La Tri-unité de La Légende de Saint Julien L’hospitalier

 

Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 39

 

La Tri-unité de La Légende de Saint Julien L’hospitalier

 

« LA FATALITÉ… accouple toujours les choses

pour la plus grande harmonie de l’ensemble » (1)

 

La Légende de saint Julien l’Hospitalier, un Cœur simple et Hérodias constituent le recueil intitulé « Les Trois contes ».

Au premier abord indépendants, car il n’existe aucun lien apparent entre les trois récits (un personnage commun, une histoire semblable, ou coïncidence du narrateur…), ils sont pourtant fortement imprégnés d’éléments symboliques qui tissent leur(s) structure(s). On pourrait donc dire qu’il existe une relation d’intertextualité entre les trois contes ; une relation qui répond à un même projet de l’auteur.

Le but de notre travail est d’analyser les variantes symboliques de l’un des trois contes, concrètement de la Légende de saint Julien l’Hospitalier.

Notre choix répond à plusieurs raisons :

— Pourquoi un conte ?

• « Les Trois contes » ont été dans l’ensemble de la production flaubertienne moins étudiés que les romans ; la critique s’est plutôt centrée sur des ouvrages tels que Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale… Les dimensions d’un article s’adaptent bien à la dynamique d’un conte.

— Pourquoi Saint Julien l’Hospitalier ?

Indépendamment de l’attrait initial des « trois contes », La Légende de saint Julien nous a séduit :

• parce qu’il s’agit d’une légende, c’est-à-dire d’une transgression de la façon traditionnelle d’envisager un conte ;

• parce que la diversité d’éléments qui le conforment nous a suggéré une pluralité d’approches.

Après une première lecture, nous avions prévu de faire une étude de Saint Julien comme « récit initiatique » car il comporte et présente un accomplissement des étapes propres à toute initiation :

A — Séparation du monde quotidien du personnage et éloignement de l’univers maternel.

B — Trajectoire remplie d’obstacles et de difficultés surmontées.

C — Rénovation du personnage, qui devient un autre être.

— Répétition de ce même processus à un (des) niveau(x) supérieur(s) qui atteint son point culminant dans la transcendance mystique et secrète.

A — La séparation du monde quotidien et l’éloignement de l’univers maternel serait la première phase de préparation, une espèce de rite préliminaire.

Dans ce conte il y a trois épisodes, correspondant à cette étape initiatique : Julien rompt avec l’éducation que ses parents profanes lui ont donné et se retourne ainsi vers un monde primitif proche de celui des animaux, vers le désordre et la liberté. C’est la rupture du cordon ombilical et de la réalité jusqu’alors connue :

« …ne pensait à rien, n’avait souvenir de quoi que ce fût. Il était en chasse dans un pays quelconque, depuis un temps indéterminé, par le fait seul de sa propre existence, tout s’accomplissant avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves » (2).

Dès ce moment le « moi » de Julien se cherche ; il a perdu son identité et en désire une autre sans limites (illimitée), indéterminée, encore amorphe.

Quand nous entendons la « voix » du troisième oracle, le seul connu de Julien, il se produit la deuxième séparation du personnage (héros) : les signes externes sont facilement perceptibles : solitude, tristesse, maladie même ; et l’intérieur de Julien souffre de son côté un changement qui lui fait prendre la décision de s’éloigner de son « univers » : Julien ne voudra plus chasser pour éviter l’oracle. Il renonce à son « moi actuel » (dans un espace de chasse) et entreprend la lutte contre son destin :

« Sa prédiction l’obsédait ; il se débattait contre elle. Non ! Non ! Non ! Je ne veux pas les tuer » (3).

Même guidé par le but d’affronter sa destinée, il trouve des obstacles qui viennent renforcer l’oracle (son père lui offre l’arme (épée) qui finit presque par le tuer, et sa mère lui montre sa « blancheur » qui « à l’heure où la brume rend les choses indistinctes » (4), devient le signe fatidique qui la tue presque).

Ces deux avertissements poussent Julien à prendre une résolution définitive, à une totale séparation, à l’éloignement absolu :

« Julien s’enfuit du château, et ne reparut plus » (5).

Julien rompt avec l’univers paterno-maternel et commence une autre vie qui lui permet d’éviter son destin. À ce moment, la peur de voir l’oracle s’accomplir et sa décision de partir se rencontrent.

Son nouveau parcours est basé sur une négation : rejet de la prédestination ; et le discours est la recherche d’une affirmation qui veut être absolue et infinie : son avenir.

