Les Amis de Flaubert – Année 1954 – Bulletin n° 5 – Page 37
Gustave Flaubert à Rouen et à Croisset
Jules Levallois, écrivain d’origine rouennaise et qui fut secrétaire de Sainte-Beuve, a évoqué à deux reprises dans ses Mémoires d’un Critique la physionomie de Gustave Flaubert. Nous avons cru intéressant de reproduire ici, à cinquante ans de distance, ces pittoresques descriptions :
Je partais de Ry, où s’était fixé mon cousin (1), je courais les châteaux du Héron, de Vascœuil, de Morgny, de Malvoisine, sans pressentir qu’à peu de temps de là, j’aurais à Vascœuil une de mes meilleures relations, sans me douter surtout que dans cette petite bourgade de Ry se déroulait sous mes yeux le roman et le drame que Gustave Flaubert devait illustrer plus tard dans Madame Bovary.
J’ai connu, en effet, ou plutôt j’ai vu la véritable Mme Bovary (je dis la véritable, car la vraie est celle du roman), et je n’en suis pas plus fier. J’ai connu Homais, dont le second fils, qui ne s’appelait pas Napoléon, a été mon camarade ; je suis allé en visite chez Boulanger de la Huchette ; j’ai voyagé dans l’ « Hirondelle ». À tout cela, faut-il le dire, je n’ai guère fait attention sur le moment. Je ne connus le dénouement tragique de l’histoire que deux ou trois mois après qu’il fut accompli. Mais la façon dont je l’appris m’est restée très présente. Par une claire après-midi d’été, sur la grande plaine d’Épreville, nous voyions venir à nous, se détachant à l’horizon, un cheval qui rappelait Rossinante, surmonté d’un cavalier que Gustave Doré n’aurait pas dédaigné pour ses illustrations de Don Quichotte. Ces deux êtres fantastiques s’arrêtèrent à quelques pas de nous. Une conversation insignifiante, traînante, s’engagea. Puis l’homme, triste, affaissé, accablé ; l’animal lamentable, s’éloignèrent, se perdirent dans la direction de Ry. « Tu l’as reconnu, me dit mon oncle ? C’est D…, l’officier de Santé, tu sais le malheur qui l’a frappé ». Il m’en fit alors un bref récit et je n’eus pas de peine à me représenter Mme D… que j’avais vue, presque tous les jours, aux dernières vacances.
Ce n’était certes pas une figure à passions. Elle était blonde avec des yeux bleus et un teint de Normande qui, pourtant, vers la fin, tendait à se couperoser. Je ne sais si ses toilettes étaient d’une élégance irréprochable. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elles étaient, comme on dit chez nous, très voyantes. Elle avait pour les robes roses une prédilection toute particulière. Je ne puis dire si elle était intelligente. Mon cousin et D… étant médecins dans la même localité, porte à porte, on ne se parlait pas, chacun avait son clan qui tournait aux Montaigus et aux Capulets.
D’ailleurs, ma tante avait dit de Mme D… : « C’est une évaporée, elle finira mal… ». Prédiction, hélas ! trop justifiée.
Mon oncle s’était trouvé quelque peu mêlé au drame final. Est-ce lui, comme on l’assure, que le romancier a voulu peindre sous les traits du docteur Canivet ? Je ne sais, mais je lui ai entendu dire qu’il fut le premier appelé auprès de Mme D…, lorsque le mal se déclara avec une violence inouïe. Il me parlait aussi de la visite « in extremis » du grand docteur Flaubert, de celui qu’il appelait avec emphase le Dupuytren de la Normandie, et dont le portrait, dans notre salle à manger de Martainville, faisait pendant à la lithographie de Napoléon.
Je ne m’amuserai pas à donner une clé de Madame Bovary, parce que ces mesquines révélations locales n’intéresseraient que peu de personnes aujourd’hui et pourraient en contrister quelques autres fort honorables. Aux gens du métier que ces minuties affriandent, je dirai seulement que dans le nom de Boulanger de la Huchette, l’harmonie syllabique correspond à peu près exactement au nom du personnage réel. Pour baptiser Homais, Flaubert ne s’est pas donné beaucoup de peine. Il a pris simplement le nom d’un filateur voisin du pharmacien. Enfin, dans la syllabe terminale de Bovary, on a vu l’intention raffinée d’incruster le nom de la localité dans celui de la personne.
Il serait curieux de savoir comment Gustave Flaubert fut amené à s’occuper de cette histoire assez vulgaire qu’il a transformée en l’admirable roman que tout le monde connaît. C’est ce que Maxime Du Camp aurait bien fait de nous apprendre au lieu de nous dire que Bovary s’appelait Delaunay, ce qui n’est pas exact, et d’entrer sur les misères physiques de Flaubert dans les détails qu’on s’était entendu pour laisser dans l’ombre. Puisqu’il n’y a plus maintenant de difficulté à toucher au sujet, j’ajouterai que l’origine assignée par Maxime Du Camp à la maladie nerveuse de Flaubert est en désaccord avec la tradition rouennaise. Voici ce que j’ai entendu raconter à ma mère, dont le docteur Achille Flaubert, frère aîné du romancier, était le médecin et l’ami : Gustave avait une sœur qu’il aimait tendrement et qui lui fut soudainement enlevée. Lorsque le convoi arriva au cimetière, il se trouva qu’on avait mal pris les dimensions pour le cercueil et qu’il fallut se mettre en travail afin d’agrandir la fosse. Gustave, qui avait voulu conduire le deuil, ne put supporter ce spectacle et fut pris d’une crise nerveuse, qui devait se renouveler à diverses époques de sa vie. Il était aussi de tradition parmi les camarades de collège du romancier que celui-ci et son quasi frère Louis Bouilhet, sous prétexte d’évoquer l’inspiration, ingurgitaient de pleines soupières de café noir, sans une parcelle de sucre. Ce traitement n’était pas de nature à calmer les nerfs.
