Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 28
Ascendance et descendance
de Véronique, Delphine Couturier
La récente conférence faite par M. René Herval à la Société des Amis de Flaubert ne fera pas souffrir dans son tombeau la pauvre Delphine, dont les restes légers de jeune femme reposent à Ry, pas bien loin du porche de l’église. Ce n’est pas ce cœur sentimental que l’amour blessa, puis tua, qui pour moi se trouve en cause. Si Mazza Willers, l’héroïne de Passion et Vertu, a préfiguré Emma Bovary et détrôné avant la lettre l’amoureuse désespérée de Ry, je sais une autre existence qui fut odieusement gâchée et presque torturée par la redoutable légende de Delphine. Que n’a-t-on traité cinquante ans plus tôt — pour la paix de cette vie — l’histoire de fantaisiste et de folle !
Les jours injustement tracassés furent ceux de Mlle Lucie-Antoinette-Augustine Lefebvre, née à Rouen le 15 novembre 1861, décédée 27, rue Stanislas-Girardin, le 9 novembre 1941, à l’âge de 80 ans. Cette honorable dame était la petite-fille et la dernière descendante de Véronique-Delphine Couturier, épouse Eugène Delamare, décédée le 6 mars 1848, à Ry. Elle devait me raconter elle-même ses misères qui m’avaient beaucoup ému. Je suis plus désolé encore aujourd’hui en songeant que les tourments endurés par cette pauvre femme furent dus à l’identification d’Emma Bovary en la personne de Delphine Couturier, alors que — nous dit savamment un maître de la littérature normande — l’héroïne du roman et la charmante amoureuse de Ry n’eurent jamais rien de commun !
J’avais connu Mlle Lucie Lefebvre dans des circonstances très Flaubertiennes. Je venais de faire un long reportage, à Ry, pour tenter d’établir qu’un petit lit Directoire — aujourd’hui au Musée Flaubert — et un divan, avaient appartenu à Delphine Couturier. Dans la charmante commune où, dans mon enthousiasme, j’avais voulu tout voir et tout entendre, j’avais recueilli l’identité et l’adresse de Mlle Lucie Lefebvre en causant de tous côtés, car à cette époque, — c’était en 1931 et je pense que cela n’a pas changé — les Ryssois étaient passionnés de Flaubertisme.
Il y aura bientôt de cela un quart de siècle. Le Journal de Rouen ayant publié mon étude en tête de sa page littéraire, je m’avisais de poursuivre l’enquête à Rouen. Je sonnais donc, vers la fin d’un bel après-midi printanier, à la porte du 27 de la rue Stanislas-Girardin, et c’est Mlle Lefebvre elle-même qui vint m’ouvrir. Celle en qui devait s’éteindre à jamais la descendance de l’attachante et infortunée Delphine, avait alors 70 ans. Son beau visage calme et doux accusa un léger tressaillement quand je fis connaître le but de ma visite et ma qualité de journaliste. Elle eut un sourire d’un instant, mais je la vis prise d’un véritable effroi quand je la priais de me parler de sa jeune grand’mère, Véronique-Delphine, morte à 26 ans, victime d’un cœur trop aimant.
La hantise d’un passé familial retentissant qu’avait aggravé une fièvre de médisance et de curiosité, habitait, en effet, encore cette excellente femme. Sa longue vie retirée — me dit-elle — avait été sans cesse ternie et rendue perpétuellement inquiète par la pénible célébrité de sa parente. Elle avait tant entendu chuchoter autour d’elle ! Elle redoutait depuis tant d’années la visite d’un reporter ou de quelque littérateur en mal d’enquête !
J’étais là gênéet le jour finissant assombrissait déjà l’aimable logis d’une pâle pénombre. Mlle Lucie Lefebvre me supplia les larmes aux yeux de ne point parler d’elle de son vivant dans quelque publication que ce soit. Elle obtint ma promesse troublée. Et c’est avec joie que je vis s’éclairer de reconnaissance son visage redevenu paisible où je cherchais à retrouver les traits charmants de sa tendre grand’mère, à laquelle j’avais si souvent rêvé.
« Ce qu’elle avait de beau, c’était les yeux », a écrit Flaubert. La septuagénaire avait un regard transparent qui faisait songer aux sources de Ry. C’est moi qui lui souriais, maintenant. Je pensais à ce qu’avait dû être sa jeunesse chez son père, l’honorable pharmacien du 17 de la rue du Sacre, chez qui les premières allusions à la grand’mère Véronique-Delphine avaient dû parvenir aux oreilles de l’enfant. Le pharmacien, qui avait nom Charles-Lucien Lefebvre, avait épousé Alice-Delphine Delamare, fille unique de Véronique-Delphine Couturier, l’orpheline des Bovary, celle qui fut Berthe dans le roman, a écrit Georges Dubosc, dont je vénère la mémoire parfois trop oubliée.
