Novembre

Les Amis de Flaubert – Année 1955 – Bulletin n° 16 – Page 12

 

Novembre

« Cette poésie ruisselante et douce du
cœur de l’adolescent, voilà une corde
que personne n’a touchée ».
Flaubert à Louise Colet.

 

En 1842, Flaubert, âgé de vingt ans, écrivait à Gourgaud-Dugazon (1), son maître et ami : « …à vous je ne cache rien et je vous parle non pas comme si vous étiez mon ancien maître, mais comme si vous n’aviez que vingt ans et que vous fussiez là, en face de moi, au coin de la cheminée » (2). Il a accepté, à contrecœur, non sans en éprouver une sorte de rébellion intérieure, d’étudier le Droit, et il n’arrive pas à conclure grand-chose. Son vieil amour, sa vieille « idée fixe » le harcèle : écrire ! Il admire de plus en plus les poètes ; il lit et tous les jours il découvre quelque chose de nouveau qu’il n’avait jamais vu avant, il saisit des rapports et des antithèses dont la précision l’étonne. « …Au mois d’avril, continue le jeune homme, je compte vous montrer quelque chose. C’est cette ratatouille sentimentale et amoureuse dont je vous ai parlé. L’action y est nulle. Je n’en saurais vous en donner une analyse, puisque ce ne sont qu’analyses et dissections psychologiques ».

Cette « ratatouille » sera, justement, Novembre.

Quatre ans après, le 12 décembre 1846, Flaubert écrit à Louise Colet : « Je comprends combien je dois te paraître sot, fou, égoïste et dur ; mais rien de tout cela n’est ma faute. Si tu as bien écouté Novembre (3), tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis. Mais cet âge-là est passé, cette œuvre a été la clôture de ma jeunesse… (4). En 1853, Flaubert fait une nouvelle allusion à Novembre : « …Cela m’a paru tout nouveau, tant je l’avais oublié ; mais ce n’est pas bon, il y a des monstruosités de mauvais goût, et en somme, l’ensemble n’est pas satisfaisant… Par ici, par là, une bonne phrase une belle comparaison, mais pas de tissu de style… Ah ! quel nez fin j’ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publier ! Comme j’en, rougirais maintenant ! » (5) Cependant, malgré ce jugement négatif, en 1860, après avoir publié la Bovary, il lira Novembre à Baudelaire (6) et, en 1863, aux Goncourt (7) S’il se félicite de ne pas avoir publié cette œuvre de jeunesse, il ne l’avait pourtant pas détruite, et ce qui est plus significatif, — il aurait pu ne pas la détruire et la laisser traîner tout à fait oubliée parmi de vieux papiers — il la relit de temps à autre et il la fait lire à des gens qu’il estime et admire : Louise Colet, Du Camp, Baudelaire, les Goncourt.

Le fait que Flaubert n’ait rien publié avant Madame Bovary diminue, en un sens, la valeur de ses Œuvres de jeunesse : elles n’ont même pas la valeur d’un début puisque Flaubert ne les reconnut jamais comme des œuvres achevées : ce n’est qu’avec la Bovary qu’il donnera, écrit-il, « son pucelage » au public. Novembre garde tout de même une valeur tout à fait spéciale ; c’est une œuvre indicative du point de départ de l’écrivain et du chemin qu’il a parcouru pour arriver à Madame Bovary. Ce Novembre, qui aurait dû expliquer à l’inquiète Louise le cœur vieilli et muré de l’homme, peut éclairer la genèse de l’œuvre flaubertienne et la naissance de ses personnages, enracinés, tous, dans le nœud ancien d’inquiétudes, de passions refoulées et de pressentiments poignants que le jeune artiste avait essayé d’exprimer en Novembre. Les choses indisables de Novembre sont tout de même destinées à être dites : elles seront dites par Emma, par Frédéric, par Mâtho, par l’armée entière de ces mercenaires qui, poursuivis par la fatalité et par la mort, n’arrivaient pas à saisir et à posséder leur rêve confus. Si les mille choses indisables de Novembre restèrent longtemps ensevelies dans un oubli apparent, cet oubli fut pourtant semblable à la tiédeur obscure d’une matrice ; des vies nombreuses, ces vies que Flaubert aurait dites « supérieures à la vie » (8) y furent, peu à peu, conçues. Les données de l’art flaubertien sont, en grande partie, présentes dans les analyses, dans les dissections psychologiques que Flaubert avait essayées dans cette œuvre que les critiques considérèrent comme le fruit d’une première période d’autobiographisme romantique ; autobiographisme romantique que l’écrivain surpasserait ensuite pour trouver une forme expressive plus authentique dans « l’impassibilité » du roman réaliste.

Pourtant, il ne s’agit peut-être pas d’un véritable changement de direction dans son effort créatif ; il s’agit plutôt d’un processus intérieur d’approfondissement du fait psychologique personnel et d’objectivation dans l’image-personnage de ce fait psychologique ; c’est cette objectivation, parfaitement réalisée dans l’image, qui suggère l’idée de l’impassibilité. On ne saurait autrement comprendre comment Flaubert, justement dans les années où il exige de lui-même et des autres un art « impassible », parle si souvent de « sympathie ». À un moment donné, lui-même, tous les êtres, les passions et la vie ne sont plus à ses yeux qu’ « un sujet à exercices intellectuels ». Même les époques disparues deviennent aussi présentes à celui qui les contemple que son propre esprit. L’impassibilité et l’objectivité flaubertiennes, il faut les entendre comme la possibilité d’atteindre un état de contemplation détachée, mais de quoi ? de la vie, des passions et de vous-mêmes » (9). Ne plus vivre en soi signifie vivre en soi plus que jamais, c’est-à-dire pénétrer la réalité par sympathie, jusqu’à l’absorber en soi ; cela signifie se contempler au milieu de l’écoulement sans fin des événements, de manière à fixer dans l’œuvre d’art ce qui s’écoule sans cesse, sans solution ni conclusion possibles ; cela signifie transformer les faits en fantômes — et ces fantômes, en ces réalités corporelles et en même temps incorporelles qui sont le miracle de l’art. Ainsi le romancier peut-il atteindre la représentation de ces images-personnages qui prennent un nom différent mais qui, pourtant, sont toujours et seulement lui-même (10), leur créateur.

