Les sources locales de Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1959 – Bulletin n° 15 – Page 14

 

Nouvelles recherches sur les sources locales

traditionnelles de Madame Bovary

Dans cet article, qui complétera celui paru dans le n° 11 de ce Bulletin, pp. 15-23, nous examinerons d’abord certains points de l’histoire religieuse et économique de Ry pendant la première moitié du 19e siècle, en indiquant les allusions que l’auteur de Madame Bovary a pu y faire dans ses brouillons et dans son texte définitif, après quoi nous apporterons quelques documents nouveaux sur la vie et la personnalité de plusieurs des prototypes traditionnels.

 

L’abbaye de L’Île-Dieu

 

Avant la Révolution de 1789, Ry était le siège d’un doyenné qui comprenait une abbaye remontant à l’ermitage fondé au 12e siècle, près de la Chapelle de Sainte-Honorine, par un Chanoine régulier de Saint-Laurent-en-Lyons, Hugues de Saint-Jovinien (10). Attirés par sa piété, ses austérités et sa patience dans ses maux, d’autres solitaires vinrent l’y rejoindre.

Bientôt, à leur intention, Renaud de Pavilly, baron du lieu, et Gilbert de Vascœuil, châtelain de Beauvais, avec l’approbation de Henri II, Duc de Normandie et Roi d’Angleterre, firent construire une abbaye dans une île de l’Andelle, sur la paroisse de Perruel, à 4 kilomètres de Ry. Filiale de celle de Silly, dans le diocèse de Séez, près d’Argentan, elle appartenait à l’Ordre des Prémontrés. C’était un monastère peu important d’ailleurs, puisque au milieu du 18e siècle, son revenu dépassait à peine 6.000 livres et que, après avoir compté 14 religieux, il n’en avait plus que 4 en 1790. À la Révolution, il fut abandonné, mais sans avoir beaucoup à souffrir. Le visitant en 1836, une notabilité locale, M. de Stabenrath, retrouva une église quasi-intacte, hormis le clocher disparu, les vitraux brisés et le lierre qui tapissait déjà le mur du chœur. Dans le sanctuaire, il put encore admirer, autour de celle du fondateur, les tombes des premiers bienfaiteurs. Quant au reste de l’Abbaye, il fut converti en filature de coton, et en 1887, l’église fut détruite par un incendie (2). Mais les vestiges d’un grand bâtiment converti en grange et la croix monumentale qui marquait jadis l’entrée du monastère, jalonnent encore aujourd’hui la départementale n° 1, de Perruel à Ry (3).

L’activité industrielle à Ry et aux environs
dans la première moitié du XIXe siècle

Dans une lettre au Ministre des Travaux Publics, de l’Agriculture et du Commerce, en date du 20 août 1837, le Préfet de l’Eure écrivait : « J’ai appris avec satisfaction que sur quelques points de mon Département (4) on travaille à former de nouveaux établissements sur une grande échelle et que d’autres ont acquis des accroissements considérables ». Quatre ans plus tard, le 21 août 1841, le Registre des délibérations du Conseil municipal de Ry constatait, à son tour, non sans satisfaction, que « Ry est un pays agricole et industriel ».

De fait, sous le règne de Louis-Philippe, dans les vallées de l’Andelle et du Crevon, il s’est construit ou achevé de construire un certain nombre d’usines « à moteur hydraulique », dont plusieurs remplacèrent d’anciens moulins à blé, à tan ou à papier. C’est ainsi qu’en 1848, il existait, à Ry, deux filatures : l’une, propriété du sieur Bouelle, à 85 mètres du pont, en amont ; l’autre, celle du sieur Quesnel, à 360 mètres en aval. En réalité, un extrait du Registre des délibérations du Conseil d’État, dans sa séance du 2 janvier 1848, indique que celle-ci est en « construction ». Si la première a disparu, la seconde est restée intacte, du moins les murs, et le flot du Crevon arrose encore sa vanne et sa grande roue immobilisées.

Un document « destiné à l’enregistrement des livrets d’ouvriers délivrés par le Maire de la commune » et conservé dans ses archives, nous a appris qu’en 1855, sept ans plus tard, ces deux usines occupaient au total une quarantaine d’ouvriers.

