Flaubert, Maupassant et le Maréchal Mac-Mahon

Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 35

 

Flaubert, Maupassant et le Maréchal Mac-Mahon

 « Cet idiot de Mac-Mahon nuit beaucoup au débit des Trois Contes » écrit Gustave Flaubert à Mme Roger des Genettes (lettre du 30 mai 1877). Le mois avait été propice, pourtant, pour d’autres : les exemplaires de L’Art d’être grand-père de Victor Hugo se vendaient comme des petits pains depuis sa sortie en librairie le 12, et le tollé suscité par L’Assommoir depuis la publication en volume en début d’année garantissait déjà à Zola un beau succès en librairie. Ce fut, par contre, pour un public plus restreint — dont Tourgueniev et Flaubert — que Guy de Maupassant fit jouer par deux fois ce mois-là son spectacle lubrique (« une salauderie » selon Edmond de Goncourt) intitulé À la feuille de rose, maison turque, véritable provocation au régime d’ordre moral de cette République dite « des Ducs ». Et si le sujet du dernier roman de Goncourt lui assurait l’attention d’une censure chicaneuse, le titre (La Fille Élisa) de cette histoire d’une prostituée qui tue son amant piquait du même coup la curiosité d’un certain public.

Malheureusement pour Flaubert, les événements politiques du mois, et le coup d’État parlementaire du 16, avaient non seulement porté un sérieux coup aux institutions politiques mais risquaient fort d’accaparer l’attention du public et donc de nuire aux intérêts des hommes de lettres. La presse politique, que ce soit La Défense sociale et religieuse de Dupanloup, le Petit Parisien, fondé en 1876 et qui allait se lancer corps et âme dans le combat, ou L’Empire bonapartiste devenu dès après le 16 Le Combat, désormais d’obédience monarchiste, allait obnubiler les esprits à l’exclusion de toute autre lecture. Et six mois plus tard, l’affaire sera loin d’être réglée (1) ; et Guy de Maupassant, qui vient de faire paraître Le Donneur d’eau bénite dans un petit journal, La Mosaïque, et qui travaille sur le plan d’Une Vie de s’indigner, dans une lettre à Flaubert ; « Voilà huit jours que je ne puis travailler, tant je suis exaspéré par le bourdonnement que font aux oreilles les machinations de ces odieux cuistres » (10 décembre 1877).

On s’en tient trop souvent à l’image traditionnelle d’un Maupassant très prosaïque, peu doué pour les idées, et sans aucunes convictions politiques ; et, pour Flaubert, au portrait propagé par l’auteur de L’Idiot de la famille, celui d’un écrivain qui, s’il n’était pas inconscient de l’importance des événements politiques de son temps, les négligea scandaleusement dans son œuvre. Quoi qu’il en soit, on aurait tort, à notre avis, de chercher uniquement dans l’œuvre littéraire proprement dite la pensée intime d’un écrivain ; les journaux, les correspondances sont souvent éloquents, car on sait que peu de gens, écrivains comme simples particuliers, restent insensibles aux grands moments de l’histoire d’un pays. Leur témoignage peut être fort instructif sur la manière dont les péripéties politiques sont ressenties dans le pays.

Comme Zola, Victor Hugo, Taine, Renan, l’ermite de Croisset et son protégé eurent leur mot à dire, et cela tout au long de cette période qui va de l’envoi de la fameuse lettre présidentielle à Jules Simon, Président du Conseil, au choix, par un Mac-Mahon peu enthousiaste, d’un cabinet centre-gauche autour de Dufaure. S’il se soumet, le Maréchal ne se démet pas pour autant !