« Écris l’histoire de Delamare », aurait conseillé Bouilhet à Flaubert, après la première version de Saint-Antoine (11). Cela devait être une cure contre les excès de son lyrisme ; mais si Flaubert accepta un conseil de ce genre, ce ne fut point une humble soumission d’élève ! L’histoire de Delamare, ou pour mieux dire de la femme de Delamare, la malheureuse Delphine, est pour lui, qui s’en rend compte immédiatement, une histoire racontable et exhausive.

L’art n’est grand que s’il grandit (12). Bientôt, la petite femme qui avait été Delphine devint pour Flaubert plus grande qu’elle-même ; s’il put avoir l’intuition immédiate de la transformation de l’objet en fantôme, du fait en rythme, c’est que les nerfs sensibles de celle qui avait été Delphine pour devenir Emma avaient déjà vibré dans ses nerfs malades ; mais la tâche dure et splendide de l’artiste « impassible » consistait à organiser les rêves dissolvants dans la ferme plasticité de la représentation esthétique (13).

Novembre est donc une tentative imparfaite de dire des « choses indisables » : des jeux avec la folie, une recherche anxieuse et angoissée de quelque chose d’introuvable et d’impossible, et tout cela éclairé par-ci par-là par les pressentiments splendides d’une vie inconnue et magnifique. Il est inutile de s’arrêter sur l’imperfection, l’ingénuité et le « mauvais goût » de certaines parties de Novembre, puisque Flaubert lui-même en a déjà fait justice. Les critiques n’ont prêté à Novembre que l’attention due à une œuvre de formation, appartenant à cette période que l’on appelle « exorde romantique » (14) de Flaubert : cela est tout à fait justifiable. Le caractère inégal de cette œuvre étant donné, il s’agit en effet d’une œuvre dépourvue d’un rythme constant se développant du commencement à la fin. On y trouve pourtant quelques pages curieuses et très remarquables. Il faut ajouter que ce sont peut-être les révélations que certains grands écrivains des premières années du vingtième siècle nous ont faites sur la psychologie de l’artiste qui nous ont rendu sensible à l’intérêt de ces pages flaubertiennes. Je suppose même que ces écrivains aient prêté à ces pages une attention profonde et spéciale et qu’ils se soient engagés résolument dans le chemin que Flaubert, dans son âge mûr, avait abandonné. Il est incontestable que Flaubert, dans Novembre, a mis en évidence les relations mystérieuses existant entre la première vision du monde d’un adolescent destiné à être artiste et les personnages-images qui sont le moyen par lequel l’écrivain réussit à exprimer les courants souterrains de sa personnalité. Analyse psychologique, dissection d’une adolescence ; mais d’une adolescence que j’oserais appeler une adolescence aggravée par le fait d’être l’adolescence d’un artiste. Si toute adolescence est un temps de conflits et d’angoisses, les conflits et les angoisses d’un adolescent destiné à être artiste n’en sont que plus graves, puisque l’artiste est par sa nature même différent des autres, des hommes actifs, pratiques, qui peuplent le monde. Ainsi Gide : « Que s’était-il passé ? Rien, peut-être… Alors pourquoi, tout à coup, me décomposais-je, et tombant entre les bras de maman, sanglotant, convulsé, sentis-je à nouveau cette angoisse inexprimable… On eût dit que, brusquement, s’ouvrait l’écluse particulière de je ne sais quelle commune mer intérieure inconnue, dont le flot s’engouffrait démesurément dans mon cœur ; j’étais moins triste qu’épouvanté ; mais comment expliquer cela à ma mère qui ne distinguait, à travers mes sanglots que ces confuses paroles que je répétais avec désespoir : « Je ne suis pas pareil aux autres, je ne suis pas pareil aux autres ! » (15).

Sur les souffrances de l’adolescent que Flaubert cherchait à vivisectionner (d’après ce qu’il dit dans sa lettre à Gourgaud-Dugazon), de l’adolescent qui poursuit l’apaisement de son besoin d’amour, s’insèrent les souffrances de l’artiste qui ne saurait se satisfaire dans une expérience commune, car il a vécu, par son imagination, des aventures impossibles, plus grandes que le vrai ; les souffrances d’un garçon qui entend sans les comprendre tout à fait (et sans en comprendre les exigences tragiques d’ascétisme) les appels de l’art et de la vie contemplative. C’est pourquoi la femme ne peut apaiser celui qui, par elle, cherche à atteindre, sans en avoir conscience, non seulement la satisfaction de son besoin d’amour, qui est commun à tous les hommes, mais aussi de son besoin de création, qui lui est particulier.

Le jeune écrivain met au point un moment de l’esprit très délicat : celui où l’enfant artiste se procure, presque volontairement, ses visions. Je rappelle ici la lanterne magique dont les images mystérieuses substituaient à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores dans la chambre de l’enfant qui est le héros du premier volume de la Recherche ; mais dans Novembre, l’enfant est déjà ce que le personnage proustien va devenir, non seulement le contemplateur des images projetées par la lanterne, mais la lanterne elle-même ; en d’autres termes, le producteur, le poète. Et nous donnons à ces mots tout leur sens, même étymologique. « Je me dépêchais bien vite de faire mes devoirs, pour pouvoir me livrer à l’aise à mes pensées chéries. En effet, je me le promettais d’avance avec tout l’attrait d’un plaisir réel ; je commençais par me forcer à y songer, comme un poète qui veut créer quelque chose et provoquer l’inspiration ; j’entrais le plus avant possible dans ma pensée, je la retournais sous toutes ses faces, j’allais jusqu’au fond, je revenais et je recommençais ; bientôt, c’était une course effrénée de l’imagination, un élan, prodigieux hors du réel…

« Et quand le soir était venu, que nous étions tous couchés dans nos lits blancs… comme je me renfermais encore plus en moi-même, cachant avec délice dans mon sein cet oiseau qui battait des ailes et dont je sentais la chaleur ! » (16)

L’intérêt de cette page, plus que dans la représentation de la rêverie de l’enfant, consiste dans la représentation de la « manière » dont cette rêverie se produit : il se hâte de finir ses devoirs pour avoir tout son temps disponible ; aux heures du sommeil de tous les autres, il met en branle son imagination : les lits et les rideaux blancs dans le dortoir silencieux deviennent pareils à un écran, à une toile immense se levant devant les yeux du rêveur pour qu’il la couvre de fantasmagories, telle une page destinée à être couverte de phrases et de rythmes, prête à recevoir toute possibilité d’existence évoquée ou imaginée.

