Une phrase de Salammbô

Les Amis de Flaubert – Année 1962 – Bulletin n° 21, page 14

Une phrase de Salammbô

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar ».

Cette première phrase de Salammbô est considérée, à juste titre, comme l’une des plus belles de la langue française. Elle est comme une enseigne lumineuse ou la vitrine d’un magasin, elle vous engage à entrer plus avant à la découverte des pages qui suivent. On peut toutefois s’étonner qu’elle ne soit pas plus souvent citée dans les études sur la vie et sur l’oeuvre de Flaubert ou dans les anthologies.

Une ligne d’une douzaine de mots suffit à faire entrer dans le vif du sujet, et il n’y en a guère de plus concises que chez La Fontaine dont Flaubert était d’ailleurs un admirateur :

« C’était à Mégara … » C’est la précision dans l’espace, dont les jardins d’Hamilcar donnent le lieu exact. C’est la précision dans le temps. Carthage et le père d’Annibal, avec automatisme, nous mènent à l’époque des guerres puniques.

Cette concision dans la précision du temps et de l’espace n’est que la vision première de la beauté et de l’esthétique de cette prose passée à l’épreuve du gueuloir. Ce qui frappe alors, c’est ce « musicisme » si cher à Jean Royère, cette sonorité éclatante, ce chatoiement, cette coloration des mots car l’oreille et l’oeil ont la même importance.

« Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée

Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée… »,

disait Boileau.

La beauté de la phrase de Flaubert est due à l’harmonisation verbale dans la disposition des mots en trois consonnances ou syllabes et si nous l’écrivions ainsi :

C’était à

Mégara,

Faubourg de Carthage,

Dans les jardins

d’Hamilcar.

C’est presque une poésie.

Lorsqu’on y ajoute la répétition de la sonorité fondamentale par l’allitération du A, il y en a huit en douze mots, cela devient un chant. La Fontaine avait compris cette loi de la répétition qui est universelle et en fit fréquemment usage

« Tu seras châtié de ta témérité »…

Sans vouloir refaire le sonnet des voyelles d’Arthur Rimbaud « A Noir, E Blanc, I Rouge, U vert, O Bleu ; Voyelles, … »

Cette vision et cette répétition auditive ne donnent-elles pas l’impression des rouges sables brûlants d’Afrique, des langages barbaresques, des mélopées au sommet des mosquées, des prières pour Allah et Mahomet, dans la sonorité de prédilection arabe.

Enlevez cette note incisive et lancinante, brisez son rythme et la phrase perd toute sa beauté.

Myriam Harry a imité Flaubert en débutant sa nouvelle Antinous. Devant la beauté flaubertienne, dans la disposition des mots, elle a cru en conserver tout le charme, ne changeant que les noms propres

« C’était à Sidi-Bou-Saïd, au-dessus de Carthage, dans la haute demeure de la princesse Mélisinde »…

Le rythme n’y est plus, l’allitération ne fait plus sonner sa lettre dominante. La phrase n’est pas passée par la forge du maître de Croisset.

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar… Ils criaient, sautaient, les plus gais commençaient des histoires… »

Lucien Andrieu

(Bibliothécaire de la Mairie de Croisset-Canteleu).