De quelques manuscrits de Gustave Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1958 – Bulletin n° 12 – Page 39

 

De quelques manuscrits de Gustave Flaubert

En 1931, on vendit 4.600 francs un manuscrit de 53 pages intitulé Notes sur Montaigne et ses voyages ; 3.200 francs un travail sur Les oiseaux chasseurs et les serpents. Une étude de Géologie, Histoire naturelle, Faïences, utilisée pour l’  « Éducation sentimentale », fit 1.600 francs. Mais 14.500 francs furent donnés par un amateur en échange de : Souvenirs, notes et pensées intimes, contenant « des croquis destinés à des romans futurs, ou crayonnés pour le plaisir ; des phrases qu’il tenait en réserve ; des traits de mœurs contemporaines ; des pensées morales ou sociales ; des boutades ; de l’humour, un peu gros, comme il l’aimait ».

La vente de 1933 fut plus intéressante au point de vue de l’importance des manuscrits. La queue de la poire de la boule de Monseigneur, 24 pages, grand in-4°, qui furent vendues 2.350 francs, est une curieuse pochade composée, environ vers 1860, en collaboration avec Louis Bouilhet à qui elle inspira sept dessins, à la mine de plomb, joints au manuscrit.

Monseigneur va donner un grand repas à l’occasion de la fameuse fête rouennaise de Saint-Romain. Mais les cuisiniers sont au désespoir. C’est jour maigre. Le moyen de composer, nous vous le demandons, un copieux dîner un jour comme celui-là ? L’un d’eux eut une idée, celle d’effrayer une bande de canards, en les chassant vers une anguille fraîchement pêchée qu’ils se disputent, puis mangent. Ce subterfuge permettait de les assimiler à des canards sauvages et de les utiliser, par conséquent, pour un repas maigre. Les agapes ont lieu. Monseigneur, dédaignant le caviar, passe immédiatement au plat de résistance, lui fait complaisamment honneur, ainsi qu’aux « boules », ces petites pièces de pâtisserie rouennaise consistant en une poire entière complètement enrobée de pâte d’où émerge la queue. Il en ingurgite un bon nombre et la dernière, queue comprise.

Malaise. Lorsqu’il reprend ses sens, le vicaire fait entendre à Monseigneur que tout ce qui vient d’arriver est imputable au cuisinier Onuphre, l’auteur du stratagème des canards. Monseigneur se laisse convaincre et se rend immédiatement auprès du cuisinier pour lui signifier son renvoi, lorsqu’il avise, dans sa chambre, placée au beau milieu d’une belle feuille de papier de couleur, une queue de poire rendue par Monseigneur. Vive Monseigneur ! Le prélat montre quelque attendrissement, et du coup tombe son ressentiment.

Inutile de dire qu’au cours de cette farce rabelaisienne est faite la critique des hommes et des faits politiques du moment et que le tout est assaisonné de détails scabreux, comme Flaubert ne dédaignait pas d’en donner dans ses conversations et ses écrits non destinés à la publication.

Un collectionneur se rendit acquéreur, le même jour, pour 2.400 francs, d’un manuscrit de six feuillets grand in-4°, sur papier vergé bleu, dédié à Mme la baronne D. Dev, née A. D., qui n’est autre que George Sand, née Aurore Dupin, comme l’on sait, et qui avait été mariée au baron Du Devant. Ce manuscrit intitulé : Vie du R.P. Cruchard, par le R.P. Cerpet, est une biographie burlesque et truculente. Cruchard naît dans le pressoir à cidre d’une ferme de Mariquerville, près de Bayeux. Pieux, il est placé dans un séminaire, mais reste réfractaire à l’étude jusqu’au jour où un pèlerinage provoque chez lui un changement radical. Devenu actif et travailleur, ses succès s’accusent et vont grandissant ; ils le mènent à la cathédrale de Bayeux où il prêche. Ses mérites, dont Flaubert donne la liste ébouriffante, attirent sur lui l’attention d’un haut fonctionnaire qui l’introduit à la Cour. Notre R.P. s’y gave copieusement chaque fois que s’en présente l’occasion, à telle enseigne qu’un seigneur le définit : « le premier théologien et la première fourchette du royaume ». Dès lors, si générale est sa réputation, que les grandes dames et les nonnes le veulent toutes avoir pour confesseur. Il se montre indulgent et bon. Mais voilà que l’obésité s’empare de son corps et qu’un proche gâtisme alourdit son esprit. Il ne cesse, toutefois, d’être gai, jusqu’à l’heure suprême où il dit : « Je sens que la cruche va tout à fait se casser ».