La nuit (le temps) est tout : entière devant l’enfant et les blancs rideaux (l’espace) que le censeur a tirés s’étendent aussi devant ses yeux ; il cache dans son sein, avec délice, un oiseau qui bat des ailes, dont il sent la mystérieuse chaleur ; cet oiseau mystérieux, que peut-il signifier sinon l’imagination du poète ?

Sans doute, l’enfant ignore la signification exacte de sa rêverie : il est d’autant plus heureux que les heures sans sommeil sont longues ; chacune de ces heures semble le pousser vers un but mystérieux et brillant ; il croit que c’est la vie qui s’annonce ainsi ; mais c’est l’art, au contraire. Ceux qui sont destinés à la vie n’écartent point le présent pour peupler de fantômes une toile candide et sans signes !

L’enfant eut bien mille petites amours qui duraient huit jours ou un mois : c’étaient de vagues désirs, convergeant vers un but inconnu. « …C’étaient… comme une aspiration vers quelque chose d’élevé dont je ne voyais pas le faîte… » (17) Rêves, plutôt que d’un adolescent romantique, d’un adolescent artiste : ce sont encore les rêves de cet enfant qui, à neuf ans, avait écrit à son ami Chevalier, au milieu d’innombrables fautes d’orthographe : « …Le jour de l’an est bête… Si tu veux nous associer, moi, j’écrirais des comédies et toi tu écriras tes rêves, et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous conte toujours des bêtises, je les écrirais » (18). Ce sont encore les rêves de cet enfant qui avait regardé avec des yeux avides, par la fenêtre de l’amphithéâtre, le travail paternel, la réalité tragiquement exposée et sectionnée, pour courir ensuite à cette table verte de billard, qui était pour lui la scène de ses rêves les plus hardis, la rampe de la poésie :

« …Le jour de l’an est bête, …Toi tu écriras tes rêves… ».

Pour un tel enfant, l’invitation et l’appel de l’amour s’entremêlent et se confondent avec l’invitation et l’appel de l’art ; il ne fait pas que rêver, il peut et il sait provoquer ses rêves et entrer le plus avant possible dans sa propre pensée et la retourner sous toutes ses faces, aller jusqu’au fond et revenir pour recommencer son jeu ou, pour mieux dire, son expérience. La femme qui l’attire le plus, c’est la femme qui est sortie de ses conditions naturelles, la danseuse de corde, celle qui vit dans l’illusion, dans l’irréel, qui paraît vaincre les lois de la gravitation et casser son lien étroit avec la terre pour se transformer en chimère. Il désire quelque chose de splendide et d’informulable, et ce quelque chose, il le poursuit dans la danseuse « admirable »… « Avec quelle avidité inquiète je la contemplais quand elle s’élançait jusqu’à la hauteur des lampes suspendues entre les arbres et que sa robe brodée de paillettes d’or claquait en sautant et se bouffait dans l’air » (19). Une femme que l’on désire ainsi est, en réalité, moins femme que toute autre ; elle est plus que toute autre près de l’illusion de la lumière, détachée de la terre, suspendue parmi les branches des arbres, atteinte par les yeux du poète dans son élan vers l’idéal ; elle annonce déjà le « saut fantastique » parmi les étoiles du « clown admirable » de Banville.

L’actrice a le même pouvoir que la saltimbanque : elle est la femme qui « marche dans l’idéal d’un poète » comme dans une vie faite pour elle : « …la rampe me semblait la barrière de l’illusion ; au-delà, il y avait pour moi l’univers de l’amour et de la poésie, les passions y étaient plus belles et plus sonores » (20).

L’amour et la poésie, on les confond encore. Le jeune homme croyait-il possible que la poésie se réalisât dans l’amour ? Ou bien son illusion était-ce encore l’illusion romantique, l’illusion de Musset affirmant que la douleur est poésie ?