La campagne électorale qui suit immédiatement la dissolution de l’Assemblée bat son plein, et Flaubert s’élève dans une lettre à la princesse Mathilde contre l’institution qu’il estime responsable : « Le suffrage universel — jolie invention ! — en a fait de belles !  » Il n’est pas pour autant partisan des monarchistes : il considère que l’échec de sa pièce politique, Le Candidat, en 1874, s’expliquait précisément par son refus de s’aligner politiquement sur l’une ou l’autre des factions opposées. Sa « haine essentielle de tout dogmatisme, de tout parti » l’aurait amené plutôt à les renvoyer dos à dos, à les englober dans le même mépris. « L’Europe qui nous hait nous regarde en riant », disait le Ruy Blas de Victor Hugo en 1838, paroles que Flaubert reprend à son compte en 1874 pour se moquer de l’inertie du gouvernement actuel (lettre du 26 septembre, à George Sand) (2). C’est ainsi qu’en juillet 1877, à son ami russe Tourgueniev, reparti en Russie, il écrit pour tenir le grand romancier au courant des nouvelles de France : les révocations de préfets, de maires et de fonctionnaires suspects de sympathies républicaines. Car ce qui caractérise la campagne c’est que Mac-Mahon, au lieu d’adopter un rôle d’arbitre, se fait ouvertement le champion du ministère d’Albert de Broglie. Par ses discours et proclamations aux quatre coins du pays il soutient l’action du ministère qui, à son tour, use de tous les moyens de pressions à sa disposition.

Si Flaubert souriait quand en 1874 le maréchal Achille de Bazaine s’évada de sa prison sur l’île Sainte-Marguerite (« La France est malade, très malade… Il y a pourtant de jolis éléments de comique », écrit-il à George Sand), lorsqu’en 1883 le même Bazaine publie à Madrid une nouvelle justification de sa tactique devant Metz en 1870 (3), ce sera le tour de Guy de Maupassant, dans une de ses chroniques hebdomadaires dans le Le Gaulois, de célébrer l’exploit de 1874. Il reviendra là-dessus d’ailleurs dans une page de son livre de bord, Sur l’eau, en 1886…

Tout ceci, il s’en faut de loin, ne fait pas une idéologie, une somme de convictions constituant une opinion politique réfléchie et cohérente. Tout au plus s’agit-il d’une cordiale antipathie, chez l’auteur de L’Education sentimentale, pour la gent politicienne, pour le personnel politique de la classe de 1871. Car à en juger par sa correspondance en cette année 1877, il ne suivait plus de très près la politique. On est loin de 1871, année où il eut avec Georges Sand une longue correspondance politique (lettre à Mme Roger des Genettes). C’est à peine s’il remarque en décembre 1876, le changement de ministère et la constitution d’un cabinet Jules Simon : « Du reste, je ne lis aucun journal ! (4) C’est dimanche dernier que j’ai appris, par hasard, le changement de ministère, ce dont je me f… d’ailleurs », écrit-il à Tourgueniev (lettre du 24 décembre). Toujours est-il que, une fois que l’affaire est à la une de tous les journaux, on trouve dans sa correspondance — dans les lettres à Zola, à Goncourt, à Caroline de Commanville — des malédictions contre le chevalier sans peur et sans reproche, contre « ce Bayard des temps modernes », contre « le sauveur », le « guerrier illustre par la pile qu’il a reçue comme d’autres le sont par leurs victoires » (à Mme des Genettes).

Et vers la fin de l’été : « Me voilà revenu dans ma chambre depuis mercredi, et il me semble que je vais piocher malgré l’abrutissement de la politique », écrit Flaubert à Goncourt. On est à peine à huit jours du premier tour du scrutin : « La bêtise humaine actuellement m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche ayant sur le dos l’Himalaya ». Et Flaubert, qui prépare en ce moment Bouvard et Pécuchet, de conclure : « N’importe ! Je tâcherai de vomir mon venin dans mon livre. Cet espoir me soulage. »