En descendant le Crevon, nous aurions rencontré, à la même époque, quatre autres filatures : la première à Vascœuil, passé le confluent du Crevon et de l’Andelle, et que son propriétaire obtint de reconstruire le 31 juillet 1835, en remplacement de deux usines plus petites détruites par un incendie ; les trois autres, sur la commune de Perruel : l’une, dans le bras de l’Île-Dieu, voisine de l’Abbaye du même nom et qui fut construite de 1837 à 1840 ; une autre, indiquée comme « nouvellement établie », au Hameau des Câbles, en 1844 ; une troisième enfin, dont l’établissement sur le canal de l’Île-Dieu fut sollicité le 31 mai 1839 (5).

Que l’importance de cette industrie ne nous porte pas à en exagérer la prospérité, car, encore plus que celle des grands centres, elle fut soumise aux crises économiques. Le Préfet de l’Eure, qui se félicitait plus haut de son épanouissement, allait bientôt déplorer, dans une lettre du 2 avril de la même année, que « les travaux de nuit aient cessé entièrement et que la plus grande partie des ouvriers ne soit occupée qu’une demi-journée ou même qu’un quart de journée, trois ou quatre jours seulement par semaine… Heureusement, poursuivait-il, que beaucoup trouvent à l’aide de la charité publique et des travaux des champs les moyens d’échapper à une misère complète… » (6)

L’immigration auvergnate au début du XIXe siècle

Un rapport du Préfet du Cantal (7), en date du 28 avril 1812, en réponse à une circulaire du Ministre de l’Instruction Publique du 26 janvier 1808, en même temps qu’il montre l’ampleur de l’exode, nous renseigne sur les métiers pratiqués par les émigrants, leurs gains et leur moralité.

D’après le tableau récapitulatif qui l’accompagne, le nombre des départs du Cantal seul s’éleva, de 1807 à 1811, à 8.000 environ. Exerçant les métiers de chaudronniers, fondeurs d’étain, lanterniers, cordonniers, rémouleurs et faiseurs de parapluies », ils partaient au mois d’octobre, beaucoup sans passeport, et revenaient au printemps offrir à leur famille le produit de leur travail, leur modique salaire servant au paiement de leurs contributions, à l’achat des denrées les plus nécessaires à la vie et, quelquefois encore, à doter une fille un jour ».

Mais beaucoup de ceux qui ne franchissaient pas la frontière pour gagner l’Espagne, la Hollande, l’ « Helvétie », l’Angleterre et même la Prusse, s’établissaient en France, dans des régions plus prospères pour y faire souche, non sans revenir de loin en loin dans leurs familles. Partis déguenillés, ils reparaissaient « bien vêtus ». Les maîtres chaudronniers gagnaient annuellement dans les 500 francs ; les chaudronniers ambulants, 300 ; les apprentis, 100 francs pour 8 mois en moyenne.

« Étrangers aux usages des contrées populeuses qu’ils fréquentaient, ils y transportaient l’économie la plus stricte, leurs habitudes, leur langage et conservaient, au milieu du luxe et de la corruption, leur simplicité et la pureté de leurs mœurs ». Mais à côté de ceux-ci, qui gagnaient laborieusement leur vie, le rapport témoignait d’une grande sévérité à l’égard des colporteurs. « Ils ne peuvent faire quelque profit qu’à force d’astuce…, et en abusant de la simplicité des acheteurs. Aussi peut-on assurer qu’en général ils sont profondément vicieux et corrompus, qu’ils s’adonnent au libertinage, à l’ivrognerie et souvent font faire banqueroute aux marchands en gros chez qui ils vont s’assortir… Des bandes entières, approvisionnées en objets volés, font une concurrence déloyale aux honnêtes commerçants ».

Les enfants participaient à cette émigration, mais s’ils échappaient ainsi à l’oisiveté et à la misère de leurs montagnes, leur déracinement et les exemples d’improbité qu’ils recevaient de leurs patrons ne pouvaient que les corrompre : « Depuis quelques années tout part, jusqu’aux enfants de 12 à 14 ans ; un mercier, un cordonnier loue un ou deux de ces enfants, non pour leur faire faire un apprentissage, mais pour lui mendier son pain, aller cacher à un lieu convenu des effets volés ou recélés, lui servir d’espion ou de valet.