B — L’aventure est faite d’une constante « présence de l’absence » et de la négation qui suppose la fuite de sa destinée.

Cette phase est forcément entourée de difficultés que le héros devra surmonter et qui sont des symboles de sa propre mort ; cloison d’une manière d’être permettant l’accès à une essence supérieure :

« Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine. Il s’accoutuma au fracas des mêlées, à l’aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures » (6).

Mais, cette aventure sera bientôt modifiée (quantitative et qualitativement) et le héros initie une étape de secours à autrui : les orphelins d’abord, puis les veuves et finalement les rois et empereurs.

Il est déjà un autre, un « heros » médiateur :

« Julien accourait à son aide, détruisait l’armée des infidèles… »  (7).

Les difficultés vaincues, le héros a la possibilité d’obtenir des récompenses qu’il repousse par le fait d’appartenir à ce monde par lui abandonné. Mais l’aventure va plus loin encore et nous arrivons à la troisième phase de cette étape, représentée par l’apparition de la femme dans la vie de Julien.

Sa troisième aventure débouche sur le mariage ; et le changement introduit dans sa vie par le biais du mariage le mène dans un univers à nouveau clos (une prison en apparence parfaite) : « Julien fut ébloui d’amour » (8).

Aveuglé par l’amour, Julien oublie son destin et ne voit pas sa propre réalité. Le héros est incapable de rester en lui-même ; il se retourne vers l’extérieur qui ne lui offre aucun moyen de combattre sa destinée. Cette troisième et définitive aventure est une hémorragie qui le vide de lui-même et le laisse sans liberté précisément pour vouloir se chercher. Le « moi » n’a pas encore pris conscience de soi-même ; il n’est qu’un ensemble d’actions sans articulation.

Le moi n’est pas arrivé à la permanence en « soi » ; à sa propre essence. De nouveau perdu, sans conscience ni liberté, il choisit la négation du destin mais sans savoir choisir, à vrai dire.

Le monde de l’amour se révèle donc étroit parce que non absolu. À ce moment, Flaubert présente le mythe d’Œdipe d’une manière conventionnelle et univoque : Œdipe-Julien, qui doit tuer son père et sa mère (il ne suffisait pas de s’éloigner d’eux) fuit, ne pouvant rien faire contre le « destin ».

La mort nourrit sa vie et vice-versa ; la création et la destruction apparaissent ici liées (paternité-maternité-parricide). Cela permet de penser à l’unité et à la différence, à un éternel retour, à une transcendance-source de rénovation et par là même de vie.

C — Julien accomplit le destin inconsciemment et contre sa volonté. Il arrive ainsi à sa mort définitive, expérience qui n’est pas cette fois-ci séparation totale, mais transcendance.

Il accepte sa destruction comme moyen de se retrouver. Devenu un autre, Julien peut, à partir de ce moment, initier son ascension :

« On le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes » (9).

Avant de renaître, il subit encore quelques difficultés qui insistent sur la transformation et la mort et qui se ferment par un processus de renouvellement :

« Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu’espérant s’en délivrer, il l’aventura dans les périls (…). Il résolut de mourir » (10).

Quand il est préparé pour l’extase finale ; quand la recherche du « moi absolu » a prospéré, on entend l’appel de la mort (en trois temps) qui est séparation ultime et changement total.

Sa nouvelle vie, où les contraires coïncident harmonieusement (le lépreux est roi) n’est pas fondée sur des biens matériels : Julien nu, change toute sa personne. Il renaît dans une joie surhumaine ; il monte vers le ciel et se transforme par la commune-union avec « la pourriture ». L’hallucination, l’extase mystique, la sainteté constituent la « renaissance », la transformation, la rénovation du personnage :

« Et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec notre Seigneur Jésus, qui l’emportait dans le ciel » (11).

Si on considère la définition de récit initiatique proposée par Léon Cellier : « …une action montrant l’âme soumise à une série d’épreuves et qui finit par accéder à un stade supérieur » (12), ou celle d’initiation proposée par Mircea Eliade qui dit : « c’est comme si l’initiation était un processus indispensable à tout essai de régénération totale, à tout effort de transcender la condition naturelle de l’homme afin d’accéder à un mode d’être sanctifié » (13), nous considérons que Saint Julien accomplit les phases propres à tout initié.

L’initiation ne sera pas pourtant le noyau central de notre étude, malgré les allusions constantes que nous ferons à la transformation essentielle du héros – un héros œdipien.

