Flaubert et la révélation de la volupté exotique

Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 29

 

Flaubert et la révélation de la volupté exotique

Nous avions commencé cette recherche en 1974 et les conclusions auxquelles nous aboutissions étaient tellement opposées à celles dans un tiroir, sachant que l’on a rarement raison contre tous. Depuis, les publications de certains spécialistes de Flaubert commencent, non pas à bouleverser complètement les idées généralement admises, mais à leur restituer un équilibre certainement plus proche de la vérité. On accordait une place démesurée, presque unique à une femme, Élisa Schlésinger ; son rôle reste incontestablement très important, mais il n’est pas unique.

En effet, les femmes occupent dans l’œuvre de Flaubert une place prépondérante. Dans la vie de l’homme, elles ont également tenu une place importante. L’une d’elles, Eulalie Foucaud de Langlade, malgré un passage très bref — quatre jours — dans la vie de Flaubert, a laissé une trace profonde. Son influence dans l’œuvre, nous semble aussi importante que celle d’Élisa Foucault, épouse Judée, puis Schlésinger, car elle demeure, sur le plan de l’affectivité, dans les goûts érotiques de Flaubert, le fait capital qui a conditionné toute sa sensualité. Aussi, allons-nous, en retraçant les événements de ce que nous qualifierons « l’aventure marseillaise » tenter de restituer l’état d’âme de Flaubert qui, en s’harmonisant avec l’atmosphère du moment et du lieu, gravera dans son psychisme une empreinte indélébile que nous essayerons de définir, afin de pouvoir la détecter toutes les fois que son influence sera sensible dans l’œuvre de Flaubert.

Pour le récompenser d’avoir réussi à son baccalauréat en août 1840 (1), le docteur Flaubert offre à son fils Gustave, un voyage dans le midi. Les études livresques terminées, il lui fallait maintenant voyager pour faire son éducation sociale. Le docteur Flaubert semblait suivre à la lettre le système d’éducation que préconisait Montaigne (2). Il avait, d’ailleurs, fait la même chose pour son fils aîné, Achille, qui avait voyagé en Écosse en septembre 1835 (3). Ce dernier avait dû garder un bon souvenir de son voyage et de son compagnon, puisqu’il conseillera à Gustave de partir lui aussi avec le docteur Cloquet, ami du docteur Flaubert, un de ses anciens maîtres (4).

On sait les appréhensions du jeune bachelier sur son futur compagnon : mon « instinct donc me dit que le voyage sans doute me plaît, mais le compagnon guère. Après tout, j’ai peut-être tort. » (5) Il avait, en effet, grand tort et il le reconnaîtra lui-même (6).

Gustave, le docteur Cloquet, sa sœur Lise et l’abbé Stéphani visitent les Pyrénées, le Languedoc et la Provence. Les quatre voyageurs font étape à Marseille où Mademoiselle Lise et l’abbé Stéphani vont terminer leur voyage et prendre le chemin du retour. Gustave et le docteur Cloquet vont poursuivre le leur par la visite de la Corse. Mais avant, il a fait une rapide incursion en Espagne : il en est fier et heureux, il voudrait y vivre et aimerait bien y être muletier. Il se coucherait sur ses mules et écouterait « leurs clochettes dans les gorges des montagnes ; (sa) chanson mauresque fuirait répétée par les échos. (…) c’est l’Espagne telle qu’on l’a rêvée souvent : (…) un rayon de soleil sort tout à coup et vous inonde de lumière (…) En me promenant dans Fontarabie, je m’ouvrais, écrit-il, tout entier aux impressions qui survenaient, je m’y excitais et je les savourais avec une sensualité gloutonne ; je me plongeais dans mon imagination de toutes mes forces, je me faisais des images et des illusions et je prenais mon plaisir à m’y perdre et à m’y enfoncer plus avant. » (7)

Gustave est donc dans un état de grâce artistique : chaque nouvelle découverte de paysages méridionaux, chaque émotion de plaisir à la vue de vestiges de l’Antiquité, dilate et aiguise ses sens jusqu’à les exacerber (8).

Comme les garrigues de Provence et les maquis de Corse, après une longue sécheresse, s’enflamment à la moindre étincelle, Gustave allait s’embraser au contact d’Eulalie.

