Les Amis de Flaubert – Année 1979 – Bulletin n° 54 – Page 26
Flaubert et Stendhal : un cas d’incompréhension
Tous ceux qui se sont penchés sur la correspondance de Flaubert savent qu’elle est une source abondante de jugements portés sur les grands auteurs français et européens. La sage politique de Flaubert a toujours été de limiter le temps consacré aux œuvres dont seule la qualité était la nouveauté et cette forme de discipline était devenue plus nécessaire que jamais à cause de l’expansion rapide de la production littéraire depuis 1830. Il me semble qu’une des qualités montrées par Flaubert dans l’ensemble de ses jugements est une certaine tolérance, une ouverture d’esprit visible par exemple dans son admiration pour des auteurs aussi différents que Voltaire et Chateaubriand. On sait également que, dans le domaine du roman moderne, il appréciait la force et la vitalité des œuvres de Walter Scott, de Balzac et même de Dumas. Comment se fait-il qu’il n’a jamais vu la valeur des romans de Stendhal, et cela malgré plusieurs tentatives échelonnées sur une trentaine d’années pendant lesquelles la réputation de cet auteur grandissait progressivement ? Mon intention dans cet article est de commenter les deux seuls jugements précis concernant l’œuvre romanesque de Stendhal qui figurent dans la correspondance de Flaubert. En effet, ces jugements sont plus curieux que celui qu’il formula dans une lettre (1) à Mme Roger des Genettes vers 1860 au sujet des prises de position littéraires de Stendhal, affirmant que celui-ci est de « la même race quinteuse et anti-artiste que Veuillot et Proudhon ». Sans doute est-ce faire bon marché de l’auteur de Racine et Shakespeare, mais qui peut nier l’humeur volontiers fantasque ou provocante de celui qui déclara dans un article sur Lamartine que celui-ci était, malgré ses défauts, « le second ou le premier poète de France, selon qu’on voudra placer Béranger (auteur des chansons) avant ou après lui ». Il faut reconnaître qu’il est difficile d’être plus, anti-artiste.
Lorsqu’on examine les affirmations de Flaubert concernant Stendhal, on constate une évolution qui va curieusement à contre-courant de la réputation de cet auteur. En effet, dans une lettre à Alfred Le Poittevin en août 1845, Flaubert s’exprime ainsi : « J’ai lu hier soir dans mon lit le premier volume de Le Rouge et le noir, de Stendhal. Il me semble que c’est un esprit distingué et d’une grande délicatesse. Le style est français. Mais est-ce là le style, le vrai style, ce vieux style qu’on ne connaît plus maintenant ? ». Dans une lettre écrite à Maupassant en juin – juillet 1878, par contre, il n’est plus question de distinction et de délicatesse, mais seulement de « cet idiot de Stendhal » : formule tout aussi provocante que n’importe quelle boutade stendhalienne. Exprimés en 1845 et en 1878, ces deux jugements constituent une sorte de cadre montrant clairement la tendance suivie par l’esprit de Flaubert en ce qui concernait le romancier. C’est entre ces deux dates que fut formulé, dans une lettre écrite à Louise Colet le 22 novembre 1852, l’avis sur lequel nous centrons cet article : « J’ai fait prendre au cabinet de lecture La Chartreuse de Parme et je la lirai avec soin. Je connais Rouge et Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions. Je sais bien que les gens de goût ne sont pas de mon avis ; mais c’est encore une drôle de caste que celle des gens de goût : ils ont de petits saints à eux que personne ne connaît. C’est ce bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme d’admiration devant des esprits de société, devant des talents qui ont pour toute recommandation d’être obscurs. Quant à Beyle, je n’ai rien compris à l’enthousiasme de Balzac pour un semblable écrivain après avoir lu Rouge et Noir. En fait de lectures, je ne dé-lis pas Rabelais et Don Quichotte, le dimanche, avec Bouilhet. Quels écrasants livres ! Ils grandissent à mesure qu’on les contemple, comme les Pyramides, et on finit presque par avoir peur ».
