l’entretient ».

Adrien Ritchie.

Université de Bangor Grande-Bretagne.

1. Une interminable controverse sur l’antisémitisme, entre le Garde des Sceaux, Robert Badinter, et Lucien Bonnet, ancien ministre gaulliste, défraya la chronique en mai 1982, à la suite d’attentats sur des synagogues parisiennes. On évoqua les « moisissures » d’une certaine société parisienne évoluée, peinte par l’auteur de Fort comme la mort, et Le Garde des Sceaux de s’en prendre violemment à Maupassant : « c’est l’antisémitisme, et c’est l’extrême-droite pour sa philosophie politique ; c’est déjà l’Action française, et c’est déjà avec le talent en plus, les tonalités de Gringoire37 »

2. André Vial, Guy de Maupassant et l’art du roman, Nizet, 1957.

3. Œuvres complètes, Cercle du Bibliophile, Coll. Dirigée par Pascal Pia ; Chroniques, Union générale d’éditions, coll. 10/18, Série « fins de siècle », préfacée par Hubert Juin.

4. Voir aussi Méditations d’un bourgeois, ibid., 1883. Il est trop facile de lui reprocher, comme le fait A. Lanoux, (Maupassant de Bel-ami, Fayard, 1967), sa technique « essentiellement journalistique, de refonte et de reprise ». Souci d’économie d’un journaliste en mal de copie, ou permanence de convictions dont il ne se départira pas ?

5. Collègue de Patissot, le « bourgeois de Paris », dont Maupassant présente les « dimanches » aux lecteurs du Gaulois en 1880. Classer ces chroniques, que rien ne distingue des contes, et d’une manière plus générale, tout texte court paru pour la première fois dans les colonnes d’un journal, relève en fin de compte des préférences de l’éditeur. H. Juin l’a bien compris : « Journaliste par ses contes, (Maupassant) fut un témoin extraordinaire par ses chroniques… »

6. Voir Conflits pour rire, Gil-Blas, 1er mai 1882.

7. Pourtant, Pascal Pia écrit (« Romanciers, poètes et essayistes du 19e siècle » Denoël, 1971) que Maupassant « ne semble pas avoir été tenté de mettre en question l’ordre établi », que « son individualisme s’accommodait sans difficulté d’une République (si) conservatrice. »

8. « Faire l’histoire de la démocratie dans l’armée, c’est faire l’histoire même des progrès de l’unité et de la patrie française », dit-il dans un discours célèbre au banquet Hoche à Versailles en 1878. Et pourtant, la suppression des armées permanentes avait été une revendication majeure du Manifeste de Belleville en 1869.

9. C’est d’ailleurs ni plus ni moins qu’une manœuvre politique : « Il ne s’agit ici que de la réclame électorale », prétend Maupassant dans L’Égalité (25 juin 1883)

10. Voir le discours de Gambetta fait à Bordeaux en 1872.

11. En 1885, Jean Macé, fondateur de la Ligue française de l’enseignement (1866) avait publié un Manuel de tir, à l’usage des écoles primaires, des lycées et des bataillons civiques. Voir R Girardet, La société militaire dans la France contemporaine, 1815-1939, Paris, 1953, P. 170.

12. Voir aussi Philosophie-politique, du mois d’avril 1885.

13. Voir « La Fortune » Gil-Blas, 19 oct. 1986 ; La Vie errante, passim ; et la correspondance de Maupassant en 1889, année où il fuit Paris et « sa grande salope d’Exposition. »

14. Voir M. Agulhon, L’Allégorie de la République, dans Romantisme, 1978, p 143.

15. Maupassant, comme son ami Vallès nouvellement amnistié, (Les baguettes sont cassées I Plus de tambours ! Le Tableau de Paris, 1882) félicite le général Farre. Bien que ministre de la guerre sous Ferry et sous Freycinet et l’homme qui organisa l’expédition de Tunisie, il mérite le titre de « L’Érostrate du siècle » pour avoir « supprimé les tambours dans l’armée française » (voir Les Scies, Le Gaulois, 8 février 1882).

16. Décrétée hymne national en février 1879, la Marseillaise que siffle si cruellement Cornudet « le démoc » dans Boule de suif, n’est jamais autre chose qu’une vulgaire chanson gueulée par « patriotes » enivrés, ou braillée par matelots en goguette (La Maison Tellier).

17. Voir Ritchie, A.C., « Maupassant et la démocratie parlementaire », Studi  francesi, oct.-déc. 1982

18. « Déroulède assimilé à Leconte de Liste et Theuriet donné pour modèle ! » s’exclame Flaubert en réponse à une lettre de Guy de Maupassant du 3 décembre 1879. « Décidément elle aime mieux Déroulède ! » conclut Maupassant quand Mme Adam n’accuse même pas réception d’un deuxième envoi.

19. Vallès, ayant refusé de se présenter aux élections de 1881, « me semble plus malin » continue Maupassant : « il est arrivé à n’avoir plus confiance que dans la couche des fusillés » — rappel ironique de l’expression célèbre de Gambetta en 1872 sur le suffrage universel et « la venue et la présence, dans la politique, d’une couche sociale nouvelle ».

20. Voir Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, 1871 – 1900, t.IV, p. 262

21. Discours prononcé après sa chute, le 28 juillet 1885.

22. En l’occurrence, on vota les crédits pour la continuation d’une présence française en décembre 1885, mais Ferry ne survécut pas au désastre de Langson du mois d’avril de la même année.

23. L’affaire Schnaebelé, on s’en souvient, ameuta l’opinion française pendant une semaine chaude d’avril 1887. Attiré en Lorraine par son homologue allemand, le commissaire de police français, F. Schnaebelé, est arrêté, accusé et incarcéré. Ce fut l’indignation à Paris, et il fallut tout le calme de Grévy (calme dont Maupassant se moque d’ailleurs) et l’aveu par Bismarck que le français avait été attiré déloyalement en territoire « allemand », pour rasséréner les esprits et désamorcer une situation tendue et dont profitait déjà Boulanger. Les partisans de ce dernier prétendirent par la suite que la reculade de Bismarck était due à la fermeté du Ministre de la Guerre.

24. Vial (op. cit. p 294) croit que Maupassant se moque du député conservateur Guilleroy, et il relève le « caractère pour le moins assez original » de son analyse de la stratégie de Bismarck. A.M Schmidt (Romans, Albin Michel, 1957) parle de « l’internationalisme dédaigneux » de cette société que peint l’auteur. Et pourtant, on peut penser que le député voyait juste… Bismarck ne voulait rien de plus que la paix : « tout le prouvait d’une façon aveuglante depuis dix-huit ans, jusqu’à ses alliances, jusqu’à ce faisceau de peuples unis contre notre impétuosité ».

25. Voir F. Tassart, Souvenirs sur Guy de Maupassant par François son valet de chambre, 1883 – 1893,

Paris, Plon, 1911.

26. Le ministère Fallières tomba sur cette affaire, avant que, sous Ferry, on arrivât à un compromis : les membres des familles ayant régné peuvent éventuellement êtres rayés des cadres de l’armée. C’est Boulanger, qui, trois ans plus tard, réglera personnellement le sort du Duc d’Aumale, proscrit le 13 juillet 1886, la veille de la Fête nationale et de la Revue de Longchamp.

27. Episodes de la guerre de 1870, et Blocus de Metz, Madrid, 1883.