Le nouveau bachelier et le docteur Cloquet sont de retour de Corse à Marseille, porte de l’Orient, un samedi matin (9). Ils descendent à l’Hôtel Richelieu, tenu par Mme Foucaud et Mme de Langlade, sa mère, vieilles connaissances du docteur Cloquet. Probablement était-il descendu à leur hôtel ? (10)

L’après-midi, Gustave, grand amateur de bain et bon nageur, va se baigner dans la Méditerranée. (11) À son retour à l’hôtel, il rencontre Mme Foucaud qui, certainement l’attendait. Sous un motif quelconque, elle l’attire dans sa chambre, ayant jeté son dévolu sur ce beau jeune homme. Lui est troublé par cette « femme de trente-cinq ans, magnifique » (12). Ils se regardent, ils se parlent, mais les mots dits n’ont aucune importance, car il éprouvait devant elle « un plaisir délicieux » (13). Il tremblait sous les regards de cette « belle femme triomphante » à qui il paraissait ne pas être indifférent. Mais trop timide, sous un prétexte futile, il fuit, en osant toutefois lui jeter « un de ces baisers où l’on jette son âme. » (14).

Elle sait qu’elle l’a charmé. Le soir venu, elle l’attend. Les heures passent ; elle comprend qu’il n’osera pas, alors, elle va et se glisse dans sa chambre comme une ombre. Il ne dormait pas, couché sur le dos, les mains sous la tête, il rêvait : « Rêver l’amour, c’est tout rêver, c’est l’infini dans le bonheur, c’est le mystère dans la joie. » (15).

« Elle me dit :

— Eh bien !

— Eh bien, repris-je d’un air gai, voulant secouer cette fascination qui m’endormait.

Mais je m’arrêtai là, j’étais tout entier à la parcourir des yeux. Sans rien dire, elle me passa un bras autour du corps et m’attira sur elle, dans une muette étreinte (…) Elle ôta sa manche par un mouvement d’épaules, sa robe se décrocha ; elle n’avait pas de corset, sa chemise baillait. C’était une de ces gorges splendides où l’on voudrait mourir étouffé dans l’amour (…) Je touchai à son peigne, je l’ôtai, ses cheveux déroulèrent comme une onde, et les longues mèches noires tressaillirent en tombant sur ses hanches. Je passais d’abord ma main dessus, et dedans, et dessous ; j’y plongeais le bras, je m’y baignais le visage, j’étais navré. » Puis, « elle me tendit les bras, elle me prit. (…) Sa main douce et humide me parcourait le corps, elle me donnait des baisers sur la figure, sur la bouche, sur les yeux ; chacune de ces caresses précipitées me faisait pâmer. » (16) Et, pendant qu’elle lui révélait les « délices » de la volupté, par moment, Gustave entendait chanter le jet d’eau du patio, « plein de fleurs exotiques. » (17)

C’est dans ce cadre exotique que Flaubert découvre la volupté. Nous comprenons maintenant pourquoi il va toujours associer la sensualité et l’Orient. Relisons un passage de la scène telle que les Goncourt l’ont transcrite d’après le récit que leur en fit Flaubert un soir de février 1860 : « Il tombe dans un petit hôtel de Marseille, où des femmes, qui revenaient de Lima, étaient revenues (sic) avec un mobilier du XVIe siècle, d’ébène incrusté de nacre, qui faisait l’émerveillement des passants. Trois femmes en peignoir de soie filant du dos au talon ; et un négrillon, vêtu de nankin et de babouches. »  (18)

Nous avons souligné dans ce passage tous les termes qui, pour Flaubert, évoquent « son Orient ». Cette confidence, faite vingt ans plus tard, au coin du feu, n’est-elle pas la preuve que cette aventure marseillaise avait laissé une empreinte indélébile dans le cœur de Flaubert ? Nous ne parlons pas de l’Amour (19), mais d’un amour, dont l’harmonie des circonstances est telle, que le sujet en garde toute sa vie la nostalgie, et pense « que d’autres amours pourraient venir, mais qu’ils ne ressembleraient plus à celui-là. » (20)

Gustave, rappelons-le rapidement, était dans un état d’enthousiasme exceptionnel, il nageait dans l’euphorie : il a vingt ans, auréolé du titre de bachelier, il vient de découvrir le Midi, sa nature, son soleil, sa lumière, ses vestiges de l’antiquité, la Méditerranée (21) et Marseille, porte de l’Orient (22). Il rencontre, dans le cadre exotique, — un jet d’eau qui chante dans un patio, plein de fleurs rares, dans une chambre « basse et pavée de pavés rouges » — une femme qui vient d’Amérique du Sud, répondant exactement à ses goûts, qui fait les premiers pas d’une liaison, d’autant plus merveilleuse, qu’elle est brève (23), qui lui écrit ensuite quatre lettres éperdues d’amour (24), qui permettent à Gustave d’être sûr de ne pas avoir rêvé, et qui, fait très important pour Flaubert, disparaît de sa vie à jamais. Les circonstances favorables ont décuplé l’intensité du plaisir qui s’est profondément incrusté dans la mémoire par l’intermédiaire des sens, au point que l’homme va consciemment ou inconsciemment vouloir recréer ou retrouver la même ambiance à chaque nouvelle expérience.