Ceux qui tombent en des mains moins mauvaises quittent la maison paternelle sans avoir aucun principe, ni moral, ni religieux, vivent et s’élèvent comme des brutes, deviennent ignorants absolument de leurs devoirs, à peine se souviennent-ils de leurs parents… »

Ry reçut son contingent de ces Auvergnats. Grâce aux archives communales, aux passeports et au Registre des livrets d’ouvriers de 1855, nous avons pu le reconstituer ainsi :

3 marchands chaudronniers : Buissou Jean, Gaston Pierre et Rey Jérôme.

3 chaudronniers : Constant Antoine, Rey Eugène, Salvy Pierre.

1 marchand de parapluies : Rey Constant,

provenant, les uns et les autres, de Saint-Christophe, Sainte-Eulalie, Ally… dans le Cantal.

À Jérôme Rey, nous consacrerons une place à part, parce qu’il semble avoir tenu dans sa commune d’adoption un rôle moins effacé que ses compatriotes.

Dans le Bulletin n° 12 des Amis de Flaubert, p. 32, nous avions dit qu’il était né à Saint-Christophe, le 3 Pluviôse An VIII de la République, soit en 1800, mais sans avoir pu dater son arrivée à Ry. Nous croyons pouvoir le faire désormais avec une certaine approximation. D’une part, en effet, son nom ne figure pas dans le « Relevé général de la population » de cette commune en 1821 ; d’autre part, le 30 août 1830, il y recueillit le nombre élevé de 30 suffrages pour le grade de sergent de la Garde Nationale. Son arrivée eut donc lieu entre ces deux dates. Pour avoir été l’objet d’une telle manifestation de confiance, il fallait, en effet, que sa popularité ait eu le temps de s’établir surtout dans une province où la méfiance à l’égard de l’étranger est de tradition. Par ailleurs, son compatriote du Cantal, Salvy, âgé alors de 35 ans, donc de 9 ans son aîné, né comme lui à Saint-Christophe et comme lui chaudronnier, a déposé son passeport à la mairie de Ry en 1824.

En émigrant le premier dans la bourgade, ne pourrait-on pas supposer qu’il avait emmené avec lui, comme apprenti, son jeune compatriote, d’autant plus qu’il était parti de Sainte-Eulalie, où, précisément, la mère de Jérôme, après avoir perdu son mari, avait élu domicile ?

À défaut de ce Salvy, il aurait pu, avec encore plus de vraisemblance, suivre son beau-frère, Jean Bouissou, à la fois son aîné de 9 ans, également chaudronnier, probablement aussi originaire de Saint-Christophe, l’un de ses enfants y étant né.

De toute façon, le 19 novembre 1833, Jérôme Rey épousait, à Ry, Félicité-Élise Leclerc, repasseuse. De ce mariage, quatre enfants naquirent, dont aucun ne survécut :

Jean-Jérôme, né le 22 août 1834, mort le 26 ;

Julie…, née le 30 décembre 1835, morte le 20 mars 1837 ;

Clémence-Élisa, née le 17 février 1842, morte le 18 mai 1957 (trois semaines avant son père) ;

Marie-Elisa, née le 2 juillet 1855, morte le 22 septembre.

Leur père est mort le 7 juillet 1857.

Il avait été un temps conseiller municipal (8). À deux indices fournis par le Registre des délibérations du Conseil municipal, on devine un homme chicanier, âpre et rétrograde :

Le 5 février 1837, « le maire donne lecture d’une réclamation formulée par lui et par laquelle il expose que le sieur Gaston, aussi chaudronnier, se serait rendu adjudicataire d’un poêle pour la maison d’école et qu’il n’aurait pas rempli les obligations prescrites par le devis ». Mais les commissaires, « chargés spécialement de la réception dudit poêle après sa confection, conclurent que s’il existait quelque différence avec le devis, il pesait beaucoup plus que le poids déterminé et que la tôle fournie pour sa confection était pareille à l’échantillon présenté par le sieur Gaston le jour de l’adjudication ». Aussi « les renseignements adressés au Conseil par le sieur Rey lui furent-ils retournés ».

Le 10 septembre 1842, le même Rey se range parmi les opposants au projet du Préfet, tendant à détourner par une canalisation souterraine les eaux qui dévalaient de la côte pendant les orages et inondaient périodiquement la Grand’Rue de Ry. Mais plus soucieuse de la salubrité de la bourgade, la majorité, cette fois non plus, ne suivit pas son avis.

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Eugène Delamare : Son activité municipale.