On ne dirait pas qu’il ait jamais cru à l’identité amour-poésie ; mais plutôt qu’il a pris, de même qu’il arrivera de le faire à Swann, l’appel de celle-ci pour l’appel de celui-là : la femme doit se libérer de son existence concrète, définie et limitée pour être poursuivie et désirée ; elle doit devenir image, vision ; la danseuse de corde et la femme de théâtre sont justement une image et une vision. Marie, la prostituée, devient elle aussi une image et une vision lorsque le jeune homme la regarde dans l’immobilité du sommeil, dénuée de toute résistance à la fantaisie du contemplateur, ou lorsque, après l’avoir perdue, il se met à l’aimer dans le passé ; il la cherche sans la trouver, elle n’est plus qu’un souvenir ; et c’est alors qu’il l’aime. Mais si ce souvenir, c’est une image : les inquiétudes et les rêves du jeune homme sont les inquiétudes et les rêves de l’artiste qui ne se connaît pas encore et qui ne s’est pas encore accepté. Son drame ne consiste pas dans l’impossibilité de satisfaire son désir de vie, mais dans la nécessité de ne pas le satisfaire pour pouvoir accomplir la transposition de la réalité du plan de l’existence au plan de l’image ; ce plan où l’on ne peut que connaître et contempler ; aussi doit-il détourner de lui la réalité pour pourvoir la connaître dans le souvenir. Si l’adolescent ne pénètre pas au cœur de la vie vécue, c’est qu’il s’engage tout entier dans un travail intérieur de découverte du monde et de projections d’images sur l’écran intact d’une vie qui n’a pas été vécue dans une sorte de disponibilité intérieure : « …Je tâchais de découvrir, dans les bruits des forêts et des flots, des mots que les autres hommes n’entendaient point… je composais avec les nuages et les soleils des tableaux énormes que nul langage n’eut pu rendre, et dans les actions humaines également, j’y percevais tout à coup des rapports et des antithèses dont la précision lumineuse m’éblouissait moi-même » (21). Ce démiurge, qui est l’homme destiné à l’art, n’a pas encore une idée claire de son destin, mais il sent déjà obscurément que pour lui il ne s’agit pas tant de vivre que de composer une vie supérieure à la vie, de soustraire les tableaux qu’il a entrevus dans les nuages au devenir de l’existence, d’en préciser les rapports et les antithèses. Il saisit les nuages d’un geste magique pour en composer des tableaux qu’aucun langage ne saurait rendre ; de même, il se sert de certains détails humains pour composer des personnages plus authentiques que les hommes qui nous frôlent chaque jour ; ces personnages, soustraits, eux aussi, au devenir, sont amenés dans un premier plan, où ils sont plus vrais que le vrai, plus grands que toute réalité commune.

L’homme actif, destiné à consumer sa vie toute entière en la vivant, ne s’attarde certainement pas dans le tourbillon des rues ; mais le jeune homme, qui deviendra un artiste, en est fasciné ; de ce chaos, il va tirer son cosmos : « …J’aimais à me perdre dans le tourbillon des rues : souvent je prenais des distractions stupides (22), comme de regarder fixement chaque passant pour découvrir sur sa figure un vice ou une passion saillante… ou bien je ne regardais seulement que les pieds qui allaient dans tous les sens et je tâchais de rattacher chaque pied à un corps, un corps à une idée, tous ces mouvements à des buts, et je me demandais où tous ces pas allaient et pourquoi marchaient tous ces gens… » (23). C’est là le processus de tout grand écrivain, qui ne part pas d’une idée dans laquelle il contraint la réalité ondoyante, mais qui, étant parti d’un détail concret, remonte au corps entier, aux buts. Du détail concret, oh arrive à l’architecture générale, à la construction, par images harmoniques et antithétiques, de la réalité poétique.

La vie humaine, pour le garçon, tourne autour de deux ou trois idées, de deux ou trois paroles, comme les planètes autour de leur astre. S’il est vrai qu’il se plaît en des rêves que l’on pourrait appeler romantiques (passions d’amour, nuits étoilées, monarchies perdues, tombeaux et berceaux, flots dans les roseaux, bruits d’armes), il est vrai aussi qu’il contemple tout cela avec une sorte de détachement et qu’il observe ses rêves se produire comme il avait observé les pieds de la foule allant et venant dans les carrefours : « …Je contemplais tout du même regard béant, comme une fourmilière qui se fût agitée à mes pieds. Mais, par-dessus cette vie si mouvante à la surface, surgissait une immense amertume qui en était la synthèse et l’ironie » (24).

Voilà quelques lignes où nous trouvons le commentaire le plus vrai que l’on ait fait aux œuvres mûres de Flaubert. C’est un commentaire « avant la lettre », un pressentiment de la plus haute importance de ce que son art deviendrait : un univers fantastique et lyrique, un élan effréné vers le rêve, une convoitise d’une vie supérieure à la vie, se critiquant, se contraignant, se moquant, dirait-on, d’eux-mêmes, s’organisant dans une vision tragique : l’immense amertume des choses ! Emma dont la pauvre vie se débat entre la casquette de Charles et l’impassible château de Rodolphe ; Mâtho qui, après avoir parcouru un chemin extraordinaire protégé par le voile de la déesse, est obligé à parcourir de nouveau ce même chemin comme un homme qui a été volé et trahi et dépouillé, un « ecce homo », à la merci d’une foule furieuse ; Félicité dont la grande réserve d’amour se confine à l’idolâtrie d’un perroquet empaillé ; Charles, pauvre homme médiocre qui, entre tous, est celui qui souffre la passion la plus dissolvante et aveugle ; Frédéric, avec sa rêverie profonde, dont la vie s’écoule entre les doigts comme du sable, sans qu’il lui arrive rien de vrai, de vivant ; Bouvard et Pécuchet, pauvres diables qui ont cherché des choses plus grandes qu’eux et à qui toute chose a toujours dit : non ! comme toute chose a toujours dit : non ! à Charles, à Emma, à Justin (on le crut un voleur de pommes de terre, ô pathétique, ô doux Justin !).

Grands personnages de Flaubert, si différents l’un de l’autre et si semblables, si profondément frères dans votre impossibilité à traduire en réalité vos aspirations et vos rêves, vous viviez déjà tous dans les fantômes qui peuplaient l’esprit d’un enfant génial ; dès lors, avant de vous avoir détaché de lui comme des objets, il avait vu sur vos visages communs, pathétiques ou désespérés ? les mêmes signes saisissants : amertume, ironie. Et sur ces visages profondément marqués, la fatalité projetait son ombre funeste : « …La fatalité, qui m’avait courbé dès ma jeunesse, s’étendait pour moi sur le monde entier. Je la regardais se manifester dans toutes les actions des hommes, aussi universellement que le soleil sur la surface de la terre ; elle me devint une atroce divinité » (25). Cette fatalité-là, c’est la même dont Charles connaîtra l’amertume écrasante, la même qui sera la dernière déesse de ces mercenaires, lesquels, à force de ravager et de piller des temples, finissent par ne plus croire « qu’au destin et à la mort ».