Maints passages laissent à penser que Flaubert a peint, dans cette biographie, certains traits de son caractère et travers de son esprit intransigeant.

À partir de 1872, Flaubert signe fréquemment ses lettres à George Sand de ce nom de Cruchard (1) : « Votre vieille bedolle Cruchard, ami de chalumeau. Notez ce nom-là. C’est une histoire gigantesque, mais qui demande qu’on se piète pour la raconter convenablement ». En mars 1872 : Gustave Flaubert, autrement dit le « R. P. Cruchard des Barnabites, directeur des Dames de la Désillusion ». Un peu après cette date, il adresse son manuscrit à George Sand. Elle lui fit sans doute part du divertissement que lui en procura la lecture, puisque Flaubert répond : « Je suis content de vous avoir un peu divertie avec la biographie de Cruchard. Mais je la trouve hybride, et le caractère de Cruchard ne se tient pas ! Un homme si fin dans la direction n’a pas autant de préoccupations littéraires. L’archéologie est de trop. Elle appartient à un autre genre d’ecclésiastiques. C’est peut-être une transition qui manque ». On voit qu’il jugeait sévèrement ce qu’il écrivait.

En « post-scriptum » d’une lettre d’avril 1874 à la même correspondante, Flaubert écrit : « Pourriez-vous me donner une copie, ou l’original, de la biographie de Cruchard ; je n’en ai aucun brouillon et j’ai envie de la relire pour me retremper dans mon « idéal ».

George Sand lui renvoya l’original.

D’autres manuscrits d’intérêt moindre furent mis aux enchères : 180 francs celui intitulé : Athénée, Pline, Gaulois, Appien, etc., recueil de 86 pages in folio, sur beau papier de Rives, constitué par un texte non copié, mais arrangé avec clarté et concision, dans la manière propre à Flaubert, varia traitant des Deipnosoplustes (soupers de savants) d’Athénée (d’après la traduction de Lefèvre de Villebrune), de l’Histoire naturelle de Pline, de l’Histoire des Gaulois (d’Amédée Thierry), des œuvres d‘Hippocrate (traduction Littré) du Traité des Pierres (de Théophraste), des œuvres de Plutarque, du Cours de Physiologie, de Béraud l’aîné (passages relatifs aux effets de la faim et de la soif). Ce copieux manuscrit fut utilisé par son auteur pour « Salammbô » et « Hérodias ».

Une Vie d’Apollonius de Thyanes, par Philostrate, manuscrit de 18 pages in-folio, fit 200 francs, et 30 francs de plus les Lettres d’Alciphron, manuscrit de 26 pages grand in-4° », d’une lettre aisée, comme d’ailleurs la plupart des manuscrits de Flaubert, qui avait une écriture très lisible. Ce travail est fait d’extraits relatifs aux Courtisanes, à Un repas de noces, aux Parasites, aux Mœurs du peuple de Grèce, etc., provenant de l’ouvrage de cet écrivain grec, du IIe siècle, dont le titre exact, qu’a noté Flaubert, est : Lettres Grecques, par le rhéteur Alciphron, ou anecdotes sur les mœurs et les usages de la Grèce. La documentation accumulée dans ce manuscrit servit, elle aussi, à la composition de « Salammbô ».

