Une lettre d’un Rouennais de 1857 à Gustave Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1985 – Bulletin n° 67 – Page 29

 

Une lettre d’un Rouennais de 1857 à Gustave Flaubert

 

Dans le précédent numéro nous avons publié une partie d’une lettre écrite à Louis Bouilhet à la fin de 1856 par un de ses amis rouennais, Louis Mullot (1816-1880), et concernant la publication de Madame Bovary dans la Revue de Paris.

Celle-ci, conservée à la bibliothèque de Chantilly (fonds Caroline Franklin-Grout) a été adressée par Louis Mullot à Gustave Flaubert, pour le remercier de lui avoir envoyé un ouvrage dédicacé de son roman. Mulot aimait la poésie, il se sentait inférieur à Louis Bouilhet dans cette discipline, par lui il avait connu Gustave Flaubert. Il savait qu’il ne pourrait jamais réussir et qu’il ne lui serait pas possible d’aller vivre à Paris, rêve de tous les Rouennais aimant la littérature. Il était pauvre, était comptable dans une maison de vente de vins et d’eaux de vie, dont il devint par la suite, après la mort de son patron, associé. Il est demeuré célibataire, et en a souffert. Dès qu’il avait terminé son travail, il revenait à sa chambre, pour écrire des poèmes, des pièces de théâtre dont aucune ne fut jouée. Quelques-unes de ses poésies furent publiées dans la Revue de Rouen et dans quelques journaux de modes grâce à Louise Colet.

Il semble que sa camaraderie et son amitié avec Flaubert était plus réservée qu’avec Bouilhet. Certainement Flaubert, avec sa prestance naturelle, lui en imposait, on s’en aperçoit dans le ton de la lettre. Elle est belle et franche : ce n’est pas un remerciement banal tout au contraire. Voici donc une lettre qui précède les articles des critiques parisiens et rouennais et cet autre Rouennais féru de littérature qui exprime son sentiment sur cet ouvrage donne en amateur éclairé ce qui l’a frappé, ce qui l’a touché, et nul doute que Flaubert en a été remué. Cent trente ans après son envoi, cette lettre a conservé toute sa fraîcheur initiale et même sa candeur. (1)

A.D.

Rouen le 19 avril 1857.

Monsieur et ami
Il est convenu d’avance que, lorsqu’un auteur nous fait l’offrande de son livre, nous devons lui répondre par des éloges. Grâce à cette habitude polie mais lâche, l’écrivain ne sait à quoi s’en tenir ; il est naturellement disposé à prendre toute sincérité louangeuse pour un mensonge de bon goût. La lettre que voici sera donc confondue par vous avec les banalités d’usage, je m’y attends et j’en prends mon parti.
Rien ne pouvait m’être plus agréable que l’envoi de votre roman, surtout avec la marque aimable de souvenir que vous avez mise en tête, aussi ai-je voulu le relire tout entier avant de vous répondre.

Maintenant que je le connais véritablement et que j’ai réfléchi sur l’ensemble, permettez-moi de vous dire que c’est à mon gré une œuvre sérieusement belle, dont vous avez droit d’être fier. Elle me paraît sagement conçue et chaudement exécutée. Vous êtes — chose rare — en pleine réalité d’un bout à l’autre : rien de criard, rien de forcé, rien de mélodramatique, surtout pour l’ombre de ce qui s’appelle faux brillant. Vos personnages ne sont pas des abstractions, ils ont chair et os, ils agissent et parlent comme on le fait autour de nous : on croit déjà les avoir déjà vus. Madame Bovary pour ne parler que d’elle, est un type : elle appartient à notre époque comme monsieur Prud’homme, comme Robert Macaire, c’est la petite bourgeoise vaniteuse, sensuelle et sentimentale. Elle est aussi vivante et aussi vraie que Manon Lescaut. Monsieur Homais, l’apothicaire n’est pas une personnalité moins neuve ni moins puissante. Quant à l’action, un peu lente dans le commencement, ce qui était à peu près inévitable, elle se développe peu à peu, va grandissant et arrive à produire en dépit de sa simplicité, plus d’effet que les grandes machines dramatiques. Je ne connais que Balzac qui sache narrer son lecteur aussi complètement que vous. Vous êtes poète à l’occasion, historien et philosophe toujours. La moralité que vous n’avez pas cherchée peut-être, est écrite de toutes parts dans votre œuvre, elle éclate en traits de feu dans la catastrophe émouvante, et désespérée s’il en fut jamais. À mon avis enfin, Madame Bovary n’est pas un roman, c’est une histoire, une histoire dramatiquement et consciencieusement écrite, faite, si cela se pouvait, pour arrêter sur la pente une femme disposée à mal faire. Je l’ai lue tout d’un trait, elle m’a causé un ébranlement nerveux dont j’ai quelque peine à me remettre. C’est pourquoi je vous prie de me pardonner la longueur peut-être intempestive de cet éloge d’ignorant.

J’ai l’honneur, Monsieur et ami, votre respectueux et affectionné.

Mulot

(1) Bib. mun. de Rouen, (fonds Bouilhet, lettres de Louis Mullot)