Dans le Registre des délibérations du Conseil municipal de Ry, nous avons constaté que cette activité remontait, en fait, à son installation comme officier de santé dans la commune : c’est ainsi que, le 1er avril 1840, il fut nommé membre du Comité local d’Instruction primaire, chargé d’inspecter les écoles, en collaboration avec l’apothicaire Jouanne Guillaume et le notaire, Me Leclerc. Cette mission lui fut renouvelée le 2 avril 1849, huit mois avant sa mort, ses collaborateurs étant, cette fois, le nouveau maire Corroyer et le curé, l’abbé Partie.

Simultanément, il fit partie, en qualité de secrétaire, de la Commission administrative du Bureau de Bienfaisance. En outre, le 8 mai 1848, il fut élu membre de la Commission d’examen des comptes. Les trois exemples suivants montreront mieux encore que loin d’avoir été un citoyen passif, confiné dans son activité professionnelle, il fut un homme de progrès « n’ayant pour but, selon sa propre expression, que le bonheur et l’intérêt du pays » :

Le 25 mai 1845 invoquant les nombreuses réparations qu’il faudrait y faire, il combat l’achat d’une maison particulière que certains proposaient de transformer en école et suggère la construction d’un bâtiment neuf et mieux adapté.

Le 5 mai 1846, il intervient, en ces termes, dans une autre séance, pour réclamer la création d’une brigade de gendarmerie : « Un marché se tient chaque samedi à Ry. Ce marché est incontestablement le plus important de tous ceux qui se tiennent dans les environs. Aussi, chaque samedi arrive-t-il un grand nombre de personnes étrangères à la localité. Ry est un lieu de passage pour les troupes, à proximité de la grande route et y attire beaucoup de voyageurs. La route de grande communication n° 13 de Martainville à Forges passe dans ce bourg. Si une localité a besoin de police et de gendarmerie, c’est Ry. Là viennent s’alimenter les ouvriers des usines se trouvant sur le Crevon et l’Andelle. Pourtant il n’en est pas ainsi : ce sont les gendarmes de Quincampoix qui, le samedi, viennent à Ry ; ils sont éloignés de 16 kilomètres. À-t-on besoin de les appeler, il faut plusieurs heures pour les aller requérir et presque un jour pour l’aller et le retour. Il est facile de comprendre qu’en cas d’émeute, de troubles parmi les ouvriers, en cas d’incendie, il devient presque impossible de recourir à eux ».

Enfin le 8 novembre 1848, partisan de développer les communications intercommunales, il invite ses collègues à « prendre des dispositions afin de faire un emprunt pour créer des chemins d’embranchement ». Le Conseil municipal, cependant, redoutant vraisemblablement les charges qui en résulteraient pour la commune, fut d’avis d’ajourner sa proposition.

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Pierre-Jean-Baptiste Couturier et sa famille

Il est né le 2 Prairial An III de la République à Catenay. Sa pierre tombale que nous avons retrouvée dans le petit cimetière de Blainville-Crevon, à côté de celle de sa première femme et de son fils Eugène, indique qu’il était « médaillé de Sainte-Hélène », ce qui signifie qu’il avait combattu dans les Armées de Napoléon.

Le 11 septembre 1821, il épousait, à Vieux-Manoir, Martine-Madeleine-Véronique Leroux (9), née à La Rue-Saint-Pierre, le 6 Prairial An IX de la République.

De ce mariage naquirent cinq enfants :

Véronique-Delphine, le 15 février 1822 ;

Justine-Aglaé, le 30 mars 1823 ;

Ulysse-Pierre, le 5 août 1824 ;

Eugène-Marie, le 31 mars 1832.

Pour Gustave-Adolphe, qui figure avec Ulysse-Pierre, comme témoin, sur l’acte de décès de son père, il a dû naître vers 1825.

Nos recherches nous ont permis de rectifier deux erreurs courantes à propos de cette famille :

1° On a répété que Delphine, qui, comme l’on sait, épousa Eugène Delamare, « avait une sœur qui fut factrice à Rouen et mourut jeune ». Or, Justine-Aglaé, mariée à Jules-Alexandre Leclerc, négociant en mercerie et passementerie, habitait Paris, 14 rue Notre-Dame de Lorette, encore en 1870 (Annuaire Almanach du Commerce Didot-Bottin).