Un autre cahier autographe, de 42 pages in-4°, portant ce titre : Empereurs romains Commode-Julien, contient des réminiscences de ses lectures dans l’Histoire secrète de Procope et dans la Décadence et chute de l’Empire romain, de l’historien anglais Gibbon (1737-1794), relatant les détails typiques sur les mœurs, les vêtements, etc., travail que termine la liste des empereurs romains, de Tibère à Dioclétien, avec les dates de leurs règnes.

Plus récemment, on mettait en vente un manuscrit de 14 pages, in-folio. Essai sur les mœurs. C’est une intéressante critique de l’ouvrage du même nom dû à la plume de Voltaire. Flaubert prisait fort l’auteur de « Zaïre ». S’il en goûtait l’indépendance d’esprit, il en aimait plus particulièrement encore le style, celui des « Contes » notamment. Il relut maintes fois « Candide », y trouvant un plaisir extrême.

On se rappelle que dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1576) — par quoi, soit dit en passant, il a fondé la conception moderne de l’histoire — Voltaire note, à un moment donné, que la confession auriculaire n’était point reçue, aux VIIIe et IXe siècles, dans le Languedoc et dans les Alpes, régions dont les habitants semblent avoir persisté à s’en tenir aux usages de la primitive Église. Flaubert, après avoir rappelé ce passage et s’être demandé si l’auteur de l’ « Histoire de Charles XII » n’avait pas « pressenti par là l’origine des Vaudois », cite sa réflexion relative à une histoire scabreuse concernant un roi et une reine de Lorraine et ajoute : « En quoi nous voyons la façon différente de juger des époques passées. L’école historique moderne trouve que l’honneur est la rosace la plus florissante du M. A. et Voltaire ne l’y aperçoit même pas… ? »

D’autres manuscrits inédits existent qui, maintenant, font la joie de quelques avisés collectionneurs d’autographes : un cours de 48 pages sur La Grèce et la Sicile, écrit par Flaubert pour sa nièce, et un cours d’Histoire du Moyen âge ; un Programme d’histoire ancienne ; un travail sur les Religions de l’Antiquité ; un autre sur le Koran ; un sur l’Inde et un sur La Chimie (ce dernier de 42 pages) ; trois feuillets sur les Lotophages, peuple de l’ancienne Afrique qui, suivant Homère, se nourrissait des fruits d’une espèce de lotus ; 128 pages consacrées à la Littérature esthétique ; d’autres encore. Par exemple : Pépo va se marier, projet de féérie, et Amours à la brochette, plan de pièce ; Histoire de l’Orient, de Hottinger, 48 pages in-4°, où se trouvent rassemblés, dans l’ouvrage du savant zurichois, les faits les plus curieux sur les mœurs et coutumes des peuples arabes, leurs cérémonies et leurs fêtes, leurs croyances, leurs religions, etc., travail qui fut utilisé pour « Salammbô ». Notes de lecture sur le Voyage de Chardin, 176 pages in-4°, concernant la Perse et autres lieux de l’Orient ; Notes de physique, 100 pages in-folio, chiffrées par cahiers I et III à XXXII, avec XI et XII bis ; Cours de Philosophie Mallet (1839-40), 330 pages in-4°, constitué par l’ensemble des notes du cours de philosophie suivi par Flaubert à l’âge de 18 ans ; Influence des Arabes d’Espagne sur la civilisation française du Moyen-Âge, mars 1837, in-folio, comprenant une page de titre, 14 pages et 1 page de notes à ajouter.

Ce qui est dû à la plume de Flaubert offrant très généralement de l’intérêt, il est à souhaiter que les principaux de ses manuscrits soient publiés.

Maurice Haloche.

Lettre du 11-10-75 à G. S. : « Votre vieux Cruchard de plus en plus bedolle ».

Lettre du 14-11-75 à G. S. : « Votre vieux Cruchard ».

Lettre du 15-4-76 à G, S. : « Votre vieux Cruchard qui vous aime », (Supplément à la Correspondance (1872 à juin 1873, Conard, édit., 1954).