Certes, chaque fois qu’il passera à Marseille, il ira rue de la Darse où se trouvait l’hôtel Richelieu, espérant bien, au fond de lui-même, ne pas la retrouver. Dès la première fois, pour se protéger, il commence par se suggestionner en disant, « ce sera singulièrement amer et farce, surtout si je la retrouve enlaidie comme je m’y attends. » (25) Il ne la retrouve pas et il en est soulagé, presque heureux. Le ton de la première phrase traduit son soulagement, puis au fur et à mesure qu’il réveille le souvenir, il devient nostalgique. « À Marseille, je n’ai pas retrouvé cette excellente tétonnière qui m’y a fait goûter de si doux quarts d’heure. Elles ne tiennent plus l’hôtel Richelieu. J’ai passé devant, j’ai vu les marches et la porte. Les volets étaient fermés, l’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître. N’est-ce pas un symbole ? Qu’il y a longtemps déjà que mon cœur a ses volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais maintenant vide et sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec un peu plus de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir où elle loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en suis resté là. Il me manque ce qui me manque pour tout ce qui n’est pas l’Art : l’âpreté. Et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à revenir sur mon passé (26), cependant que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à tout fouiller jusqu’aux dernières vases. Mets-toi par la pensée à ma place et tu verras ce qui m’est advenu depuis hier. Cet après-midi je suis retourné dans une boutique où j’ai acheté autrefois des babouches et des pipes turques. Le père Cauvière a dîné ici tout à l’heure. La dernière fois que j’avais dîné avec lui, je suis rentré à l’hôtel (c’était la dernière nuit) et j’y ai tiré quatre coups. Aujourd’hui je t’écris cette lettre, ce qui est supérieur… » (27)

Oui, en effet, il est presque content de ne pas l’avoir retrouvée. D’abord, parce qu’elle aurait changé, mais lui aussi avait changé (28) : les retrouvailles auraient donc, certainement, été « amères et farces » ; ensuite, le premier enthousiasme de la découverte du Midi est passé ; enfin, le cadre n’est plus : « L’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître. N’est-ce pas un symbole ? » Pour Gustave, oui, c’est un symbole : il ne faut pas la retrouver, plus rien ne serait aussi beau qu’il y a cinq ans ! Le résultat serait un échec. Alors, on demande quelques renseignements, par acquit de conscience, espérant bien qu’ils seront « si incomplets » qu’on en restera là. Au fond, ce que Gustave souhaite, c’est conserver dans son état de pureté première ce magnifique souvenir, certainement le plus merveilleux qu’il ait vécu (29). Et, Jean Bruneau a parfaitement raison d’écrire : « Émilie Renaud, Emma Bovary, Rosanette Bron font revivre la belle créole dans les grands moments de Flaubert. » (30)

L’influence d’Eulalie est certes importante dans l’œuvre de Flaubert, mais elle l’est aussi par le rôle éducateur et déterminant qu’elle a joué dans la fixation des goûts sexuels de l’homme. Eulalie était l’incarnation parfaite du type méditerranéen (31), idéal de Flaubert. Le cadre oriental de l’Hôtel Richelieu, l’état de réceptivité du jeune homme, la beauté et l’habileté de la maîtresse (32) — la première —, firent de cette éducation sexuelle un succès tel, que l’élève, devenu homme, associera pour toujours la femme orientale dans son cadre, au summum du plaisir. Dès cet instant, pour lui, l’Orient sera lié aux plaisirs des sens : la réalité ayant confirmé le rêve. Il est possible que son voyage en Orient, dix ans plus tard, ne soit au fond qu’une recherche de ce paradis perdu. Il est possible, qu’une certaine nuit, dans les bras de Kuchuk-Hanem, l’aimée d’Esneh, il ait retrouvé certaines extases de l’hôtel Richelieu, quand le jet d’eau chantait dans le patio (33).