Vingt-cinq ans plus tard, à propos de la Commune, comme il en a déjà parlé à propos de Barbey d’Aurevilly réfugié chez son père à Saint-Sauveur-le-Vicomte, Levallois évoque de nouveau la figure de Flaubert.
Je n’écris pas l’histoire et je n’ai à raconter ni le siège de Paris ni les commencements de la Commune. À servir dans les vétérans sous un ancien officier de Marine, Chaplain-Duparc ; à veiller nuit et jour sur les boucheries, les boulangeries et les marchés, j’avais pris des rhumatismes qui me contraignirent à un repos absolu. Le 27 mars, je partis pour Rouen, ce qui n’était déjà pas très facile, et je courus, sans m’en douter, un véritable danger. Dans le compartiment, en face de moi, trois messieurs avaient pris place, deux très jeunes, le troisième assez âgé. Quand le train, eut passé le pont d’Asnières, il s’arrêta brusquement. Les portières du wagon furent ouvertes avec violence, et les fédérés, la baïonnette au bout du fusil, nous sommèrent rudement de montrer nos papiers. Ma pancarte de garde civique les contenta. Il se trouva que mes voisins étaient en règle également et l’on nous laissa continuer notre route. Les trois messieurs gardaient un profond silence. Lorsque nous fûmes à Vernon, un des jeunes gens se tournant vers le monsieur âgé, lui dit : « Eh bien, mon Général, nous l’avons échappé belle ! » J’appris alors que je voyageais avec le Général Blanchard et ses deux aides de camp. Or, le Général était activement recherché par la Commune, et s’il avait été arrêté à Asnières, on m’aurait compris dans la rafle et j’aurais bien pu finir rue Haxo ou dans quelque abattoir semblable.
L’impression, que je reçus à Rouen fut celle d’un bain de glace en sortant d’une étuve. Nous autres Parisiens étions très fiers de nous être si bien et si longtemps défendus, mais en province, on ne voyait pas les choses du même œil. On nous accusait presque d’avoir par notre obstination rendu la paix plus onéreuse et ruiné le commerce. Ce qui surprendra peut-être le lecteur, c’est que le personnage qui me débita le plus violent réquisitoire contre Paris et les Parisiens fut, non pas un notable commerçant ou un rentier troublé dans sa tranquillité, mais tout simplement Gustave Flaubert.
Nos relations avaient été fort inégales. Tout d’abord, Flaubert m’avait su gré d’avoir quelque peu tourmenté Sainte-Beuve pour l’engager à lire Madame Bovary et, comme conséquence, à en parler favorablement. Le jugement sévère que je portais sur Salammbô l’irrita profondément. On sait qu’il lui était impossible de supporter la contradiction. Aussi, dans la lettre où il répondait aux critiques de Sainte-Beuve et à d’autres encore, il m’appliqua un fort coup de poing ou de patte, comme vous voudrez. Je suis peu sensible à la mauvaise humeur littéraire et je ne bronche pas aisément. La boutade de Flaubert ne m’empêcha donc point lorsque parut l’Éducation sentimentale, de rendre justice à cet ouvrage très étudié, très consciencieux. Le romancier fut touché, vint me voir à Saint-Cloud. Nous causâmes longuement, cordialement, étant du même pays, connaissant les mêmes personnes, un de mes cousins étant l’un des meilleurs élèves de son père et son frère Achille étant le médecin de ma mère. Nous fîmes la paix en bons Rouennais, mais non pas une paix normande.
Il était donc tout naturel que, me trouvant à Rouen, j’allasse jusqu’à Croisset (et non pas au Croisset ainsi qu’on l’imprime toujours), situé au pied des belles collines de Canteleu. Croisset regarde la Seine et rien n’est plus vivant que ce paysage, toujours animé par le passage des voiliers, des embarcations de plaisance, des vapeurs et du célèbre bateau de La Bouille. Flaubert, qui s’ennuyait mortellement dans cette solitude, se montra charmé de me voir. Il me félicita d’être sorti sain et sauf de la gueule du loup et partit de là pour prononcer contre Paris une invective formidable. J’avoue que la Commune ne nous mettait pas en très bonne posture devant l’opinion et que son succès possible se présentait comme une hypothèse peu rassurante. Était-ce une raison pour déclarer que Paris était désormais un lieu condamné, funeste, qu’il ne pouvait plus être la capitale de la France, que jamais une personne riche, tranquille, civilisée, n’y voudrait rentrer ; que la populace s’en emparerait, le mettrait en ruines, n’en laisserait pas pierre sur pierre ? Quant à la littérature, il n’en pouvait plus être question. Je m’enfuis tout épouvanté de cette sombre prophétie. Eh bien, par une ironie singulière, ce qui a été rasé, ce n’est point Paris, c’est la maison de Croisset, et non par des communeux, mais par des descendants de M. Homais, qui ont construit à la place une belle raffinerie, dont la fumée réjouit le cœur des bourgeois en route vers La Bouille.
J. Levallois.
(Mémoires d’un Critique).
(1) Le docteur Laley, qui fut médecin à Ry.