**

Les rêves flaubertiens se projettent donc sur le rideau candide de la vie non vécue ; ils s’y composent en images mesurées, en rythmes visifs, dans une lumière fatale d’ironie et d’amertume ; ces rêves vont bientôt se confondre avec les images souvenirs, en se plaçant sur le même plan et en acquérant la même signification. Ici se révèle une véritable filiation Flaubert-Proust (26). Le jeune héros de Novembre cherche dans l’amour, qu’il ne connaît pas encore, une révélation. S’il arrive chez Marie troublé par le désir, il n’est pas moins anxieux de saisir le sens mystérieux d’une révélation qu’il avait déjà cherché à découvrir « dans le pli de chaque vague, dans le contour des nuages enflés ». La femme qu’il possède est une prostituée mythique, presque sacrée, c’est la femme-désir, elle aussi sans paix et sans repos et, comme lui-même, inassouvie et inassouvissable. Le jeune homme reste en effet inassouvi et inassouvissable dans l’acte d’amour ; la valeur véritable de l’amour se révèle non dans le présent, mais dans le passé, non dans la possession physique, mais dans la connaissance de l’image-souvenir : « …Quelquefois mon souvenir me revient, si vif, si précis, que tous les détails de sa figure m’apparaissent de nouveau, avec cette étonnante fidélité de mémoire que les rêves seuls nous donnent quand nous revoyons avec leurs mêmes habits, leur même son de voix, nos vieux amis morts depuis des années… » (27). Plus tard, la femme étant perdue, il pensera à elle : « …Quelquefois je m’enferme exprès et seul, je tâche de revivre dans ce souvenir » (28). L’image de la femme absente se prête au même travail intellectuel auquel s’étaient prêtés les rêves du collégien : « …Aux imaginations que je m’étais faites naguère et que je m’efforçais d’évoquer, se mêlait le souvenir intense de mes dernières sensations, et le tout se confondant, fantômes et corps, rêve et réalité, la femme que je venais de quitter prit pour moi une proportion synthétique, où tout se résuma dans le passé et d’où tout s’élança pour l’avenir. Seul et pensant à elle, je la retournais encore en tous sens pour y découvrir quelque chose de plus, quelque chose d’inaperçu, d’inexploré la première fois ; l’envie de la revoir me reprit, m’obséda… » (29). La réalité ne se résout pas en soi en tant qu’acte, mais elle vaut être analysée et contemplée en synthèse quand, sous la forme d’image, elle revient au poète du fond de la mémoire. Que cherche encore le poète dans la femme qu’il a possédée ? Un nouveau plaisir, de la satisfaction, de la joie ? Certainement pas, mais plutôt la pleine révélation de ce qu’autrefois était resté inaperçu, inexploré. Si le désir d’amour se confond dans le jeune homme avec l’invitation à une révélation, à une connaissance, même le souvenir de la femme est une invitation non à un nouvel acte d’amour, mais à la recherche de l’inexploré. L’objet du désir se résout rapidement, par l’intermédiaire de l’image-souvenir, en objet de connaissance.

« …Si l’on pouvait extraire de soi tout ce qui y est et faire un être avec la pensée seule ! Si l’on pouvait tenir son fantôme dans les mains et le toucher au front, au lieu de perdre dans l’air tant de caresses et tant de soupirs… » (30).

Flaubert doute déjà de la réalité de l’amour. Qu’y a-t-il de vrai, sinon le rêve, le fantôme que le moi a créé et dont il peut faire une image ? « …Elle n’était peut-être ni plus belle ni plus ardente qu’une autre, j’ai peur de n’aimer qu’une conception, de mon esprit et de ne chérir en elle que l’amour qu’elle m’avait fait rêver… » (31).

La pensée de Marie devient obsédante lorsqu’elle n’est plus qu’un souvenir, un de ces souvenirs-flambeaux qui éclairent la nuit de l’existence ; tristes ou gais, n’importe, ils résument pour nous l’infini : « …Et l’on épuise quelquefois des siècles à songer à une certaine heure qui ne reviendra pas, qui est au néant pour toujours et que l’on rachèterait par tout l’avenir.

« Mais ces souvenirs-là sont des flambeaux clairsemés dans une grande salle obscure, ils brillent au milieu des ténèbres ; il n’y a que dans leur rayonnement que l’on y voit, ce qui est près d’eux resplendit, tandis que le reste est noir, plus couvert d’ombres et, d’ennui… »

« Le jour de l’an est bête ! » il est vrai ; mais de quelle allure royale les images-souvenirs, confuses avec les images-rêve, avancent sur le vert tapis du billard ou sur la candeur des rideaux tirés par le censeur ! Espace et temps, passé et avenir se résolvent en une seule dimension, la dimension de l’art et de la création.

Même Marie des Mémoires d’un fou avait été aimée de cet amour spécial, amour dans le passé, non comme réalité mais comme « tendre souvenir ». « …Je ne l’aimais pas alors, et en tout ce que je vous ai dit, j’ai menti : c’était maintenant que je l’aimais, que je la désirais ; que seul sur le rivage, dans les bois et dans les champs, je me la créais là, marchant à côté de moi, me parlant, me regardant. Quand je me couchais dans l’herbe et que je regardais les herbes ployer sous le vent et la vague battre le sable, je pensais à elle et je reconstruisais dans mon cœur toutes les scènes où elle avait agi, parlé. Ces souvenirs étaient une passion » (32).

Voilà donc le chemin que Flaubert vient de parcourir : de la réalité au souvenir, du souvenir à l’image, de la création de l’image à la contemplation de cette même image, c’est-à-dire à la réalisation artistique qui, seule, peut l’assouvir. C’est déjà l’aventure qui conduira Proust du Temps Perdu au Temps Retrouvé, de la vie à l’art-connaissance, en passant par l’oubli et la mémoire involontaire (33).