Notre objectif sera d’analyser Saint Julien du point de vue de sa structure, car c’est à ce niveau-là que se situe le moteur commun des Trois Contes et par ce partant directement du texte sans contraintes préétablies (lecture initiatique), le champ d’interprétation sera plus large.

Dans Saint Julien les variantes symboliques se manifestent surtout à trois niveaux :

— l’espace ;

— la parole ;

— le personnage.

Bien que nous étudierons chacun de ces niveaux séparément, ils sont fortement et étroitement impliqués.

L’ESPACE.

L’espace et ses nuances symboliques jouent un rôle fondamental dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier.

Le conte est divisé en trois chapitres symétriques qui coïncident avec chacun des trois logements où se développe l’existence du personnage.

La première partie s’ouvre par la description du château des parents de Julien et première demeure du personnage :

« … un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline… Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d’écailles de plomb, et la base des murs s’appuyait sur les quartiers de rocs, qui dévalaient abruptement jusqu’au fond des douves… Une seconde enceinte, faite de pieux, comprenait d’abord un verger d’arbres à fruits… De l’autre côté se trouvaient le chenil, les écuries… Un pâturage de gazon vert se développait tout autour, enclos lui-même d’une forte haie d’épines » (14).

Dans le deuxième chapitre, le personnage s’installe dans un palais-récompense :

« C’était un palais de marbre blanc, bâti à la moresque, sur un promontoire, dans un bois d’orangers. Des terrasses de fleurs descendaient jusqu’au bord d’un golfe… Derrière le château s’étendait une forêt. ..Le ciel continuellement était bleu, et les arbres se penchaient tour à tour sous la brise de la mer et le vent des montagnes, qui fermaient au loin l’horizon » (15).

Le troisième chapitre se situe dans une cabane isolée, éloignée et de l’univers paternel et du monde social ; un espace rudimentaire, primaire, original :

« Il commença par établir sur la berge une manière de chaussée qui permettrait de descendre jusqu’au chenal ; (…) D’un côté, s’étendaient à perte de vue des plaines stériles ayant sur leur surface des pâles étangs, çà et là ; et le grand fleuve, devant lui, coulait ses flots verdâtres » (16).

Les différents espaces parcourus par Julien suivent la même trajectoire ascendante que le personnage lui-même ; car le château, une demeure solide, symbole de protection, est situé sur la pente d’une colline ; le palais, refuge de richesses, lieu de secrets, récompense et pouvoir, se trouve sur un promontoire ; et finalement la cabane, située en haut d’une montagne renforce l’idée d’élévation comme possibilité de communication entre la terre et le ciel.

La symétrie spatiale qui se manifeste dans le conte par la présence de trois chapitres et de trois logements, est mise en évidence par l’apparition d’une nouvelle symétrie qui fonctionne par opposition binaire : c’est l’opposition espace fermé/espace ouvert :

CHAPITRES ESP. FERMÉ FRONTIÈRE ESP. OUVERT
I château épines bois
II palais parc forêt
III cabane nature

Le château, en tant que forteresse, représente un lieu renfermé sur lui-même ; à la fois protection et prison ; protection parce que c’est un refuge aménagé pour accueillir le personnage, et prison parce que Julien n’a pas de liberté pour couper le cordon ombilical qui le retient attaché à la terre-mère.

Cet espace profane appartient, nous insistons, à la première étape du parcours initiatique de Julien.

Le passage du dedans au dehors dans ce chapitre se révèle fort difficile car il y a une séparation d’épines qui évoque non seulement l’obstacle mais aussi une défense de l’extérieur. Les épines empêchent toute communication avec l’univers (extérieur).

L’espace ouvert se manifeste dans le bois, où a lieu le premier éloignement de Julien du monde maternel ; c’est le début de la fuite, de sa recherche personnelle, bref de son ascension.

Le palais, continent du plaisir et du pouvoir, se présente, de la même façon que le château, comme une clôture face à la forêt. Mais cette fois-ci, la frontière qui les sépare est moins stricte : il s’agit de la campagne (parc) qui constitue non pas une résistance mais un passage direct vers le « grand espace de pays » (17).

L’ouverture, symbolisée dans ce chapitre par la forêt, représente la réunion de manifestations ambivalentes ; d’un côté, c’est dans la forêt que se révèle l’inconscient de Julien : la peur d’accomplir sa destinée et sa tendance meurtrière :

« Quelque fois, dans un rêve, il se voyait comme notre père Adam, au milieu du Paradis, entre toutes ses bêtes… À l’ombre d’une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles… Il lui semblait que du meurtre des animaux dépendait le sort de ses parents. Il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable » (18).