Une certitude demeure, c’est que, trente-huit ans après cette aventure marseillaise, dans une lettre, Flaubert exprime, à une maîtresse — la dernière ? — dont la présence lui manque, son désir, en prenant soin de l’exacerber, de le placer dans un cadre oriental : « Je me figure (puisque vous êtes aux bains), je me figure une grande salle de bain, voûtée à la moresque, avec une vasque au milieu. Vous apparaissez sur le bord vêtue d’une grande chemise de soie, jaune,

— et du bout de votre pied nu, vous tâtez l’eau. Crac, plus de chemise, nous nageons côte à côte, pas longtemps, car il y a dans un coin un bon divan où la chère belle se couche, — et au bruit du jet d’eau… » (34)

Il est à peu près certain que Gustave et Eulalie ne se sont jamais revus. Jacques-Louis Douchin dans La Vie érotique de Flaubert écrit ceci : « Et cette femme, que Flaubert a aimée, est, par une singulière coïncidence, enterrée à Rouen, dans le cimetière monumental, à quelques pas de celui qu’elle n’aura sans doute jamais oublié. Sur la dalle, simplement son prénom : « Eulalie ». (35)

Peut-être qu’Eulalie a lu les romans de son « Gustave bien-aimé », peut-être que ce que Jacques-Louis Douchin qualifie de « singulière coïncidence » n’en est pas une. Eulalie aura su la mort de Flaubert et pour se venger de la vie qui les avait séparés, elle aura exprimé le désir d’être enterrée dans le même cimetière, pour être près de lui pour l’éternité. Magnifique roman d’amour, revanche de l’esprit sur la matière ! Hélas, la vérité est tout autre. Nous ne savons pas où Eulalie Foucaud de Langlade est enterrée, mais nous sommes formel, ce n’est pas dans le Cimetière Monumental de Rouen. (36)

André Verlhac

Faculté des lettres

Université de Dakar

1. D’après l’édition Conard le 23 août 1840. Impossible puisqu’il a quitté Paris pour Bordeaux le 22. Jean Bruneau pense le 17 août. Nous pensons le 10 août, car il dit dans une lettre à Ernest Chevalier, (Rouen, le 7 juillet 1840), t. XII, p. 369 : « je passerai le plus tôt possible vers le 5 août à peu près. » Et dans Souvenirs, Notes et Pensées intimes, p. 81 : « J’ai été reçu bachelier un lundi matin (…) plusieurs jours de repos. Je dois aller en Espagne avec M. Cloquet. J’étudie l’Espagne autant que je puis (…) je pars de Rouen (…) à Paris. Visite à Gourgaud (…) le même jour dîner chez Vasse. « Lendemain « départ pour Bordeaux ». Il quitte donc Rouen le 20 août, si, l’on retranche l’étude de l’Espagne et plusieurs jours de repos on arrive approximativement au lundi 10 août.

Toutes nos références renvoient à l’édition du Club de l’Honnête homme en 16 volumes.

2. Lettre du docteur Flaubert à son fils Gustave, Nogent-sur-Seine, 29 août 1840), Corresp., N.R.F., t. I, p. 68 : « Profite de ton voyage et souviens-toi de ton ami Montaigne qui veut que l’on voyage pour rapporter principalement les humeurs des nations et leurs façons, et pour « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autruy ». Vois, observe et prends note ; ne voyage pas en épicier ni en commis-voyageur. » Citations extraite des Essais (livre I, chapitre XXV). Voilà encore une image du père Flaubert bien différente de celle que nous donnent les Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp, et L’Idiot de la famille de Jean-Paul Sartre.

3. Voir la lettre à Ernest Chevalier, (Paris) ce 24 août 1835, t. XII, p. 340.

4. Jules-Germain Cloquet était né à Paris en 1790. Il suivit les cours spécialisés d’anatomie artificielle du Docteur Achille-Cléophas Flaubert. Docteur en 1817, agrégé en 1824 il est nommé professeur de clinique chirurgicale à Paris en 1831. Membre de l’Académie de médecine en 1851 et de l’Académie des sciences en 1855, il sera le chirurgien de l’Empereur et sera fait baron. Homme spirituel et épicurien, il mourra le 24 février 1882.

5. Lettre à Ernest Chevalier, (Rouen, 7 juillet 1840), t. XII, p. 370.

6. Lettre à sa sœur Caroline, Marseille, dimanche soir après la poste. (28 septembre 1840), t. XII, p. 371 : « M. Choquet est très bon et je remercie Achille de m’avoir procuré un pareil compagnon de voyage. »

7. Voyage aux Pyrénées et en Corse. t. X, pp. 296297.

8. N’oublions pas les extases panthéistes de Gustave au golfe de Sagone, pour ne citer que cet exemple.

9. Nous pensons que c’est au retour de Corse que la rencontre avec Eulalie a eu lieu, parce que Flaubert écrit à sa sœur : « Nous sommes arrivés ce matin à Marseille » et la lettre est datée : « Marseille, dimanche soir après la poste », donc le 28 septembre 1840, puisque l’enveloppe porte le cachet de la poste de Marseille, le 29 septembre 1840, un lundi. Il termine cette lettre en disant : « Après-demain nous partons pour Toulon et de là (…) la Corse. » : t. XII, p. 372.