Il est évident que Le Rouge et le noir, avec son ironie et sa finesse, n’est pas le genre de livre susceptible d’écraser Flaubert en lui inspirant des émotions du même ordre que celles, qu’il puisait dans l’œuvre de Rabelais ou de Cervantes, mais on est néanmoins surpris par cette sévérité.
Que Stendhal « écrivait mal », selon la tradition du style noble, rien n’est plus sûr. Il est également clair que Flaubert ignorait certaines explications de Stendhal à ce sujet, par exemple la pensée confiée à son journal le 4 mars 1818 : « Je crois que pour être grand dans quelque genre que ce soit, il faut être soi-même. Les livres immortels ont été faits en pensant fort peu au style ». Si Flaubert savait que Le Rouge et le noir, par son style délibérément simple, avait été conçu comme une réaction contre l’élégance creuse que Stendhal reprochait à beaucoup d’auteurs de son temps, la lettre de Flaubert citée dans le paragraphe précédent Ie montre peu enclin à tenir compte de cette intention importante. Certes, si l’on juge Stendhal en prenant Le Rouge et le noir comme seul exemple, et surtout en cherchant des défauts, on ne manquera pas d’en trouver dans un roman que l’auteur lui-même allait considérer comme ayant un style trop haché et trop sec. Ce qui peut surprendre, c’est le fait que Flaubert n’ait pas été sensible aux qualités du style stendhalien et à son affinité partielle avec son propre style. Une certaine parenté d’idées se voit par exemple dans l’attitude commune des deux auteurs face à l’œuvre de George Sand : il est arrivé à Stendhal de déclarer que si La Chartreuse de Parme avait été écrite par celle-ci, ce roman aurait eu plus de succès mais qu’il aurait eu besoin d’un volume supplémentaire. « Dans George Sand, on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots comme entre des cuisses sans muscles » : c’est ce que Flaubert expliquait à Louise Colet, en novembre 1852, à l’aide d’un langage figuré qui aurait amusé Stendhal s’il avait pu l’entendre. Il n’est peut-être pas inutile de citer ici un court extrait du premier grand roman de Stendhal afin de considérer la valeur des critères utilisés par Flaubert dans sa lettre de 1845 : « Le maire de Verrières était bien toujours à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rénal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute la famille. Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.
Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ? ».
C’est un exemple du meilleur style stendhalien, un récit subtilement varié et montrant une maîtrise de l’art du changement de l’angle de vision, une grande habileté dans l’utilisation du monologue intérieur de ce style indirect libre dont Flaubert allait tirer si grand profit. Cela étant, on est frappé par le fait que le jeune Flaubert ne voyait pas l’esprit novateur du langage stendhalien. « Le style est français, affirmait-il dans sa lettre de 1845 ; mais est-ce là le style, le vrai style, ce vieux style qu’on ne connaît plus maintenant ? ». Peut-être était-il encore difficile à cette époque de voir les qualités qui allaient faire de Stendhal un grand classique moderne.
Mais il y a plus grave que la question du style, et ici nous revenons à la lettre du 22 novembre 1852 dans laquelle Flaubert affirme que Le Rouge et le noir est non seulement mal écrit, mais incompréhensible. Rappelons que Flaubert trouvait également que les romans de Balzac étaient mal écrits, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir une grande admiration pour cet auteur sous d’autres rapports, sa connaissance de la France de Louis-Philippe par exemple. Le jugement sans nuance qu’il porte sur Stendhal en 1852 est donc extrêmement sévère. Qu’y a-t-il dans Le Rouge et le noir qui pût paraître incompréhensible à Flaubert.