Mais, d’un autre côté, la forêt devient pour lui le seuil d’un lieu « sacré », une marche vers le chemin de sainteté. La sortie du palais est l’accès aux rites d’entrée « au cheminement » initiatique.

La cabane est la fusion du moi-retrouvé de Julien avec la totalité de la nature parce qu’il n’existe pas de frontière empêchant le passage du dedans au dehors. Les épines et le jardin, barrières qui séparaient ces deux espaces dans les chapitres précédents, ne trouvent pas ici d’équivalent car il se produit une pénétration de l’espace fermé (intérieur) dans l’espace ouvert (naturel) ainsi qu’une coïncidence harmonique des éléments, qui aboutit à la commune-union de Julien et du ciel. Autrement dit, le personnage, qui a connu la séparation d’un monde, le voyage à l’au-delà et une nouvelle naissance, devient un autre : saint Julien.

En guise de conclusion, nous avons constaté que le rétrécissement de l’espace fermé provoque une étendue de l’espace ouvert et que ce processus comporte une intériorisation du personnage, c’est-à-dire, une quête du moi profond et authentique.

D’autre part, le personnage est marqué dès sa naissance par la double présence du « basilic » et de « l’héliotrope », qui symbolisent respectivement le sadisme et la dimension positive de Julien, c’est-à-dire la dialectique entre le bien et le mal : dialectique visible aussi au niveau de l’espace : il a été évident que l’espace fermé, profane, a une connotation négative, mais en même temps, il a permis que le personnage obtienne une situation sociale et un pouvoir qui feront de lui un héros. L’espace ouvert, en principe positif, s’est pourtant manifesté comme la projection des instincts meurtriers de Julien, c’est-à-dire comme une déviation du bien.

ESPACE OUVERT ESPACE FERMÉ
BIEN = MYTHIQUE PROFANE = MAL
# #
MAL = INSTINCTS HÉROS = BIEN

 

Malgré ces opposition (espace ouvert/espace fermé ; le bien/le mal), il s’agit de voies différentes et complémentaires qui, par l’Initiation, convergent vers un seul but : la transcendance :

« Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l’âme de Julien pâmé ; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s’enleva, le firmament se déployait. »  (19)

LA PAROLE.

Le Verbe s’est fait chair : « à force de prier Dieu, il lui vint un fils » (20). La parole fécondante porte le germe de la création parce qu’elle est explicitement associée à la lumière et par conséquence à la vie.

Après la naissance profane de Julien (provoquée par la parole), le verbe (parole) sera le fil conducteur de l’histoire et il se manifestera à plusieurs reprises, toujours en participant de la structure ternaire que nous sommes en train d’analyser : la parole, acte initial, se présente trois fois sous forme d’oracle :

• un vieillard annonce à la mère de Julien que son fils sera un saint (p. 60) ;

• un bohème avertit son père, « Ah ! ah ! ton fils, beaucoup de sang, beaucoup de gloire, toujours heureux, la famille d’un empereur » (p.61)

• un cerf prédit (trois fois) à Julien lui-même qu’il assassinera son père et sa mère (p. 72).

Ce troisième oracle nous permet de constater que la parole peut se manifester aussi comme une malédiction, car elle contient l’antagonisme entre création-vie et destruction-mort.

Les deux premiers oracles se présentent sous forme de vision mais leur message est nettement différencié et lié à l’idéal et à la personnalité de chacun des récepteurs : la mère de Julien, femme pieuse, entend que son fils sera un saint ; et le père, bon châtelain, écoute l’avenir héroïque de Julien.

Même si les deux prémonitions sont de nature différente, la première divine et la deuxième humaine, toutes les deux, par un processus initiatique, coïncident dans un personnage qui devient et héros et saint : Julien l’Hospitalier.

Le troisième oracle est annoncé directement à Julien par un cerf qui lui dit trois fois « maudit » (p. 72), lui découvrant ainsi son fatal et irréversible destin. Dans ce cas-là, il ne s’agit pas d’une vision peu claire, mais de la présence de la parole transparente.

Julien commence donc l’éloignement de l’univers maternel parce qu’il veut éviter l’accomplissement de la parole ; mais cette fuite va provoquer, tout au contraire, la réalisation de l’oracle.

Les oracles, en apparence contradictoires, vont tous s’accomplir, mais dans un ordre inverse à celui de leur émission.