La rencontre avec Eulalie n’aurait donc pas pu avoir lieu un samedi, puisqu’il est arrivé, pour la première fois à Marseille, un dimanche. Or, Gustave, trois mois plus tard est formel : la rencontre avec Eulalie a eu lieu un samedi. Dans Souvenirs, Notes et pensées intimes, le samedi 2 janvier 1841, t. XI, p. 604, il écrit : « Quand je me rapporte en pensée à mon cher voyage {…) Ô l’Italie, l’Espagne, la Turquie. Aujourd’hui samedi — c’était aussi un samedi, — certain jour (…) dans une chambre comme la mienne, basse et pavée de pavés rouges, à la même heure car je viens d’entendre 2 h. et demie sonner, on a dit le temps fuit comme une ombre. » (C’est nous qui le soulignons). Il dit, rappelons-nous : « Après-demain nous partons pour Toulon », donc ils n’ont passé la première fois que deux nuits à Marseille alors que la liaison avec Eulalie a duré quatre jours. De plus, s’il l’avait rencontrée lors de son premier passage à Marseille, il serait retourné la voir à son retour de Corse. Il y aurait eu deux séparations, ce qui ne fut pas le cas.

10. « (Eulalie) nous apprend ailleurs qu’elle connaissait déjà le docteur Cloquet, qu’elle a reçu de ses nouvelles par un ami commun » : Emile Henriot, « Eulalie fut-elle aimée par Flaubert ? » Historia, décembre 1958, p. 539.

11. Nous savons que pour Flaubert le bain représente un plaisir voluptueux. Lorsqu’il parle de son bain dans la mer Rouge il dit : « Je me suis roulé dans les flots comme sur mille tétons liquides qui m’auraient parcouru tout le corps. » : Lettre à Louis Bouilhet, 2 juin (1850), entre Girgeh et Siout, t. XIII, p. 47. Le bain semble prédisposer Flaubert à l’amour.

12. Journal des Goncourt, t. I, p. 709.

13. Novembre, t. XI, p. 709.

14. Journal des Goncourt, t. I, p. 709.

15. Novembre, t. XI, p. 634.

16. Idem., pp. 638-639. Nous avons essayé de faire revivre cette rencontre avec les mots que Flaubert employa l’année suivante dans Novembre, et d’éviter, pour dépeindre son plus beau souvenir d’amour sensuel, les mots durs et quelque peu cyniques qu’il emploiera pour le raconter aux Goncourt (cf. Journal. Dimanche 20 février 1860, t. I, p. 709) ou quand il l’évoquera dans sa correspondance avec Alfred Le Poittevin ou Louis Bouilhet. Car c’est « un cynique avec les hommes et un sentimental avec les femmes de bordel, que j’appelle mon petit ange » : Journal des Goncourt, vendredi 5 mai 1876, t. Il, p. 1135.

17. Journal des Goncourt, t. I, p. 709.

18. Ibid.

19. « (…) j’ai écrit une lettre d’amour, pour écrire, et non parce que j’aime. Je voudrais bien pourtant me le faire accroire à moi-même ; j’aime, je crois en écrivant. » Souvenirs, Notes et Pensées intimes, le 8 février 1841, t. XI, p. 611. Cette « lettre d’amour, pour écrire », à qui était-elle destinée ? La seule destinataire possible est Eulalie Foucaud. On sait qu’elle a envoyé quatre lettres enflammées à Flaubert et on a toujours prétendu qu’il n’y avait jamais répondu, parce qu’on n’a pas retrouvé ci-dessus les réponses. Ceci n’est pas une preuve irréfutable. Le fragment ci-dessus semble bien prouver le contraire. Ainsi que la lettre qu’il a écrite six ans plus tard et qu’il a envoyée à Eulalie par l’intermédiaire de Louise Colet dont un cousin avait habité Cayenne et connaissait Mme Foucaud.