Il y a dans ce roman un élément de satire politique dont la portée était fort claire, et les « intentions » qu’il trouvait obscures doivent concerner deux des personnages principaux, considérés comme des créations psychologiques, Commençons par Mathilde, que Jules Janin avait qualifiée de folle lors de la publication du roman et que Faguet également allait dénoncer comme un caractère impossible un demi-siècle plus tard. Même si l’on tient compte du fait que la personnalité de Mathilde est complexe et fort originale, et que par ses aspirations romanesques elle préfigure de façon intéressante celle de Madame Bovary, l’incompréhension de Flaubert pourrait s’expliquer par la manière dont Stendhal flotte entre l’admiration et une satire féroce. Il semble réellement s’agir d’indécision, et l’on peut dire que c’est un aspect du roman de Stendhal qui montre l’absence de cette unité parfaite à laquelle Flaubert attachait un si grand prix. Mais qu’en est-il du personnage principal, Julien Sorel ? Flaubert ne devait pas souscrire aux protestations, hypocrites ou non, de ceux qui le voyaient comme une création choquante, de même que Charles de Mazade dénonçait Balzac à cause de Goriot dans un article de la Revue des Deux Mondes publié en 1852 également. C’est exactement le genre d’attaque qui allait être lancée contre les romans de Flaubert, et l’on peut penser que celui-ci devait se sentir solidaire de Stendhal sous ce rapport, puisqu’il s’agissait de la liberté dans l’art. De quelle manière donc est-ce que le caractère de Julien pouvait lui paraître obscur ? Comment est-ce que ce lecteur intelligent n’a pas compris que Stendhal crée le caractère de Julien en soulignant ses calculs et ses bizarreries ?
Et cette tension entre la sympathie du romancier pour son protagoniste et la recherche d’un certain détachement critique, n’est-elle pas exactement ce qu’on voit chez Flaubert ? S’il est vrai que ce grand moustachu aimait à dire que Madame Bovary était lui, boutade qui n’était pas sans fondement, n’est-il pas également vrai qu’il y avait le même genre d’intimité entre Stendhal et Julien Sorel ? La comparaison n’a rien de factice, car les écrits intimes des deux auteurs montrent que Julien Sorel et Emma sont extrêmement proches de leurs créateurs, lesquels sont évidemment conscients de cette intimité psychologique et bien démontrée par Georges Blin dans sa grande étude sur Stendhal. Les deux romanciers sont conscients également du danger qui en résulte, et leur utilisation fréquente de l’ironie n’est autre qu’une manière de se distancer de leurs créatures et des émotions qu’elles leur donnent. Lorsque Flaubert travaillait à l’épisode de la séduction d’Emma, ce ne fut pas dans le roman qu’il donna libre cours à son émotion mais dans une lettre à Louise Colet qui est justement célèbre : « Aujourd’hui (…), homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leurs paupières noyées, d’amour ». (Lettre du 22 décembre 1853). De même, Stendhal est toujours resté celui qui craignait de pousser un soupir, comme iI l’a dit au sujet de son livre De l’amour. On sait que Flaubert, par sa formule « nul lyrisme », s’est donné une règle qu’il n’a pas toujours suivie. Chez Stendhal, le rapport entre romancier et protagoniste est marqué par la même méfiance devant l’émotion, par le même désir de mettre un écart entre art et affectivité. On s’étonne que Flaubert n’ait pas été sensible à cette orientation commune.