La parole se manifeste autrement dans le conte, cette fois-ci de manière directe : « Julien ! » (p.95-96) et suprême : « une voix » (p.95-96) qui l’appelle trois fois.

Cette voix est l’appel de l’au-delà, un écho qui reprend les trois oracles et suppose dans le parcours initiatique la mort définitive et la renaissance de Julien :

« Julien ôta ses vêtements ; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaça dans le lit » (21).

LE PERSONNAGE

Le personnage central de la légende participe aussi, de même que l’espace et la parole, du système ternaire qui imprègne le conte tout entier. La relation que le personnage entretien avec les autres dimensions se manifestera donc à trois reprises, insistant sur une idée de répétition qui sera évidente à trois niveaux différents :

a) rapport de Julien avec l’espace ;

b) relation de Julien avec la parole ;

c) son expérience de la mort.

Chacun de ces niveaux apparaît dédoublé. Nous allons analyser les trois liaisons du personnage sous leur double aspect :

a) L’existence de Julien se développe, comme on l’a déjà souligné dans trois demeures (château, palais, cabane) qui sont la manifestation d’un univers plus ou moins clos, toujours avec un correspondant plus ou moins vaste dans les espaces ouverts.

La relation que le personnage entretient avec chacune de ces demeures s’inscrit dans un double moment : contact-éloignement, c’est-à-dire une première étape d’acceptation et de rattachement au monde protecteur, qui débouche sur la souffrance, parce que le personnage ne se reconnaît pas au monde, dans une deuxième étape d’écart du connu, de quête d’un autre espace, bref de détachement et de recherche de soi.

Chaque séparation comporte des nuances bien concrètes : dans le premier cas il s’agit clairement d’une fuite, le rejet du destin provoque la négation de l’espace maternel ; dans le deuxième cas cet écart prend la forme d’exil du personnage : cette fois-ci le poids du destin accompli force l’abandon de l’espace conjugal ; dans le troisième cas, la parfaite fusion et du monde et du personnage entraîne une nouvelle séparation ; une séparation tellurique qui l’amène directement vers l’au-delà, vers l’extase et la transcendance. L’immensité de l’espace coïncide à ce stade-là avec la totalité de l’être. Enfin la recherche du moi à travers l’espace reconnaît l’absolu.

Dans l’espace sacré, représenté par le ciel, Julien renaît et connaît l’harmonie des contraires, l’unité du monde extérieur et du monde intérieur, de la mort et de la vie, de la terre et du ciel. L’homme devient saint :

« Ah ! je vais mourir !… Rapproche-toi… toute ta personne. Alors le lépreux l’étreignit ; et ses yeux tout à coup prirent une clarté d’étoiles ; ses cheveux s’allongèrent comme les raies du soleil ; le souffle de ses narines avait la douceur des roses ; un nuage d’encens s’éleva du foyer, les flots chantaient » (22).

ST. JULIEN

III CABANE-Appel-Transcendance

II PALAIS-accomplissement oracle-exil

JULIEN —> CHÂTEAU-Prédiction-fuite.

b) Le rapport que Julien entretient avec la parole est une nécessaire relation cause-effet, dans laquelle la parole s’impose tout en faisant du personnage un instrument au service de l’initiation : le verbe déclenche chaque étape du processus.

Julien subit une double dépendance de la parole : elle est l’annonciation d’une possibilité mais aussi la fatale action, l’acte même. La première manifestation a la forme de prière, qui est source de vie : elle entraîne la naissance de Julien.

Les oracles écoutés par les parents seront les annonciations accomplies d’un destin, et constituent pour Julien un secret caché dont il est instrument et en même temps la concrétion de l’effet.

Le troisième oracle se différencie des précédents parce qu’il s’adresse directement à Julien, qui sera à nouveau l’instrument qui exécute l’actualisation de la prédiction.

Dans le dernier rapport de Julien avec la parole, celle-ci se manifeste du procès sous forme d’appel direct, origine et fin à la fois : réalisation du procès ouvert par la première prédiction (faite à sa mère), réunion de toutes les annonciations verbales. À ce moment, Julien est sujet et objet du message (annoncé et réalisé).

Cette manifestation de la parole, à la différence des précédentes, se situe à un niveau supérieur, car le parcours initiatique arrive à sa réalisation pleine : la transcendance : « Une troisième fois, on l’appela : — Julien !

Et cette voix haute, avait l’intonation d’une cloche d’église » (23).

c) L’expérience de la mort de Julien est triple : d’un côté, la mort des animaux ; puis celle de ses parents, et enfin sa propre mort ; mais chacune d’elles présente différentes nuances.