En politique, comme en d’autres domaines, Guy de Maupassant, le timide, le gauche, le taciturne se contente d’écouter et d’enregistrer ce qui se dit autour de lui, surtout les conseils et les opinions de son maître. En 1877, commis au ministère de la Marine, son expérience est limitée ; sa carrière de journaliste ne fait que commencer, et il faudra encore trois ou quatre années et, sous la molle présidence de Jules Grévy, l’installation aux leviers de commande de l’État des Ferry et autre Gambetta, pour que les convictions du jeune écrivain se forment et s’affermissent. Il dénoncera alors constamment les mœurs parlementaires d’une république opportuniste, il attaquera « nos surprenants députés (qui) ont l’air de jouer sur un théâtre de guignols »La Lysistrata moderne , Le Gaulois, 30 décembre 1880), les traitant de « cabotins » (Enthousiasme et cabotinage, ibid., 19 mai 1881), et en 1883, le cabotin des cabotins et le « chef occulte de la Chambre ». Léon Gambetta, un « simple jeteur de poudre aux yeux » (Méditations d’un bourgeois, ibid, 31 février) à la tête d’une assemblée de « journalistes sans talent (…) petits médecins sans moribonds » tous attirés par un « métier facile d’escamoteur »L’Aristocratie , Le Figaro, 21 avril 1884) (5).

Pour l’instant, on est en 1877, et Maupassant emboîte le pas à son illustre aîné : il a obtenu en août un congé de deux mois, et après une cure à Loèche-les-Bains en Suisse, il revient en France en septembre pour trouver le pays entier en effervescence. Il peste contre un « archiduc de Sedan, un duc de Magenta qui a arrêté tout le travail intellectuel du pays, a exaspéré les pacifiques et a aiguillonné la guerre civile » (lettre du 10 décembre, à Flaubert) ; l’irritation générale « vous poursuit jusque dans les vers et dans les bras des femmes » affirme Maupassant. Et il termine : « Ô Radicaux (…) délivrez-nous des sauveurs et des militaires qui n’ont dans la tête qu’une ritournelle et de l’eau bénite ». C’est que le scrutin n’a rien résolu : des alliances contre nature, comme celle entre bonapartistes, revenus 104 depuis le 28 octobre, et Orléanistes ne facilitent pas la formation d’un cabinet. Broglie, que Mac-Mahon, incorrigible, veut imposer au pays, démissionne, et on se demande si un autre coup de force présidentiel ne se prépare dans les coulisses.

La campagne avait, tout au long de l’été, fourni aux opposants des régimes parlementaires des arguments de poids. Le comportement des uns et des autres ne pouvait qu’exacerber le mépris d’un Flaubert pour les mœurs politiques en France : la famille des Bonaparte se déchirait en public, le prince Jérôme, qui avait perdu la succession, se présentant comme candidat républicain. Il devait être battu par le baron Haussmann, dont la candidature avait été appuyée par l’ex-impératrice elle-même. « Le plus comique, c’est que les Bonapartistes gueulent comme des ânes contre Mac-Mahon », écrit Flaubert avec sa verve coutumière à Zola. « Chacun veut f… l’autre dedans » (6). Six semaines après le scrutin, la crise ne s’est toujours pas dénouée : « Tous les jours j’ouvre le Bien Public avec l’espoir de la démission de Bayard ! Il tient bon ! » (Lettre de Flaubert à Caroline, 9 décembre 1877). Non seulement le cabinet Simon s’était vu renvoyer sans avoir été mis en minorité, — Mac-Mahon opposant ici sa responsabilité envers la France à la responsabilité purement parlementaire d’un Président du Conseil, — mais aussi le Maréchal a maintenu tout au long de la campagne que, quel que soit le verdict populaire, il ne démissionnera pas. Cela revient à dire que si l’arbitrage du suffrage universel ne lui est pas favorable il n’en tiendra pas compte !

Chacun cherche, dans l’histoire récente de la France, un cas comparable d’aveuglement présidentiel : pour Flaubert, cela rappelle 1830, Charles X, l’agonie de la Restauration, les ministères Martignac et Polignac (lettre à Mme des Genettes, 1878). Mac-Mahon, prépare-t-il un nouveau coup d’État, ou demandera-t-il au Sénat une deuxième dissolution ? (7) On comprend dans ces circonstances l’opinion de Maupassant qui, lui, remonte carrément à la Révolution pour trouver pareille illégalité : « Eh bien, je trouve maintenant que « 93 » a été doux, que les Septembriseurs ont été cléments, que Marat est un agneau, Danton un lapin blanc, Robespierre un tourtereau. »