Il y a pourtant une heure où le héros de Novembre jouit du bonheur, de l’ivresse solennelle qui sont le propre de la contemplation, en présence de la femme elle-même. Quelle heure étrange et symbolique ! C’est dans le silence que la bouche de Marie se remplit de paroles, c’est dans le calme du sommeil que les angoisses et les passions du passé s’agitent vivantes autour d’elle, de même que des tentations innombrables prennent vie autour de Saint Antoine en prière : « …Le malheur, qui avait dû passer dessus, la rendait belle de l’amertume que sa bouche conservait, même en dormant, belle des deux rides qu’elle avait derrière le cou et que le jour sans doute, elle cachait sous les cheveux. À voir cette femme si triste dans la volupté et dont les étreintes mêmes avaient une joie lugubre, je devinais mille passions terribles qui l’avaient dû sillonner comme la foudre à en juger par les traces restées, et puis sa vie devait me faire plaisir à entendre raconter, moi qui recherchais dans l’existence humaine le côté sonore et vibrant… » (34).

Dans l’abandon du sommeil, la femme apparaît belle de son histoire, de son passé ; belle l’amertume, belles les rides caché.es sous les cheveux : belles, parce que évocatrices. L’entendre raconter ! Contempler son sommeil comme on écoute un conte I

Il est impossible de lire ces pages sans se souvenir de Proust et du sommeil d’Albertine : le sommeil d’Albertine et le sommeil de Marie ont la même puissance évocatrice ; si Albertine dormante est paysage, spectacle de la nature muette, Marie dormante est histoire, drame, conte. L’une est une image rythmique dans l’espace, l’autre une image rythmique dans la succession du temps : l’une et l’autre, invitation, prétexte à la contemplation.

Ainsi Proust : « …Le pouvoir de rêver que je n’avais qu’en son, absence, je le retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si en dormant elle était devenue une plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais j’étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même… Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m’appartenait davantage… Ce que j’éprouvais alors, c’était un amour devenu quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel dans sa sensibilité, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant les créatures inanimées qui sont les beautés de la nature… Son sommeil au bord duquel je rêvais… c’était pour moi tout un paysage… J’ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais jamais d’aussi doux que quand je la regardais dormir… » Et plus loin : « …Ce plaisir de la regarder dormir et qui était aussi doux que la sentir vivre… » (35).

Chez Proust, c’est la jalousie, qui déclenche ou, pour mieux dire, qui cristallise l’amour ; et encore, l’amour n’existe qu’en tant que jalousie, c’est-à-dire désir d’appréhender une connaissance qui échappe, d’accueillir en soi une image durable, soustraite aux vicissitudes de l’existence. L’amour du jeune héros de Novembre pour Marie répondait déjà à des exigences de ce genre : « …Je l’avais écoutée avec avidité, j’avais regardé tous les mots sortir de sa bouche, tâchant de m’identifier à la vie qu’ils exprimaient. Agrandies tout à coup des proportions que je lui prêtais, sans doute, elle m’apparut une femme nouvelle, pleine de mystères ignorés et, malgré mes rapports avec elle, toute tentante d’un charme irritant et d’attraits nouveaux » (36). Évidemment, le charme nouveau de la femme est en rapport avec le fait qu’elle se transforme en personnage dramatique ; nous ne voyons plus un homme pourchassant une femme, mais un poète poursuivant derrière cette femme, un drame. Il se sert de ses souvenirs à elle et des passions qui, autrefois, l’avaient bouleversée, pour composer des tableaux, comme il avait déjà fait avec les nuages et avec le soleil : dans les passions éteintes de la femme, il découvre ces mêmes passions et ces mêmes antithèses qu’il avait entrevues autrefois dans les actions des hommes et dont la précision lumineuse l’éblouit maintenant plus que jamais. La plus grande beauté de la femme, c’est son passé : les traces des passions éteintes semblent ouvrir à l’homme qui les observe, non, plus comme amant mais comme poète, les horizons illimités de la connaissance et de l’art, à travers l’objet même du désir. Eros révèle ainsi sa nature de daimôn ; amour, ce n’est que désir de connaissance. L’étrange plaisir de regarder la femme dormir, c’est le plaisir de la connaissance ; la beauté ravagée de la femme, c’est la beauté des images qui se lèvent de la contemplation : d’une vie appartenant au passé.

Si la condition du héros de Novembre est la condition d’un homme qui ne sait pas encore démêler la passion de la contemplation, mais les superpose et les confond (condition qui sera la condition de Swann), cependant des intuitions soudaines et des pressentiments éblouissants le touchent au plus profond de lui-même : au bord de la mer, dans un champ de blé, une félicité céleste atteint son âme : « …La nature m’apparut belle comme une harmonie complète… quelque chose de tendre comme un amour et de pur comme la prière s’éleva pour moi du fond de l’horizon… tout me sembla beau sur la terre… j’aimais tout jusqu’aux pierres qui me fatiguaient les pieds, jusqu’aux roches dures où j’appuyais les mains, jusqu’à cette nature insensible que je supposais m’entendre et m’aimer… » (37).

En revenant à la vie, il se sent tomber d’une grande hauteur : « …De même que j’avais un inconcevable bonheur, je tombai dans un découragement sans nom ». Il revient, en parcourant de nouveau les mêmes chemins, et en revoyant la trace de ses pas, il croit avoir rêvé : « Il y a des jours où l’on a vécu deux, existences, la seconde déjà n’étant plus que le souvenir de la première, et je m’arrêtais souvent devant un buisson, devant un arbre, au coin d’une route, comme si là, le matin, il s’était passé quelque événement de ma vie » (38).

Il a reçu une authentique annonciation : et il demande au buisson, à l’arbre, de même que Proust demandera à l’aubépine, à la saveur de la madeleine, à la dalle de la rue de Venise, le sens du mystérieux message. Stephen, le héros de Portrait of the artist as a young man, par Joyce, recevra une révélation, du même genre ; c’est lorsqu’il contemple la ravissante jeune fille touchée par le miracle de la beauté mortelle, pendant qu’elle joue avec son pied avec les flots de la mer.

