Éditorial : Le décès de M. Jacques Toutain

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 20 – Page 3

 

Éditorial :

Le décès de M. Jacques Toutain

Ce fut pour tous ceux qui le connaissaient, une pénible surprise d’apprendre par le journal, le matin du 8 septembre, le décès de M. Jacques Toutain, notre président, que nous avions encore rencontré quelques jours auparavant, plein d’allant, de projets et de santé. Nous mesurâmes d’emblée les conséquences fâcheuses de sa trop rapide disparition, pour toutes les Sociétés, comme la nôtre, qu’il dirigeait avec une ardeur, un dévouement, un entrain et une fougue presque juvéniles.

Nous nous le répétions à ses obsèques, où nous étions venus nombreux, malgré la dispersion habituelle des vacances, pour lui manifester notre reconnaissance. Nous savions qu’il faudrait bientôt le remplacer, que parmi nous, un Rouennais serait choisi, qu’il devrait à son tour se dévouer pour assurer sa succession et maintenir debout l’œuvre que son père et lui avaient mise ou remise sur pied, et développée durant un demi-siècle. Avec la vie moderne, accélérée et exigeante, toutes les présidences sont pénibles à exercer aujourd’hui et leurs titulaires ont souvent l’impression de porter une sorte de couronne d’épines. Même, avec ce sentiment au départ, il doit toujours se trouver dans une société, un membre qui accepte pour le bien commun, de poursuivre ce que d’autres, en des temps plus simples et mieux disposés, avaient voulu devoir créer.

L’amitié du plus grand nombre, beaucoup plus que ma compétence limitée de l’œuvre flaubertienne, a voulu que je sois sollicité aussi bien de l’intérieur de notre groupement, qu’espéré de l’extérieur, pour continuer leur œuvre. On admettra que je suis de fort ancienne souche rouennaise, qu’en particulier mes grands-parents ont connu plusieurs membres de la famille Flaubert et qu’aussi, je dois avoir ce caractère des Rouennais qui ne déplaisait pas au romancier ; car il ne les plaçait pas nécessairement tous dans le même moule. Il me plaît parfois de reprendre avec rudesse la vieille hache d’abordage d’autres ancêtres dieppois, lorsque je juge mes compatriotes trop timorés ou hésitants. C’est sans doute l’un des rares points communs que je dois avoir avec Flaubert. Je me suis demandé si cette analogie dans le comportement n’avait pas joué un rôle essentiel dans le choix déterminant de nos collègues. Si j’ai accepté cette mission supplémentaire, alors que j’en remplis d’autres, à la Société Libre d’Émulation ou au Syndicat d’Initiatives, c’est parce que j’ai pensé que, sur le plan rouennais et normand comme sur celui beaucoup plus vaste de la littérature française et universelle, notre Société a le devoir d’exister et de se maintenir dans sa ville natale.

Avec l’aide et l’appui d’une petite équipe résolue et éprouvée, avec le désir certain de tous de persévérer, nous franchirons ce cap douloureux. Nous maintiendrons d’abord, et en même temps nous tâcherons, sur l’exemple fourni par d’autres sociétés analogues, comme celles de Balzac, de Chateaubriand, de Zola, de Stendhal, d’Alain, de découvrir la formule qui convient le mieux à notre auteur et aussi à nos possibilités régionales et françaises.

Mais d’abord, à chacun de nous nos devoirs.

Il est nécessaire que nos Membres aient Je sentiment de leurs obligations et que, surtout dans leur entourage, ils s’efforcent de nous découvrir de nouveaux adhérents. Les temps sont durs, peut-être, diront certains : ils l’ont toujours été. Nous ne sommes que deux cent cinquante. Or, pour publier chaque année deux Bulletins convenables, si possible judicieusement illustrés, plaisants à l’œil, il faudrait être presque le double. Est-ce vraiment impossible, rien que dans la région normande ? La liste des adhérents devrait vous en convaincre. Actuellement, pour qu’une société éditant un Bulletin puisse vivre à son aise, il lui faut cinq mille nouveaux francs par an. Les grands mécènes individuels d’autrefois ont disparu, mais est-ce que les puissantes Sociétés bancaires ou industrielles ne pourraient pas nous verser des cotisations de membres d’honneur ? Aidez-nous d’abord et les providences municipale et départementale feront le reste. Comptons surtout sur nous-mêmes, nous y gagnerons en vitalité. Le bureau d’une Société n’est que son moteur et le meilleur moteur du monde — ce qui n’est certainement pas notre cas — ne vaut guère si, faute de carburant en quantité suffisante, il est contraint de tourner au ralenti. Cherchez nous un ou deux nouveaux membres. Ne craignez jamais de majorer vos cotisations, si vous désirez notre amélioration.