2° Quant à Eugène, c’est sans doute à lui qu’on a pensé quand on a dit « qu’un des frères de Delphine était prêtre ». En réalité, on peut lire sur sa tombe qu’il est décédé le 19 septembre 1851, à l’âge de 19 ans, au Petit Séminaire Diocésain de Mont-aux-Malades, en banlieue de Rouen.

Ulysse-Pierre épousa, le 1er octobre 1850, Julie Guillon.

L’acte de mariage dit « cultivateur, vivant chez son père » ; l’épouse, « marchande mercière, domiciliée à Blainville-Crevon ». Ulysse, qui se remaria, est mort le 7 janvier 1907, à Caudebec-en-Caux.

De Gustave-Adolphe, on sait seulement qu’à la mort de son père, en 1868, il était limonadier, 55 rue du Vieux-Marché, à Fécamp. Son nom, d’ailleurs, est absent de la liste des négociants de l’Annuaire Almanach du Commerce Didot-Bottin.

Jusqu’en 1836, P.-J.-B. Couturier fut un des notables de La Rue-Saint-Pierre. Puis il alla se fixer à Blainville-Crevon sur la ferme récemment dénommée encore ferme Lepage. Le 19 février 1839 sa femme y décédait à 37 ans. Cette mort prématurée, hâtée peut-être par des grossesses rapprochées, ainsi que celle du cadet, pourraient porter à croire qu’ils succombèrent, l’un et l’autre, à la tuberculose.

Vingt ans plus tard, le 28 janvier 1859, P.-J.-B. Couturier se remariait à celle qui avait été sa servante, Orélie Hébert, née le 16 juillet 1819, à Catenay. Celle-ci lui survécut plus de 30 ans, car elle s’éteignit à Blainville-Crevon le 7 décembre 1897.

À en croire son épitaphe le père de Delphine aurait été un homme de bien :

« Repose en paix dans ta sombre demeure.

Ton cœur jamais ne se reprocha rien,

Repose en paix, sur toi l’amitié pleure,

Repose en paix, tu n’as fait que du bien ».

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Les Jouanne

Les archives de Ry nous ont permis de glaner encore quelques menus détails sur le père et son fils :

Guillaume fut élu adjoint au maire le 7 juin 1835, puis réinstallé, le 27 septembre 1846, comme simple conseiller municipal, sans doute à la suite de quelque dissentiment avec ses collègues ; le 6 janvier 1847, il reprit ses fonctions d’adjoint jusqu’à la Révolution de 1848. Si nous n’avons pas encore réussi à fixer le moment précis où il quitta la bourgade pour se retirer à Rouen, nous savons maintenant par une « liste des répartiteurs des contributions directes », qu’en 1849 il était encore à Ry.

Sur l’activité professionnelle de son fils Adolphe, nous avons retrouvé, dans le « Mémorial de Rouen » du dimanche 31 mars 1850, 4e p., sous le titre : « Publications légales et avis divers », l’annonce que voici : « Piétain — guérison rapide et par un seul pansement au moyen de l’eau contre le piétain, préparée par M. Jouanne, pharmacien à Ry. Dépôt à Rouen, chez M. Esprit, pharmacien, rue Grand-Pont, 80 ».

Mais c’est le titre choisi de « distillateur pharmacien » qu’il s’est donné au terme de sa carrière, à l’âge de 71 ans, dans le Dénombrement de 1891, qui nous a paru le plus révélateur de sa vanité.

Aux deux Jouanne (en supposant qu’avant de servir le fils, il avait d’abord servi le père), nous associerons le « domestique » d’Adolphe, dont le « livret, destiné à l’enregistrement des livrets d’ouvriers délivrés par le Maire de la commune en 1855 », donne cette description :

« Duval Eugène, né à La Chapelle-sur-Dun, âgé de 20 ans, taille 1 m. 62, cheveux châtains, front large, yeux bleus, nez ordinaire, bouche moyenne, barbe néant, menton court, visage large, teint coloré, ne sachant pas signer ».