L’image de la jeune fille s’empare de son âme à jamais : aucune parole n’interrompt le silence de son extase : « Un ange sauvage lui avait apparu, l’ange de la jeunesse et de la beauté mortelle… Son âme se perdait dans un monde nouveau, fantastique, obscur, aussi incertain qu’un monde sous-marin, traversé par des formes et par des êtres nébuleux » (39).

Voici donc les choses indisables de Novembre qui auraient dû expliquer Flaubert à Louise : le jeune homme qui est un artiste ne saurait s’assouvir sur le plan de l’existence ; les passions qui entrent dans son cœur, où elles se trouvent dans un lieu trop étroit et s’y enflamment l’ une l’autre « comme par des miroirs concentriques » (40), ne peuvent en sortir que transformées en images. Mille principes féconds cherchant leur forme et attendant leur moule, se pressent en foule dans le cœur de l’artiste. Pourtant, le jeune homme aime toutes les manifestations de la vie : de cette vie qu’il n’a point la tâche de vivre, mais de représenter, après l’avoir attirée à lui, vécue par sympathie.

Dans la deuxième partie de Novembre, le protagoniste est amené à une mort lente et inexplicable ; il mourut « lentement, petit à petit, par la seule force de la pensée, sans qu’aucun organe fut malade, comme on meurt de tristesse, ce qui paraîtra difficile aux gens qui ont beaucoup souffert, mais qu’il faut bien, tolérer dans un roman par amour du merveilleux (41). Cette mort a sans doute la valeur d’une allégorie et, pour la justifier, l’auteur invoque l’amour du « merveilleux ». Ce merveilleux ne peut signifier que la conscience, encore irrationnelle, que la poésie, comme le dit si bien Diego Valeri, est « un modo di morire al mondo, come la santità » (42). C’est Flaubert, cet homme mort pour le monde, ne vivant que par la méditation contemplative, qui sortira de la dépouille de ce jeune homme qui meurt par la seule force de la pensée. Sans doute, c’est là une métamorphose merveilleuse ; la métamorphose de Swann en Proust, de l’homme commun dans « le prêtre de l’imagination éternelle », lequel transfigure le pain quotidien de l’existence dans le corps d’une vie impérissable (43).

Flaubert pourtant ne représente pas d’une façon artistiquement exhaustive cette espèce de « transsubstantiation » du plan confus de la vie dans le plan, conscient de la représentation, comme le feront plus tard Proust et Joyce, ou Gide dans Les faux monnayeurs : il ne fait que la suggérer allégoriquement dans la mort « merveilleuse » de son héros. Comment le « prêtre de l’éternelle imagination, » a pu naître de la dépouille du héros de Novembre, cela resta pour lui une « chose indisable ; mais une « chose indisable » que Louise aurait dû comprendre et trouver, justement, exprimée dans cette mort merveilleuse. On ne saurait pourtant pas représenter ce « blanc » (44), qui sépare Novembre de la première édition de la Tentation, la Tentation de Madame Bovary, que par ces paroles de Joyce : « La personnalité de l’artiste, d’abord un cri, une cadence ou un état d’âme, puis une narration fluide et extérieure, s’amincit à la fin jusqu’à disparaître, se personnifie pour ainsi dire. L’image artistique dans la forme dramatique est la vie, purifiée par l’imagination humaine et projetée de nouveau au dehors par celle-ci. Le mystère de la création esthétique, comme celui de la création matérielle, s’est accompli. L’artiste, comme le Dieu de la création, reste dedans ou derrière, au-delà ou au-dessus de son œuvre, invisible… » (45)

C’est par cette voie que Flaubert, de Novembre, arriva à Madame Bovary et à L’Éducation Sentimentale : entre la sympathie et l’impassibilité flaubertienne, il n’y a qu’une contradiction apparente ; l’une serait sans signification sans l’autre.

Si Novembre est une œuvre imparfaite, inégale et emphatique, dépourvue, comme remarque Flaubert lui-même, de « tissu de style », elle garde quand même une importance remarquable, puisqu’elle représente une première tentative d’analyse psychologique non d’un enfant romantique, mais d’un enfant artiste, de quelqu’un en somme, pour lequel la vie et les passions ont une valeur non en elles-mêmes, mais en tant qu’elles sont susceptibles de se transformer « dans le corps radieux d’une vie impérissable ». Novembre a été la première tentative de représentation, artistique d’un drame de l’intelligence. Les grands romanciers des premières années du vingtième siècle y reviendront, pour atteindre une expression accomplie et parfaite.

Lorenza  Maranini.

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Cette Étude a paru une première fois dans LA RIVISTA DI LETTERATURE MODERNE — Anno III, n° 3, Luglio, Settembre 1952 — puis, traduite en français par les soins de l’auteur, dans le BULLETIN DES AMIS DE FLAUBERT — Année 1955, n° 7.

Elle a été ré-éditée dans une brochure intitulée : VISIONE E PERSONAGGIO SECONDO FLAUBERT, publiée à Liviana Editrice in Padova 1959, et traduite sous le contrôle de l’auteur que nous remercions de sa bienveillance.

(1) Gourgaud-Dugazon était alors professeur de sixième au Collège Royal.

(2) Correspondance, éd. Conard, 1926, 1ère série, pp. 93 et suiv.

(3) Flaubert lui-même avait lu Novembre à Louise. Le 7 novembre il lui avait écrit : « Novembre est de côté, je te l’apporterai ». (Corr. I, 403). Louise en avait été émue et elle l’avait comparé à René. (Corr. I, 409).

(4) Corr. I, 410.

(5) Corr. III, 379. Novembre parut, posthume. (Appendice aux œuvres complètes de G. Flaubert, Œuvres de jeunesse inédites. Éd. Conard, Paris, 1910.

(6) Corr. IV, 381.

(7) Journal des Goncourt. Champion, Paris, 1888-1892, 157.