L’année 1878 passera sans incident majeur, les passions s’apaisent. C’est une année d’Exposition, placée sous le signe du progrès économique et de la prospérité. Freycinet aux Travaux Publics et Léon Say aux finances contribueront par leur action et par leur dynamisme à effacer le souvenir de mai 1877. Mais le Président de la République compte fermement présider une exposition projetée depuis plusieurs années. Il ne démissionnera pas avant janvier 1879, et en attendant Maupassant fulmine, encore une fois, dans une lettre à sa mère (septembre 1878) contre « le vaincu glorieux mais stupide qui tient nos destins ». Et pour cause, car l’ordre moral avec sa censure constamment en éveil et sa pudibonderie excessive est loin d’avoir été battu en brèche. Maupassant lui-même en aura bientôt la preuve lorsqu’en 1879 le Parquet d’Étampes juge un peu vifs le sujet et l’expression d’un poème, Une fille. Madame Juliette Adam, pilier du nouveau régime s’il en fut, devait refuser, pour les mêmes raisons, de mettre un autre de ses poèmes, Vénus rustique, dans La Nouvelle Revue.

La fracture du péroné qui cloue Flaubert au lit pendant trois mois survient quelques jours avant la date de la démission de Mac-Mahon, en janvier 1879. Il n’obtient pas le poste à la Mazarine qu’il avait brigué, mais on lui accorde un poste subalterne (3 000 F par an). Il meurt, découragé, le 8 mai 1880, ayant poursuivi jusqu’à la fin et avec un entêtement farouche son Bouvard et Pécuchet. (« Il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un tel bouquin », avait-il confié à Mme des Genettes en 1872). C’est avec ses deux tristes héros qu’il aura vécu ses dernières années.

Quant à l’auteur de Boule de Suif, qui envoie à Flaubert les épreuves de son conte en février 1880, il reçoit jusqu’à la fin des preuves de l’intérêt et de l’affection de Gustave. La lettre publique dans l’affaire d’Étampes lui fera par la même occasion une excellente réclame pour son volume de poèmes, Des Vers. Mais ce qu’il aura surtout reçu de son aîné, c’est une leçon de scepticisme, aussi précieuse pour la formation de ses idées politiques que seront pour son art les préceptes de style et l’apprentissage dans le métier d’écrivain. Avoir vécu avec Flaubert cette année cruciale de 1877, c’est avoir partagé son désenchantement, sa détestation des politiciens ; c’est faire sienne la conviction flaubertienne que la vie est une farce, et qu’aujourd’hui « les farceurs ont des allures de croquemorts et se nomment politiciens » (La Farce)

Adrien Ritchie.

Université de Bangor.

Grande-Bretagne.

1. Pour l’instant, Mac-Mahon ne tient ni à se soumettre ni à se démettre, et cherche par tous les moyens à former un cabinet. Parmi les « ministrables », le sénateur rouennais Pouyer-Quertier. Son concitoyen, Flaubert, n’en revient pas : « Et Pouyer-Quertier chargé de faire un cabinet I Notre Bayard est aussi bête que Charles X » (lettre à E. Laporte, 4 novembre 1877). Ne pouvant pas faire accepter le duc de Broglie, il a recours à un cabinet extra-parlementaire sous le général Rochebouët.

2. La pièce de Hugo avait tenu l’affiche à l’Odéon en 1872 et avait eu plus de cent représentations.

3. Bazaine, à la tête de l’armée de Lorraine, n’avait pas su faire la jonction avec l’armée de Châlons commandée par… Mac-Mahon.

4. Simple boutade : il lisait régulièrement Le Bien Public, comme l’indique clairement sa correspondance.

5. Nous avons traité cette question plus en détail dans notre « Maupassant et la démocratie parlementaire, » Studi francesi, 1982.

6. Zola passe les mois d’été à Estaque, « Quel vacarme politique I… Je suis bien heureux d’être loin et de travailler » (lettre à Paul Alexis).

7. Cela reviendrait, comme en 1830 sous Charles X, à demander la dissolution d’une Chambre qui venait d’être élue, à casser alors tout simplement les élections. Flaubert, comme beaucoup d’autres, sentait que cela serait interprété dans le pays comme un véritable coup d’Etat.