De notre côté, nous pensons moins modifier qu’améliorer. Nous continuerons comme par le passé à nous rendre en décembre sur la tombe de Flaubert et en mai à Croisset, à organiser à Rouen ou ailleurs une ou deux conférences, à veiller de près à tout ce qui intéresse Flaubert et ses amis. Ne perdons jamais de vue qu’après les périssables attachements familiaux, notre Société concrétise sa famille intellectuelle. On peut être Flaubertiste pour maintes raisons qui ne se rejoignent pas nécessairement toutes, pour la magnificence de son style, pour l’élan de sa pensée, pour sa souffrance littéraire, parce qu’il représente une forte expression de sa province et il doit y en avoir encore d’autres. Quels que puissent avoir été les motifs intimes de notre adhésion, nous avons tous à cœur de servir sa mémoire, de contribuer au rayonnement de son œuvre et au développement de son étude critique. Nous songeons à améliorer ce bulletin, lien naturel entre tous les Flaubertistes du monde. Nous demandons aux plus avertis de nous réserver leurs articles et aux autres, de nous communiquer les extraits de journaux, les notes de lecture et leurs découvertes qui, si petites soient-elles, peuvent souvent être publiées et apporter un éclaircissement souhaité sur des points demeurés obscurs.

Que chacun aussi n’oublie pas que c’est un devoir de critiquer, de faire connaître son opinion sur ce qui lui paraît bien, et aussi, mal, Ce sera pour moi un signe évident d’intérêt et de vitalité auquel je serai agréablement sensible : le silence est toujours déroutant. Donc, que chacun veuille bien prendre sa rame et la conduite du gouvernail en sera mieux assurée !

Nous croyons sincèrement que Croiscet, uniquement à cause de Flaubert, a été au siècle dernier, l’un des hauts-lieux de la littérature française. Il nous suffit parfois d’y amener des étudiants étrangers, d’Afrique ou d’Amérique même, d’y noter leur silence religieux, d’y sentir la surprise et l’embarras de leur émotion, pour comprendre ce que les romans de Flaubert représentent à leurs yeux et dans leurs pensées. Un homme a vécu là, en ermite, à la fois obstiné et altruiste, pour la grandeur et la beauté de sa langue natale. Ils le savent et ils le sentent. Croisset a été au XIXe siècle comme l’école de Rouen des Lettres Françaises.

C’est pourquoi nous avons le dessein de donner dans notre Bulletin une place accrue à ses amis les plus notoires, comme les fidèles Bouilhet et Maupassant, de formation rouennaise, mais aussi d’y associer tous les autres, littérateurs ou non, qui vinrent ou lui écrivirent à Croisset et qui ont pu, par des incidences, avoir une résonance dans sa vie d’homme comme dans son œuvre. Il nous apparaît qu’en agissant ainsi, nous favoriserons un nouvel élan de son œuvre critique et que nous le placerons sur sa voie naturelle et humaine. Nous devons éviter de trop le louanger, pour en faire une sorte d’écrivain-dieu, mais seulement ce qui lui plut d’être : un homme-écrivain ; c’est tellement plus simple et plus vrai.

Tout président, à l’imitation d’un capitaine, aime entraîner l’attaque, distribuer le jeu et imprimer un style particulier qu’il essaie de communiquer à ses autres joueurs. Voici, à mon sens, la meilleure formule que nous devons utiliser actuellement.

Corneille et Flaubert sont les deux noms les plus prestigieux de Rouen. Tous deux ont leurs admirateurs qui sont souvent les mêmes. En Flaubertistes, nous, avons un rôle et des devoirs à remplir. Ils seront d’autant plus faciles pour les responsables, dans la mesure où chacun à sa place aura réfléchi à ces lignes et accepté de pratiquer le jeu avec entrain et avec le style que je lui soumets à dessein.

 

André Dubuc

avril 1962.

Le bureau des Amis de Flaubert remercie les journaux qui ont annoncé la mort de M. Jacques Toutain et qui ont cru bon de signaler ses travaux, son dévouement et ses nombreuses activités culturelles dans sa ville natale.