(8) En ce sens on peut dire, avec Thibaudet, que la véritable autobiographie, les vraies confessions sincères, se trouvent dans les personnages objectifs, dans les personnages qui vivent une vie personnelle tout à fait indépendante de celle de leur créateur ; tandis que l’autobiographie, l’épanchement lyrique et subjectif, bref, les confessions autobiographiques, ne révèlent d’une vie que ce qui est accepté par la conscience et qui rentre dans les limites d’une personnalité définie. « Frédéric est, comme Emma ou comme Binet, même comme Bouvard et Pécuchet, une possibilité que Flaubert tire de lui-même ». Thibaudet, Gustave Flaubert, Paris, 1935, p. 142.

(9) Lettre à Mlle de Chantepie. Corr. IV, p. 181.

(10) « Toutes les œuvres de Flaubert répondent de la même manière immédiate à la véritable nature et, en ce sens, elles sont toutes franchement lyriques », observe Benedetto dans l’Introduction à Les origini di Salammbô. Firenze, 1920. L. Laumet (La sensibilité de Flaubert, Alençon, 1951, p. 67) remarque aussi, à propos de l’impassibilité flaubertienne, que les critiques contemporains de Flaubert, lorsqu’ils lui faisaient un reproche de s’être « opéré le cœur », ne voyaient que les apparences : « …malgré sa volonté de paraître impassible, Flaubert révèle sa nature infiniment complexe… Pour voir en pleine lumière le vrai Flaubert…, il faut chercher dans ses lettres et dans ses Juvenilia ».

(11) Du Camp, Souvenirs littéraires, Hachette, Paris, 1882-1883, chap. XII.

(12) Corr. I, 428.

(13) M. Thibaudet observe que toutes les lettres à Louise où Flaubert fait d’insistantes allusions à ses « affres » d’écrivain, en accusant un sujet qui ne lui aurait pas été congénital, ont été écrites au cœur de la nuit quand l’homme est fatigué, presqu’au bout de forces ; il s’agit, en réalité, plus que du mal d’écrire sur un certain sujet, du mal, de la fatigue, de la peine d’écrire. (Œuv. cit., p. 69). D’ailleurs, Flaubert n’écrivit jamais (à l’exception de la première version de la Tentation) avec facilité et avec joie. Les mêmes tourments, il les exprime pendant la composition de Salammbô.

(14) A. Pozzi, Flaubert, La formazione lettararia. Milano, 1940 ; A, Coleman, Flaubert’s literary development in the light of his Mémoires d’un Fou, Novembre and Éducation sentimentale, Paris, 1914.

(15) Si le Grain ne meurt, Paris, 1928, p. 136.

(16) Œuvres de jeunesse inédites, Il, p. 165 et suiv.

(17) Œuv. cit., p. 169.

(18) Corr. I, p. 1

(19) Œuvres de jeunesse inédites, II, 165.

(20) Œuv. cit., II, 173.

(21) Œuv. cit., II, 173.

(22) En quel sens, stupides ? Stupides pour les autres, pour les hommes qui vivent, pour les esprits actifs, ou stupides en tant qu’elles expriment la stupeur du contemplateur ? C’est un mot, dans ce cas, prégnant.

(23) Œuv. cit., II, 175.

(24) Œuv. cit., II, 172.

(25) Œuv. cit., II, 184.

(26) Marie Ortiz, dans son essai Flaubert visto da Proust (La Rassegna d’Italia, dicembre 1948, p. 1213) a remarqué l’analogie entre la conception proustienne de la mémoire involontaire qui serait à l’origine de la représentation artistique et la manière tout à fait involontaire et inconsciente de laquelle certains souvenirs appartenant à un passé révolu reviennent dans la représentation artistique flaubertienne, presque en contraste avec le processus de l’observateur précis et minutieux — attitude qui a donné, lieu au courant réaliste.

(27) Œuv. cit. II, 203.

(28) Œuv. cit. II, 235.

(29) Œuv. cit. II„ 205.

(30) Œuv. cit. II, 237.

(31) Œuv. cit. II, 238.

(32) Œuvres de jeunesse inédites, I, 538.

(33) Sur la théorie proustienne de l’art, je renvoie à mon étude. Proust, Arte e Conoscenza, Firenze, 1933.

(34) Œuv. cit. II, 214.

(35) M. Proust, La Prisonnière, Paris, 1923, 192 et suiv.

(36) Œuv. cit. II, 230 et suiv.

(37) Œuv, cit. II, 191.

(38) Œuv. cit. II, 191 et suiv.

(39) E. Dujardin (Le monologue intérieur, son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce et dans le roman contemporain, Paris, 1931), en définissant l’expression « monologue dans le roman », se rapportait à Flaubert, mais ce me semble, sans approfondir assez la question : « …Il y a monologue… lorsque l’écrivain, employant la troisième personne, rapporte les pensées du personnage de la même façon que les historiens de l’antiquité rapportaient les paroles de leurs héros en « discours indirect », ou de la même façon dont usaient Flaubert et les naturalistes avec leurs récits à l’imparfait… » (p. 39). Je suppose même qu’un épisode tel que l’épisode des rêveries divergentes et simultanées de Charles et d’Emma dans Madame Bovary ait été le premier pas vers le véritable monologue intérieur. Sans doute, c’est Flaubert qui a fait, le premier, usage constant dans le roman de deux registres différents : dans l’un, on représente la forme extérieure des choses et des actes ; dans l’autre, la rêverie des personnages. Il n’arriva pourtant pas jusqu’à des couches si profondes et si inconscientes que, plus tard, Joyce ; ce dernier, en effet, descendra, jusqu’à un chaos de sentiments et de réminiscences, jusqu’aux images, à l’instant où elles forment la pensée, bref, à la pensée elle-même en train de se former. (L. Gillet, Revue des Deux Mondes, 1er août 1925). Mais cela ne se rapporte pas à notre sujet.

(40) Œuv. cit. II, 179 et suiv.

(41) Œuv. cit. II, 256.

(42) Introduction à La Signora Bovary, Milano, 1936.

(43) Joyce, œuv. cit.

(44) Je me sers ici d’une expression proustienne. (À propos du style de Flaubert, dans Chroniques. Paris, 1927, p. 193 et suiv.).