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Louis Campion : Sa dernière Vente

Dans notre article du Bulletin, n° 11, des Amis de Flaubert, p. 22, nous l’avions laissé « vivant de son revenu » à Rouen, au 14 B, rue de l’École, en 1850. Or le « Messager de Rouen » et le « Mémorial de Rouen » des mardi 23 et jeudi 25 mars 1852 annonceront à cette adresse, « pour cause de départ » et par le ministère du commissaire-priseur la vente d’un « beau mobilier » consistant en :

Cheminée prussienne,

Commode, couches et armoire à glace en acajou,

Bureau,

Table à ouvrage en palissandre,

Tables pliantes de jeu et de salle,

Chauffeuse en tapisserie,

Chaises en jonc,

Hors-d’œuvre en argent,

Beaux couteaux de table,

Cristaux,

Pendules,

Porcelaine de Chine et du Japon,

Objets de fantaisie,

Beaux tableaux et gravures et bonne bibliothèque, dont « le catalogue se délivrait à la Salle des Ventes, 45 rue des Carmes »,

Bouteilles vides…

Bien que le vendeur ait gardé l’anonymat, nous avons supposé qu’il s’agissait du même homme qui, en se dissimulant derrière le nom de son père, avait, cinq ans plus tôt, vendu ses arbres et ses terres, et ce d’autant plus que c’es t exactement à partir de 1852 que le nom de Louis Campion disparaît pour toujours des adresses de Rouen.

Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que quelque chose de nous se reflète dans le cadre qui nous entoure, celui qui dispersait ainsi à tous les vents les dernières reliques de sa fortune avait dû être naguère un hôte quelque peu accueillant et fastueux, non dépourvu de goûts délicats, peut-être même artistiques.

G. Bosquet.

(1) L’Abbé René le Picard : « L’Église et les Paroissiens de Ry », s. d., p. 14.

(2) Bulletin de la Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure : Vol. 1-1832, p. 175. Vol. V-1881, pp. 368-373.

(3) Il peut être intéressant de citer les allusions du texte de Madame Bovary à l’existence d’une abbaye et les tâtonnements auxquels elles ont donné lieu :

— Scénarios, p. 3, « Quoiqu’il n’y ait pas d’abbaye… », « Yonville-l’Abbaye, ainsi nommée parce qu’il y avait autrefois une abbaye… », P. L., p. 238. « Yonville-l’Abbaye (ainsi nommée à cause d’une ancienne abbaye de Capucins dont les ruines n’existent même plus », E. D., p. 75.

N. B. — Les initiales P. L. désignent l’édition que M. Pommier et Mlle Leleu ont donnée de Madame Bovary, chez Corti, — E. D., l’édition définitive.

(4) Ry, comme l’on sait, se trouve presque à la limite des deux départements de l’Eure et de la Seine-Inférieure, â 2 kilomètres seulement au Nord.

(5) Archives de France. F 12/4476 A.B.C.D. : Situation industrielle dans les départements. (1830-1888).

F 14/6275 C : Moulins et usines hydrauliques de la Seine-Inférieure situés sur des cours d’eau non navigables ni flottables.

F 14/6321-6322 : Moulins et usines hydrauliques situés sur des rivières navigables et flottables.

F 14/6740-6747 : Rivières de la Seine-Inférieure (1809-1880).

(6) Nous avons fait observer déjà (Bulletin n° 12 des Amis de Flaubert, p. 26) que si l’E.D., p, 75, dit de la Rieule qu’elle « fait tourner trois moulins vers son embouchure » (remarquons qu’il existait, en effet, trois moulins à blé : celui de Ry, celui de Saint-Denis-le-Thiboult et celui de Vascœuil, ce dernier juste en amont du confluent du Crevon et de l’Andelle) dans les Brouillons, par contre, il n’était question que « d’usines ». D’ailleurs deux variantes font allusion à cette activité industrielle : « malgré ses nouveaux débouchés à son industrie (les 3 derniers mots rayés), on y fabrique un peu de grosse toile au métier ». Br. T. II, p. 141. — « Malgré ces nouveaux débouché » pour son industrie, Yonville est resté stationnaire. On y fait un petit commerce de toile qui occupe les paysans pendant la mauvaise saison ». (P. L., p. 239). — L’édition définitive elle-même, p. 110, fait une place discrète à l’un de ces établissements : N’est-ce pas à « une filature de lin que l’on établissait dans la vallée (à une demi-lieue d’Yonville), » que les Bovary, accompagnés des Homais et de Léon, font leur excursion ?

(7) Archives de France. — Rapports des Préfets sur l’émigration et l’immigration intérieure des ouvriers (1807-1812), F. 20-434 et 435.

(8) Les Brouillons, T. II, p. 206-213, diront de Lheureux : « au conseil municipal on l’écoutait ».

(9) La vieille servante des Comices dans le roman portera le même nom.