Dans une des lettres où il est question de cette missive, Flaubert rétorque à Louise : « Tu me dis que j’ai aimé sérieusement cette femme, cela n’est pas vrai. — Seulement quand je lui écrivais, avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux mais seulement pendant quej’écrivais. » : Lettre à Louise Colet, (Croisset), jeudi soir, 10 heures (8 octobre 1846), t. XII, p. 547. Ce passage vient encore prouver qu’il a écrit à Eulalie. La lettre de Flaubert qui devait être transmise par Louise Colet est-elle partie ? Est-elle parvenue à sa destinataire ? C’est peu probable, car Eulalie y aurait répondu.

20. Novembre, t. XI, p. 640.

21. « J’aime bien la Méditerranée, elle a quelque chose de grave et de tendre qui fait penser à la Grèce, quelque chose d’immense et de voluptueux qui fait penser à l’Orient. » : Voyages aux Pyrénées et en Corse, t. X, P. 315.

22. À propos de Marseille, il écrit : « On y sent je ne sais quoi d’oriental, on y marche à l’aise, on respire content, la peau se dilate et hume le soleil, comme un grand bain de lumière. Marseille est maintenant ce que devait être la Perse dans l’antiquité, Alexandrie au Moyen-Âge : un capharnaüm, un babel de toutes les nations […] Vous entendez parler cent langues inconnues […] tous les idiomes […] Combien sont venus là  […]et sont retournés […] dans leurs huttes au bord des grands fleuves, sous les palmiers de cent coudées, ou dans leur maison de jonc au bord du Gange ?[…] Nous sommes entrés dans une de ces boutiques, pour y acheter des pipes turques, des cannes d’agave, toutes ces babioles étalées sous des vitres, venues de Smyrne, d’Alexandrie, de Constantinople, qui exhalent pour l’homme à l’imagination complaisante tous les parfums d’Orient, les images de la vie du sérail, les caravanes cheminant au désert, les grandes cités ensevelies dans les sables, les clairs de lune sur le Bosphore. » : Voyages aux Pyrénées et en Corse, t. X, pp. 316-317. Presque tout le rêve oriental de Flaubert est contenu dans ce passage.

23. « À part les moments purement mythologiques, je n’avais rien à lui dire. Au bout de huit jours que nous eussions vécu ensemble, j’en aurai été assommé. Tout le monde n’est pas toi » : Lettre à Louise Colet, (Croisset), dimanche soir (4 octobre 1846), t. XII, p. 543.

Six ans après son aventure marseillaise, Gustave raisonne plus froidement : le temps a tiédi la passion et surtout, il ménage l’agressivité de Louise, sa nouvelle maîtresse depuis deux mois, à laquelle il tient, pour le moment, parce qu’il est tout de même flatté de son amour. C’est cette agressivité qui l’oblige à tourner en dérision le merveilleux de cette brève aventure. Mais, une certitude demeure : il n’a pas eu le temps d’en être « assommé » et il ne l’oubliera jamais.

24. Flaubert avait soigneusement gardé ces lettres dans une chemise dont les six cachets ont été brisés. À l’extérieur, de la main de Flaubert sont écrits ces mots : « Rouvert en septembre ( ?) ». C’est le 20 septembre 1846 précisément, qu’il parle à Louise Colet d’Eulalie I plus loin, à l’intérieur de la chemise une autre inscription : « Rouvert et parcouru la nuit du 20 au 21 mars 1846, où j’ai relu les lettres de Marseille avec une singulière impression de regret. Pauvre femme I Est-ce qu’elle m’aurait aimé vraiment ? … deux heures moins le quart. « En lisant les extraits de ces lettres publiées par Maurice Monda dans le Figaro du 14 novembre 1931, on peut difficilement mettre en doute l’amour d’Eulalie pour Gustave : « Je t’aime au contraire plus que jamais, et comme toi, je te dirai : écris-moi souvent, beaucoup, ce ne sera jamais autant que je désire. Pense à moi tous les matins, tous les soirs en te couchant et donne-moi tes premières et tes dernières pensées comme tu as les miennes… » (16 février 1841). C’est nous qui soulignons, car c’est une autre preuve que Flaubert lui a écrit. Elle termine cette lettre par ces mots : « Gustave, ô mon Gustave bienaimé, tu m’as enivrée d’un feu dévorant, nos cœurs se sont compris, j’ai repris une nouvelle existence, mais pour regretter et souffrir. Je te baise partout, tu sais, de ces baisers enivrants que tu aimais tant et qui te faisaient à la fois tant de mal et tant de bien… »

Dans sa dernière lettre ( ?), celle du 6 août 1841, elle lui écrit encore : « Si je pars, si je fais mon long voyage, je te retrouverai au retour et, je l’espère, mes cheveux n’auront pas blanchis (sic), car mon absence sera courte.. . » Elle partit et Flaubert ne la revit jamais.

