Tricentenaire de la mort de Corneille

Les Amis de Flaubert – Année 1984 – Bulletin n° 64 – Page 3

 

 

Tricentenaire de la mort de Corneille

Éditorial

Pour les Rouennais suffisamment lettrés, la ville compte en littérature deux demi-dieux : Corneille et Flaubert. Ce doit être l’opinion commune de la ville, ce qui ne veut pas dire que l’un et l’autre soient estimés de la même manière, et pour les mêmes raisons. Tous deux s’éloignent rapidement de notre siècle mouvementé et bouillonnant. Le premier est mort il y a exactement trois siècles à Paris et il se rattache aux gloires de l’Ancien Régime. L’autre est disparu depuis plus de cent ans et appartient au XIXe siècle. Leur point commun est d’avoir vu le jour dans cette ville mais aussi d’y avoir vécu longtemps. L’un et l’autre y ont leur statue, preuve d’une reconnaissance et d’un souvenir maintenu. De nos jours, les romans de Flaubert sont davantage lus que les pièces du théâtre de Corneille, rarement jouées sur scène, même à Rouen.

Flaubert n’était pas doué pour la poésie mais il l’aimait. Il avait une admiration pour Corneille. Selon le docteur Fortin, son voisin de Croisset et ami personnel, qui vécut avec lui sa dernière soirée, il a rapporté sur-le-champ ses souvenirs. Flaubert avait un faible pour la déclamation et aussi la parodie. Ce soir-là, il avait relu à haute voix des extraits de pièces de Corneille et avait marqué sa satisfaction, non pas parce qu’il avait été Rouennais comme lui, mais à cause du côté tragique et poignant de son œuvre. Le vers de Corneille est rugueux et viril. Flaubert appartenait encore à une époque où l’on versifiait et rimaillait à profusion. La versification était un exercice scolaire et l’on terminait ses études scolaires la sachant plus ou moins bien. Il y avait des êtres plus doués les uns que les autres. Un vrai poète était aussi admiré qu’un bon chanteur de salon. De nos jours, les muses sont abandonnées et l’informatique paraît plus nécessaire aux besoins économiques de demain.

Corneille était un catholique pratiquant, comme toute sa famille d’ailleurs. La plupart de ses ascendants ont fait des legs à leur paroisse de Saint-Sauveur. Son père et lui ont été trésoriers de la fabrique, ce qui était un honneur. Il n’avait aucune sympathie pour le mouvement protestant et il entre bien dans la conception de la monarchie absolue : un roi, une foi, une loi. Par contre, Flaubert, deux siècles plus tard, est dans la lignée du siècle des Lumières, il est nettement voltairien, déiste comme on l’était au XIXe siècle, et fort respectueux des opinions religieuses des autres. Si bien que les catholiques rouennais préfèrent Corneille à Flaubert. Madame Bovary leur demeure suspecte, s’ils ne doutent pas de la valeur de son style.

Corneille était bien oublié des Rouennais à la fin de l’Ancien Régime. Durant la Révolution de 1789, grâce à un publiciste rouennais bien oublié, Vincent-Etienne Guilbert, il fut remis à l’honneur deux personnages bien différents : Corneille et Jeanne d’Arc. C’est lui qui, en l’an XIII, a préconisé une statue du Grand Corneille sur une place de Rouen. Il n’a pas réussi à convaincre ses concitoyens comme il avait intéressé ses confrères de l’Émulation. Son idée ne fut pas perdue puisqu’un autre membre de l’Émulation, vieille société rouennaise, la reprit en 1829. Il lui fallut cinq ans pour arriver à son inauguration sur le terre-plein du nouveau pont d’Orléans, devenu depuis le pont Corneille. Maintenant, cette même statue de David d’Angers, qui a miraculeusement survécu à l’occupation allemande, est placée sur le parvis du Théâtre des Arts. Tout au cours du XIXe siècle, il s’est trouvé une dizaine de chercheurs pour retrouver les traces de la famille Corneille à Rouen. Grâce à eux, il fut une sorte de vedette.

À part quelques détails donnés par son frère Thomas ou son neveu Fontenelle, nous ne savons presque rien de sa vie rouennaise. Un hasard de lecture m’a remis devant un texte méconnu et oublié. Il est dû à un chartreux rouennais qui s’était épris de littérature et qui a personnellement connu Corneille dans sa ville. Voici ce qu’il en dit : « A voir M. de Corneille, on ne l’aurait pas pris pour un homme qui faisoit si bien parler les Grecs et les Romains et qui donnoit un si grand relief aux sentiments et aux pensées des héros. La première fois que je le vis, je le pris pour un marchand de Rouen. Son extérieur n’avoit rien qui parla à son esprit. Sa conversation étoit si pesante qu’elle devenoit à charge dès qu’elle duroit un peu… Certainement M. de Corneille se négligeoit trop, ou pour mieux dire, la nature qui lui avoit été si libérale en des choses extraordinaires l’avoit comme oubliée dans les plus communes… Il n’a jamais parlé bien correctement de la langue française, peut-être se mettoit-il pas aussi en peine de cette exactitude… Les premières pièces de M. de Corneille ont été plus heureuses que parfaites ; les dernières ont été plus parfaites qu’heureuses et celles du milieu ont mérité l’approbation et les louanges que le public a données aux premières moins par lumière que par sentiment… ».

Ce texte me paraît surprenant, sinon révélateur. On sait que Corneille bredouillait et bégayait fortement, que les plaidoiries publiques lui étaient à charge et difficiles pour ne pas tomber dans le ridicule. Curieux cas psychanalytique qui mériterait d’être éclairci et qui vaut bien l’asthme de Proust, les crises d’épilepsie de Flaubert, pour décrypter le sens et la raison de son œuvre théâtrale qui est à l’inverse de son comportement physique, exprimant l’audace et l’esprit d’initiative. Rien de surprenant que la jeune société d’Émulation de 1803 se soit mise sous son patronage et l’ait choisi à cause de ses pièces comme exemple et modèle à imiter.

Ainsi, et à notre manière, nous avons voulu nous associer dans notre bulletin à la commémoration du troisième centenaire de la mort de cet auteur tragique et relier en esprit ces deux grands Rouennais qui vécurent longuement dans notre ville et les façonna à nos habitudes, à nos travers si facilement brocardés. Les hommes n’échappent pas à ce que les premières années de leur vie leur ont appris et ils en demeurent tributaires. De même que les eaux de rivières descendent de leurs sources et n’y remontent jamais, les fils doivent se rappeler de leurs pères et de ce qu’ils leur ont légué à jamais au-delà de leur vie. Voici pourquoi à nos yeux Corneille et Flaubert demeurent si sensibles aux Rouennais et à tous ceux qui s’intéressent à la littérature classique française.

André DUBUC.