Qu’y a-t-il dans la manière narrative de Stendhal qui ait pu empêcher Flaubert de voir cette affinité et de comprendre les intentions de son prédécesseur ? Prenons l’exemple de la page importante dans laquelle Stendhal raconte l’acte criminel qui constitue le grand tournant dans la vie de Julien. Lorsque celui-ci tente d’assassiner Mme de Rénal, il s’agit d’un épisode essentiel que Flaubert a dû remarquer. Une constatation s’impose : l’action commise par Julien n’est pas motivée de façon explicite et concise. La forme du récit montre que Stendhal a mis entre protagoniste et lecteur ce que j’appellerai une opacité voulue. Bien entendu, il ne s’agit pas d’obscurité totale, car l’intention de l’auteur est que le lecteur attentif puisse se rappeler certaines façons d’agir de Julien qui ont été mieux expliquées dans des chapitres précédents, et qu’il comprenne, à l’aide de son esprit et de son imagination. Même si les intentions de Stendhal pouvaient paraître obscures à bon nombre de lecteurs vers 1830, époque à laquelle il déroutait par sa nouveauté, est-ce que cela explique l’incompréhension de Flaubert une vingtaine d’années plus tard ? Qui plus est, n’a-t-il pas recours au même genre d’opacité dans ses propres romans ? Dans l’épisode où Emma est séduite par Rodolphe, le lecteur ne trouve aucune réponse précise à la grande question qu’il peut se poser : l’auteur veut-il qu’on se moque d’elle, ou bien qu’on l’admire en écrasant une larme ? Dans l’Éducation sentimentale également, les exemples de ce procédé sont nombreux. Lorsque Frédéric commence à fréquenter la maison de M. Dambreuse il est surpris de constater que, sans raison apparente, tout le monde semble lui faire la cour. « Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui ne fût charmant pour lui, dans cette maison ». Flaubert se contente d’indiquer le fait, et laisse au lecteur le soin de chercher une explication dans un ensemble de petits indices. La solution du puzzle est que Martinon, qui a été l’amant de Mme Dambreuse, veut se désengager et pour cela il trouve utile d’encourager Frédéric à se mettre en avant. Dambreuse lui-même a décidé que, puisqu’il ne veut pas empêcher sa femme d’avoir un cavalier servant (sa vengeance sera dans son testament), Frédéric est assez inoffensif pour être ce titulaire. Même les domestiques ont compris la situation, qui ne reste obscure que pour Frédéric, et pour tout lecteur incapable de comprendre sans explication formelle. Et c’est une opacité semblable qui masque les intentions de Flaubert dans l’épisode magistral du dernier entretien de Frédéric et de Mme Arnoux. Dernière scène dans la série de celles où cette femme nous est présentée essentiellement à travers la vision changeante de Frédéric, quelle conclusion nous permet-elle de tirer concernant les intentions fondamentales de Flaubert ? Il est clair que Mme Arnoux peut manquer de perspicacité, car elle ne sait toujours pas voir la médiocrité de Frédéric. Mais est-ce que le romancier veut proposer à notre admiration un individu possédant des qualités plus importantes : l’intégrité, la sincérité, le dévouement ? On est tenté de le croire, mais l’intention de Flaubert concernant Mme Arnoux reste un peu énigmatique. Souvent présente dans l’Éducation sentimentale, cette opacité suggestive vient d’un procédé narratif qui contribue à l’intérêt de ce roman, tout en lui donnant une certaine ressemblance avec Le Rouge et le noir.
Faisons un saut dans le temps afin de considérer la dernière remarque significative sur Stendhal que l’on trouve dans la correspondance de Flaubert. C’est en mai 1878 que celui-ci s’exprime de la manière suivante dans une lettre à Taine : « Vous qui êtes fort en Stendhal, pouvez-vous m’indiquer une édition lisible de La Chartreuse de Parme et du Rouge et noir ? (…) Pour mes bonshommes (et d’ailleurs pour moi-même encore une fois), je veux relire ces deux livres ». Cette lettre nous montre que le romancier voulait parler de Stendhal dans Bouvard et Pécuchet, et qu’il avait lu La Chartreuse de Parme, comme il en avait exprimé l’intention en 1852. Elle laisse entendre aussi que même la lecture de ce chef-d’œuvre n’avait pas changé son avis sur Stendhal, et que ce fait ne le laissait pas indifférent. Et que constate-t-on en lisant le chapitre de Bouvard et Pécuchet où les protagonistes s’adonnent à la lecture des principaux romanciers ? II y est question de Walter Scott, de George Sand, de Balzac, de Dumas et d’un nombre de romanciers moins importants, mais jamais de Stendhal. C’est une absence qui ne manque pas de nous surprendre, étant donné l’intention déclarée par Flaubert dans sa lettre à Taine. On peut en conclure que sa réticence devant les romans de Stendhal avait résisté à tous ses efforts, et c’est ce que confirme le catalogue des Idées Chic, où Stendhal a droit à une courte mention ironique.
