Le nombre trois dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier

Les Amis de Flaubert – Année 1986 – Bulletin n° 68 – Page 47

 

Le nombre trois
dans la Légende de saint Julien l’Hospitalier

Quand on lit Saint Julien, ou plutôt quand on le relit, on peut remarquer le retour fréquent du nombre trois. Quelle est la cause, la signification de cette fréquence, très probablement voulue par un auteur qui n’écrivait rien au hasard ? Dans ce conte chrétien, ne serait-elle pas due, pour une part, au fait que ce nombre trois peut être considéré comme un nombre sacré dans la religion chrétienne (pour ne parler que de celle-ci) ? Il y a les trois personnes divines, père, fils et esprit, de la Trinité ; il y a les trois vertus théologales, foi, espérance et charité (1) ; le Christ est ressuscité le troisième jour, tertia die ; et ce n’est pas tout.

Dans Saint Julien, le nombre trois se lit plus de douze fois. La queue de la robe de la seigneuresse (la mère de Julien) « traînait de trois pas derrière elle ». Après la naissance de son fils, il y eut un repas « qui dura trois tours » et quatre nuits. Julien était bercé par « trois nourrices ». Plusieurs années plus tard, la petite souris qu’il tuera s’enfuit, « après deux ou trois jours ». Plus tard encore, quand le héros chasse, « trois écuyers, dès l’aube, l’attendaient. » Quand il tombe malade, « durant trois mois » sa mère prie au chevet de son lit. Longtemps après, l’empereur d’Occitanie lui offre « les trois quarts de ses richesses ». La femme de Julien tire des airs « d’une mandoline à trois cordes. » Lors de sa dernière chasse, il voit « à trois pas d’intervalle » des perdrix rouges. Puis, pour regagner son palais, il en gravit « les trois terrasses (2) ». Quand il a tué ses parents, on les enterre « dans l’église d’un monastère à trois journées du château ». Enfin, dans sa cahute, Julien possède « trois coupes d’argile. »

Revenons un peu en arrière. Lors de la longue chasse du premier chapitre, le grand cerf noir, avant de mourir, répète « trois fois » : « Maudit ! maudit ! maudit ! » Et vers la fin du conte, le lépreux, après avoir appelé deux fois « Julien !  », l’appelle « une troisième fois ». À la triple malédiction correspond le triple appel du Christ.

Mais ce nombre trois n’est pas toujours écrit : il n’en existe pas moins, il est là. C’est ainsi que le château paternel a trois enceintes : d’abord les « douves » ; puis « une seconde enceinte (3), faite de pieux » ; et il y a enfin « une forte haie d’épines »… Entre les douves et les pieux, puis entre ceux-ci et la haie, de l’espace, — et plusieurs lignes de texte —.

Vers la fin de sa grande chasse, Julien aperçoit « un cerf, une biche et son faon ». Ce sont trois animaux.

La nuit suivante, se rappelant la prédiction du grand cerf au sujet de ses parents, il se dit : « Non ! non ! non ! Je ne peux pas les tuer ! » Trois fois « non ! », comme le cerf a dit trois fois « maudit ! » il y a quelques heures.

Nous remarquerons que, plus tard, l’empereur, avant de songer à sa fille, offre à Julien, successivement, trois choses : de l’argent dans des corbeilles, une part de ses richesses, le partage de son royaume.

Après avoir tué ses parents, le héros du conte répète en pleurant : « Ah ! pauvre père ! pauvre mère ! pauvre mère ! » Deux parents, mais trois fois le mot « pauvre ». Notons qu’ici la mère pourrait paraître deux fois plus aimée que le père.

Et dans le troisième chapitre, il est trois fois question de la lanterne de Julien : « Ayant allumé sa lanterne », « En approchant de lui la lanterne », « La petite lanterne brillait devant lui ». Avant et après le mot « lanterne » employé pour la deuxième fois, il y a de nombreuses lignes, ce qui fait que seul un lecteur attentif remarquera que ce mot se lit trois fois.

Puis, il y a la description du lépreux : « ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules écailleuses ». Trois parties de corps sont ici nommées.

Et quand le malheureux a mangé, « la table, l’écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l’on voyait sur son corps ». Ici encore, trois noms d’objets.

Il avait dit : « J’ai faim ! » Il va dire maintenant : « J’ai soif ! » Et après avoir bu : « J’ai froid ! » Trois fois la même petite phrase, au court dernier mot près, — encore qu’il exprime, dans les trois cas, une sensation —. Je sais bien que Julien dit un peu plus tard : « Ton lit ! », de sorte qu’on pourrait parler d’une suite non de trois, mais de quatre petites phrases de deux syllabes ; mais la quatrième est bien différente des trois précédentes.

Revenant, ici, un peu en arrière, une même page du conte (4) nous permet de lire les deux phrases suivantes ; il y a entre elles un intervalle de plusieurs lignes.

« Mais l’air bestial des figures, le tapage des métiers, l’indifférence des propos glaçaient son coeur.»

«Il contemplait avec des élancements d’amour les poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur les fleurs ; tous, à son approche, couraient plus loin, se cachaient effarés, s’envolaient bien vite ».

Dans la première de ces phrases, il y a trois sujets (au sens grammatical) et il y a trois causes. Dans la première partie de la seconde, il y a trois compléments directs, et une grande ressemblance entre eux, « leurs » et « sur » apportant un peu de variété ; quant à la seconde partie (trois verbes), elle nous instruit des trois effets de l’approche de Julien : les poulains couraient, les oiseaux se cachaient, les insectes s’envolaient ; deux fois trois (5).

Et ce que nous venons de citer nous amène à penser ici aux rythmes préférés de Flaubert, à cette phrase ternaire que Thibaudet appelle justement « la phrase-type » du maître (6). Des phrases ternaires, il y en a aussi, bien sûr, dans Saint julien ; elles sont assez nombreuses ; en voici trois :

« La grêle cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l’air l’étouffait… »

« Il tendait sa main aux cavaliers sur les routes, avec des génuflexions s’approchait des moissonneurs, ou restait immobile devant la barrière des cours… »

« Mais le vent apportait à son oreille comme des râles d’agonie ; les larmes de la rosée tombant par terre lui rappelaient d’autres gouttes d’un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, étalait du sang dans les nuages (7)… »

De telles phrases sont-elles à considérer ici, dans cette brève note sur le nombre trois dans Saint Julien ? Cela pourrait paraître excessif, et l’on trouve beaucoup de phrases ternaires dans d’autres œuvres… Et peu importe que le conte soit divisé en trois chapitres : le conte suivant, Hérodias, l’est aussi.

François Fleury

(Rouen)

1. Julien a la foi du Moyen-Âge et la charité du saint ; il a peut-être moins d’espérance.

2. Qui rappellent les trois enceintes du château paternel.

3. Le mot « enceinte » n’est écrit qu’une fois.

4. La p. 122 dans l’édition Garnier-Flammarion.

5. Cette seconde phrase fait penser à celle-ci, dans Madame Bovary :

« Les garnitures de dentelles, les broches de diamants, les bracelets à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus ». Flaubert pareil à lui-même… Et toujours deux fois trois.

6. A. Thibaudet, Gustave Flaubert, Éd. Gallimard, p. 266.

7. On peut dire qu’il s’agit ici d’une phrase ternaire, malgré le point qui suit « lourd » ; ce point aurait très bien pu n’être qu’un point-virgule.