La première répond aux désirs de l’inconscient, à l’instinct, donc à l’aspect négatif du personnage (basilic) :

« Julien ne se fatiguait pas de tuer… L’espoir d’un carnage, pendant quelques minutes le suffoqua de plaisir »  (24).

La deuxième constitue la réalisation inconsciente, malgré lui, d’un destin verbal inébranlable.

Deux types de mort qui répondent à la même soif meurtrière et dans lesquelles le sujet est toujours Julien :

« Son père et sa mère étaient devant, étendus sur le dos, avec un trou dans la poitrine ; et leurs visages d’une majestueuse douceur avaient l’air de garder comme un secret éternel » (25).

La troisième est la propre mort du personnage, et dans une lecture initiatique, suppose l’ouverture à une nouvelle naissance. Dans ce cas, la mort n’est pas une fin définitive et ne comporte pas une connotation négative ; Julien est l’objet, et sa mort est la récompense offerte par la voix, après les obstacles surmontés tout au long de son cheminement personnel.

***

L’analyse du conte montre comment à tous les niveaux, il existe une présence répétitive du chiffre « TROIS » : son insistance en fait le facteur-clé de notre lecture.

Le trois, un chiffre porteur déjà d’une forte symbolique, a ici un caractère magique et secret. Pour revenir au sujet de notre travail, nous avons constaté que le TROIS est présent sans cesse :

— le conte est divisé en trois chapitres ;

— l’espace a une triple manifestation : trois logements, trois oppositions entre l’espace ouvert et l’espace fermé ;

— il y a trois oracles ;

— la voix et le cerf insistent trois fois ;

— il y a trois expressions de la mort ;

— il existe trois séparations du personnage par rapport au monde quotidien ;

— la quête-initiatique apparaît et progresse en trois moments différents ;

— la transformation de Julien passe par trois stades : le renoncement initial du moi, l’acquisition de l’héroïcité (à un niveau supérieur), et la réalisation suprême, manifeste dans la renaissance.

Que le conte soit fortement marqué par la présence du chiffre TROIS est tout à fait évident, mais l’évidence va encore plus loin, car il s’inscrit dans un recueil formé par trois contes qui participent comme celui-ci de la même tripartition et dont l’ensemble constitue une parfaite TRI-UNITÉ, un parfait triptyque.

Nous ne voudrions pas finir ce travail sans faire une allusion au symbolisme du chiffre TROIS, nombre du ciel qui exprime la totalité, l’achèvement, la réunion du matériel et du spirituel ; mais « TROIS désigne encore les niveaux de la vie humaine : matériel, rationnel, spirituel ou divin, ainsi que les trois phases de l’évolution mystique : purgative, illuminative, unitive » (26).

Rosa de Diégo et Angela Serna.

(Universitad del pais Vasco-Victoria)

(Espagne).

1. Flaubert Gustave : La correspondance de Flaubert. Étude et répertoire critique. Carlut Charles Éd. Nizet, Paris, 1968, p. 785.

2. FLAUBERT Gustave : La Légende de saint Julien l’Hospitalier, dans Trois contes. (Le Livre de Poche Paris 1972, p. 70).

3. Op. cit. p. 72.

4. Op. cit. p. 73.

5. Op. cit. p. 74.

6. Op. cit. p. 75.

7. Op. cit. p. 77.

8. Op. cit. p. 78.

9. Op. cit. p. 90.

10. Op. cit. p. 93.

11. Op. cit. p. 99.

12. CELLIER, Léon : Chaos vaincu. Victor Hugo et le roman initiatique, dans Bulletin de la Fac. des Lettres de Strasbourg, 1962, p. 330.

13. ELIADE, Mircea : Initiation, rites, sociétés secrètes. (Gallimard Paris, 1959, p. 330.)

14. FLAUBERT, Gustave : op.cit. p. 57-58.

15. Op. cit. p. 78.

16. Op. cit. p. 94.-95.

17. Op. cit. p. 84.

18. Op. cit. p. 79.-80

19. Op. cit. p. 99.

20. Op. cit. p. 59.

21. Op. cit. p. 98.

22. Op. cit. p. 99.

23. Op. cit. p. 96.

24. Op. cit. p. 70

25. Op. cit. p. 88.

26. CHEVALIER J. et GHEERBRANT A. : Dictionnaire de symboles , R. Laffont. Jupiter, 1969, 1982, cf. : « trois ».