25. Lettres à Alfred le Poittevin, Nogent-sur-Seine, 2 avril 1845, t. XII, p. 443. Peut-être aussi qu’il est heureux de ne pas la retrouver car, elle représente la femme dévoratrice qu’il dépeint dans Novembre. Pour Marie, l’héroïne, l’homme qu’elle a toujours rêvé est là, dans son lit. Alors cette possession tant désirée va déchaîner sa fureur amoureuse et effrayer son amant — la possession va détruire la chose tant désirée. Voici ce qu’il écrit dans Novembre, t. XI p. 660 : « Me collant à sa couche d’un mouvement impérieux, elle s’abattit sur tout mon corps et s’y étendit avec une joie obscène, pâle, frissonnante, les dents serrées, et me serrant sur elle avec une force enragée ; je me sentais entraîné comme dans un ouragan d’amour, des sanglots éclataient, et puis des cris aigus ; ma lèvre, humide de sa salive pétillait et me démangeait ; nos muscles, tordus dans les mêmes nœuds, se serraient et entraient les uns dans les autres, la volupté se tournait en délire, la jouissances en supplices. »

Mais avant cela, elle aussi rêve de fuir ailleurs : « Comme notre vie serait belle (…) si nous allions demeurer dans un pays où le soleil fait pousser des fleurs jaunes et mûrir les oranges, sur un rivage (…) où le sable est tout blanc, où les hommes portent des turbans, où les femmes ont des robes de gaze (…) » : idem, p. 559. Mme Bovary fera exactement les mêmes rêves et aura une attitude possessive identique qui effrayera ses amants, comme Louise Colet effrayera Flaubert : « tu es dévorante et exclusive » lui écrira-t-il en février 1847, t. XII, p. 587. Ce thème de la femme amante était répandu dans l’imaginaire collectif au XIXe siècle, puisque Gustave en fait, avant son expérience avec Eulalie, le sujet de Passion et vertu, en poussant le type à l’extrême (l’amante qui supprime son mari et ses deux enfants pour pouvoir être tout entière à son amant). Rappelons-nous également que Marie décrit l’homme parfait qu’elle attendait par une série de comparaisons orientales : « plus grand, plus noble, plus fort ; ses yeux seront fendus comme ceux des sultanes, sa voix se modulera dans une mélodie lascive, ses membres auront la souplesse terrible et voluptueuse des léopards, il sentira des odeurs à faire pâmer » : Novembre t. XI, p. 654. Pour cet amant idéal, elle effectuera toutes les métamorphoses : elle se transformera en danseuse espagnole ou en femme de sauvage » : idem, p. 655. Elle a besoin de rêver parce que le réel n’arrive jamais à la combler : le réel est fini et elle désire l’infini.

26. Est-il nécessaire de signaler la fausseté de cette assertion ?

27. Lettre à Alfred Le Poittevin, Marseille, mardi soir, 10 heures, 15 (avril 1845), t. XII, p. 445.

28. Dans la lettre envoyée à Eulalie par l’intermédiaire de Louise, le 4 octobre 1846, il écrit : « je suis enlaidi » et il énumère les aspects de sa personne qui ont vieilli : t. XII, p. 543.

29. La preuve : à chacun de ses passages à Marseille, il ira revoir « la fameuse maison » pèlerinages en avril 1845, en novembre 1849, et en avril 1858 : donc dix-huit ans plus tard I « J’ai revu à Marseille la fameuse maison où, il y a dix-huit ans, j’ai baisé Mme Foucaud née Eulalie de Langlade. Tout y est changé ! Le rez-de-chaussée, qui était le salon, maintenant un bazar et il y a au premier un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux. N’importe ; il y avait longtemps que je n’avais si profondément pensé ou senti, je ne sais. Philoxène dirait : « J’ai revu les pierres de l’escalier et les murs de la maison » : Lettre à Louis Bouilhet, Minuit (nuit du 23 au 24 avril 1858), t. XIII, pp. 626627. Il s’agit du poète Philoxène Boyer. C’est nous qui soulignons pour montrer la puissance d’attrait et la fraîcheur du souvenir même après dix-huit ans.