Pauvre chère petite Berthe, douce fleur ternie par un drame atroce suivi de misère :
« Quand tout fut vendu — a conté le maître — il resta 12 fr. 60, qui servirent à payer le voyage de Mlle Bovary chez sa grand’mère. La bonne femme mourut dans l’année même. Le père Rouault (Pierre Couturier, père de Delphine) étant paralysé, ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie pour gagner sa vie dans une filature de coton ».
Ainsi débuta dans la vie celle qui devait être la mère de la bonne Lucie Lefebvre, dont j’admirais la charmante simplicité, rue Stanislas-Girardin. Mais la Providence veillait. L’enfant fut arrachée à la détresse. Son heureux mariage, dix ans plus tard, avec le pharmacien Charles Lefebvre, lui assura une existence confortable que vint égayer la petite Lucie, fille unique du couple, que je devais rencontrer 70 ans après !
La vie de Lucie Lefebvre, nous le savons, fut moins paisible et moins quiète. Lentement, mais impitoyablement, l’opinion et les chercheurs avaient identifié en Véronique-Delphine Couturier la scandaleuse Emma Bovary. La marée montante des cancans et des exagérations perfides avaient fait le reste, au point de découvrir dans sa paisible retraite la petite fille d’Emma et d’en faire une sauvageonne craintive qui, pour cette raison peut-être, ne se maria jamais et n’eut point de défenseur.
La fausse honte de Mlle Lefebvre eût déjà été bien injuste si cette douce et timide personne avait été, d’une façon certaine, la petite-fille du modèle — si l’on peut dire — de la grande héroïne littéraire. Mais si, comme l’avait dit Flaubert à ses contemporains excités et comme on nous le dit aujourd’hui, « aucun personnage du roman n’avait existé », quelle odieuse erreur et quelle misérable comédie humaine !
Le soir où je la vis — le seul soir — Mlle Lucie Lefebvre tint à me prouver sa reconnaissance et sa confiance pour le silence accepté. Elle me promit la généalogie complète de sa famille, et à quelques jours de là, elle me la fit remettre en me priant de ne la publier qu’après sa mort. J’ai conservé le papier jusqu’à ce jour. Je le sors aujourd’hui de son ombre pour ceux qui croient encore à la légende de la tendre Delphine, car je pense qu’il fixera de façon définitive l’ascendance et la descendance à jamais disparue de la grande amoureuse de Ry.
Voici le document, complété avec la date du décès de Mlle Lucie Lefebvre, morte à Rouen, 1, rue de Joyeuse, où elle avait dû être hospitalisée :
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LEROUX Jean-Paul né en 1775, décédé en 1830 |
MARTIN Marie-Anne-Véronique née en 1780, décédée en 1835 |
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COUTURIER Pierre-Jean-Baptiste cultivateur, décédé en 1841 |
LEROUX Martine-Madeleine-Véronique décédée à Blainville-Crevon le 19 février 1839 |
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DELAMARE Eugène (Charles Bovary) Officier de Santé né à Rouen le 14 novembre 1812 décédé à Ry le 8 décembre 1849 |
COUTURIER Véronique-Delphine (Emma Bovary) née à La Rue-Saint-Pierre le 17 février 1822 décédée à Ry le 6 mars 1848 Mariés à Blainville-Crevon le 6 août 1839 |
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LEFEBVRE Charles-Lucien Pharmacien 17, rue du Sacre, à Rouen décédé à Rouen le 24 avril 1884 |
DELAMARE Alice-Delphine (Berthe Bovary) née à Ry le 29 novembre 1842 décédée à Rouen le 24 juillet 1903 Mariés à Blainville-Crevon, le 30 juillet 1860 |
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LEFEBVRE Lucie- Antoinette- Augustine née à Rouen le 15 novembre 1861 décédée à Rouen, 17, rue Stanislas-Glrardin le 9 novembre 1941
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Mlle Lucie Lefebvre repose aujourd’hui dans la tombe de la famille Lefebvre-Delamare, au cimetière de Blosseville-Bonsecours.
Connaîtrons-nous jamais la vérité profonde sur Emma Bovary et sur Véronique-Delphine Couturier ? Éclaircirons-nous un jour le mystère de l’enfant du Temple, l’énigme de la mort du roi de Rome, le secret du Masque de Fer, dans ce pays où certains ont douté même de la mort de Jeanne sur le bûcher ?
Pour nous qui, de nos jours, ne savons même pas mettre au clair la troublante affaire Seznec, pourrons-nous dire jamais si les pantins de chair du roman de Flaubert ont laissé la trace de leurs pas sur la terre Normande et si Emma — la belle et volage Emma — est vraiment venue payer à notre pauvre monde son tribut de tourments et de douleurs ?
Un fait est certain : Véronique-Delphine Couturier a vécu par avance l’aventure sentimentale et le drame que Flaubert devait conter. Cette histoire — le fait est non moins sûr — le romancier l’a connue dans ses détails avant d’écrire Madame Bovary. Vous me direz que les tribulations d’un lourdaud sans fortune, trompé par une charmante épouse, ne sont pas tellement chose rare !
Un seul fait fut exceptionnel en l’occurrence : l’immortel génie de Flaubert.
12 janvier 1954.
Jean-E. Friederich.