Mais est-ce qu’il faut mettre en doute la capacité de Flaubert en tant que juge de la littérature de son siècle ? À cette question on peut faire au moins deux réponses, dont la première est que Flaubert était en bonne compagnie. C’est ce qu’on voit en lisant les deux articles que Sainte-Beuve consacra à Stendhal en janvier 1854. Cédant à son penchant à dénigrer les grands écrivains originaux de son temps, le critique célèbre affirme que les personnages de Stendhal ne sont pas des êtres vivants, mais des automates dont on voit les ressorts. Julien Sorel ne lui semble qu’un petit monstre odieux et impossible, et il trouve que Le Rouge et le noir manque de suite et de modération. Mais Sainte-Beuve ajoute une remarque favorable à Stendhal qui va à rencontre de la réaction de Flaubert : « Ses romans sont ce qu’ils peuvent, mais ils ne sont pas vulgaires ; ils sont comme sa critique, surtout à l’usage de ceux qui en font ; ils donnent des idées et ouvrent bien des voies ». II semblerait donc que Flaubert était encore plus sévère que Sainte-Beuve en ce qui concernait Stendhal. Mais on peut répondre à une éventuelle accusation d’incapacité critique en citant d’autres jugements de Flaubert. Je me contenterai de rappeler ce qu’il a écrit en 1862 au sujet des Misérables, roman qui remportait un succès général : « Je ne trouve dans ce livre ni vérité, ni grandeur. Quant au style, il me semble intentionnellement incorrect et bas. C’est une façon de flatter le populaire. Hugo a des attentions et des prévenances pour tout le monde ; Saint-Simoniens, Philippistes et jusqu’aux aubergistes, tous sont platement adulés. Et des types tout d’une pièce, comme dans les tragédies ! (…) Ce sont des mannequins, des bonshommes en sucre, à commencer par monseigneur Bienvenu. (…) Et les digressions ! Y en a-t-il ! Y en a-t-il ! Le passage des engrais a dû ravir Pelletan. Ce livre est fait pour la crapule catholico-socialiste, pour toute la vermine philosophico-évangélique. (..) Quant à leurs discours, ils parlent très bien, mais tous de même. Le rebâchage du père Gillenormant, le délire final de Valjean, l’humour de Cholomiès et de Gantaise, tout cela est dans le même moule. Toujours des pointes, des farces, le parti-pris de la gaieté et jamais rien de comique. Des explications énormes données sur des choses en dehors du sujet et rien sur les choses qui sont indispensables au sujet. Mais en revanche des sermons pour dire que le suffrage universel est une bien jolie chose, qu’il faut de l’instruction aux masses ; cela est répété à satiété. Décidément ce livre, malgré de beaux morceaux, et ils sont rares, est enfantin. L’observation est une qualité secondaire en littérature, mais il n’est pas permis de peindre si faussement la société quand on est contemporain de Balzac et de Dickens ». (Lettre à Mme Roger des Genettes). C’est un jugement d’un intérêt exceptionnel et qui contient en filigrane toute une esthétique du roman. Comparées à cette page sévère, mais détaillée et fort juste, les affirmations de Flaubert concernant Stendhal semblent étrangement imprécises. Le tempérament est peut-être pour beaucoup dans les prédilections littéraires, comme Flaubert l’a dit lui-même, mais son analyse du roman de Victor Hugo le montre capable de suivre son instinct sans tomber dans le vague. Il devait en être autrement pour Stendhal, et l’incompréhension persistante de Flaubert à son sujet ne cessera jamais de frapper ceux qui admirent les deux auteurs en restant conscients de leurs affinités aussi bien que de leurs différences.
Richard BOLSTER
Université de Bristol
(Angleterre)
(1) Œuvres Complètes, Club de l’honnête homme, t. 14, p. 23.