30. Jean Bruneau, Les Débuts littéraires de Gustave Flaubert, p. 533. Il signale, évidemment, un peu avant cette phrase, que « Novembre et que son influence est à peine inférieure à celle d’Elisa Schlésinger. » Nous sommes totalement de son avis. Voir également la très fine analyse de Marcel Reboussin dans Le Drame spirituel de Flaubert, p. 21, qui écrit : « Et de même qu’Elisa sera toujours associée dans son œuvre à l’amour spirituel, Eulalie reparaîtra apposées et pourtant liées de la passion. »

31. Rappelons que pour Flaubert, méditerranéen est synonyme d’orientale. « Une femme magnifique » dira-t-il vingt ans plus tard aux Goncourt

32. « Certains mots me bouleversaient, celui de femme, de maîtresse surtout » (…) une maîtresse, c’était pour moi un être satanique, dont la magie du nom seul me jetait en longues extases ; (…) pour elles on tissait les tapis de l’Inde, on tournait l’or, on ciselait le marbre, on remuait le monde ; une maîtresse a des esclaves, avec des éventails de plumes pour chasser les moucherons, quand elle dort sur des sofas de satin ; des éléphants chargés de présents attendent qu’elle s’éveille, des palanquins la portent mollement au bord des fontaines (…) » Novembre, t. XI, p. 617. C’est l’auteur qui souligne. Nous voyons que maîtresse a, pour lui une résonnance orientale.

33. Quand il raconte sa nuit chez Kuchuk-Hanem à Louis Bouilhet, le 13 mars 1850, t. XIII, pp. 2728, il dit que le matin, en la regardant dormir, il pensait « à un tas de vieux souvenirs… » Absolument rien ne nous interdit de faire ce rapprochement, d’autant plus qu’il en reparle six mois plus tard à son ami : « Il est 11 h du soir, j’entends le jet d’eau qui retombe dans la vasque de la cour (cela me rappelle le bruit de la fontaine de Marseille de l’hôtel Richelieu, quand je baisais cette bonne Mme Foucaud née de Langlade). Il y a dix ans de cela comme c’est vieux ! » : Lettre à Louis Bouilhet de Damas, 4 septembre 1850, t. XII, p. 77.

Il avait également écrit, à un autre ami, cinq ans plus tôt, ne pas avoir revu Mme Foucaud à Marseille et il ajoutait : « À Toulon j’avais aussi, devant mon hôtel, les mêmes arbres et la même fontaine qui coulait de même et faisait la nuit son même bruit d’eau tranquille. » : Lettre à Alfred Le Poittevin, Gênes, 1er mai, jour de la Saint-Philippe (1845), t. XII, p. 447. Remarquons les quatre répétitions de « même », qui viennent étayer notre thèse du désir de retrouver, dans leur cadre, les plaisirs enfuis. Signalons aussi la fréquence d’apparition du jet d’eau, partie intégrante du cadre. Rappelons que dans L’Education sentimentale, lorsque Frédéric va à Fontainebleau avec Rosanette, ils logent dans un hôtel qui se « distinguait des autres par un jet d’eau clapotant au milieu de la cour « t. III, p. 312. Nous étudierons ailleurs la symbolique du jet d’eau.

34. Lettre à Mme Brainne, Croisset, jeudi 15 août (1878), t. XVI, p. 73. Il y a dans ce passage beaucoup de symboles : le bain maure avec son atmosphère cloîtré, plafonds bas et voûtés, et « dans un coin », représentant le besoin de refuge dans la « maison », synonyme de recherche de sécurité maternelle. La « chemise de soie, jaune » évoque l’Orient et la couleur jaune, nous le verrons ailleurs, symbolise l’amour associé à la sagesse. Enfin, le jet d’eau et sa musique qui berce les ébats peuvent être associés au point d’eau près duquel dans la Bible « l’amour naît et les mariages s’amorcent. »

Si nous nous souvenons de l’aventure marseillaise, il y avait le bain dans la Méditerranée comme prélude, la robe de soie, filant du dos au talon et le jet d’eau dans la cour. La salle voûtée à la moresque a remplacé le plafond bas de la chambre : « ça fait plus chic », aurait dit Flaubert.

35. Jacques-Louis Douchin, La Vie érotique de Flaubert, p. 63

36. Après consultation des registres du Cimetière Monumental de Rouen, avec l’aimable collaboration du gardien M. Letellier, aucune personne du nom de Eulalie Foucaud de Langlade n’est enterrée dans ce cimetière. La tombe portant l’inscription unique « À Eulalie », concession n° 66, construite par M. Pinel, est celle de Mme Eulalie Fessard femme du sénateur Fessard, née Pinel. Elle fut inhumée le 20 Juillet 1871.