Henry James et Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 37

 

Henry James et Flaubert

Henry James, frère de William, le philosophe américain du pragmatisme est l’auteur de nombreux romans d’analyse et d’un ouvrage sur Flaubert, en anglais, paru en 1902, et qui vient seulement d’être traduit en français, par Michel Zéfarra (Éditions de l’Herne, Paris). Né en 1843, ayant vécu à Paris de nombreuses années, il avait personnellement connu Flaubert. Il se fit naturaliser anglais et devait mourir en 1916. Il était demeuré profondément anglo-saxon de caractère et d’idées, écrivant : « Nous, tout au moins les Anglo-Américains, qui sommes davantage répandus dans le monde, gîtons un peu partout, et dont le code des rapports humains est plus lâche, plus superficiel et marqué aussi de moins d’intelligence, nous nous contentons d’arrangements à bon marché ; bien persuadés que toute prétention à séduire en est absente, nous nous portons, nantis d’une bonhomie servant de couverture à notre épaisseur intellectuelle, vers tout lieu susceptible de nous amuser ».

Henry James fut le précurseur de l’irlandais Joyce : « le seul véritable interprète du langage romanesque de Flaubert ». James se demandait si, à la lecture de certains passages de la correspondance du romancier rouennais, si son soutien majeur n’était pas la haine. Il avait eu la chance de le rencontrer parfois dans les toutes dernières années de sa vie : « grand, puissant, saisissant d’aspect, ses amis allaient admirer en lui l’Aîné, le type même de la vitalité normande et lui-même, en homme d’imagination, semble avoir senti parler la race dans sa stature, dans sa prestance, dans l’« éclat de ses yeux saillants comme dans sa longue moustache fauve ».

Il dut venir le voir à Croisset car il en dit : « Croisset ! Néanmoins, c’est dans une longue sécurité, dans la solitude presque toujours inviolée de Croisset près de Rouen, qu’il se présente surtout à nos yeux, burinant livre après livre dans une ancienne et vaste pièce aux multiples fenêtres dont la terrasse surplombe une large Seine et ses bateaux qui passent. C’était en fait une cellule monacale, close aux échos du monde et à ses accidents, dont l’immobile silence, durant de longues périodes, n’était guère rompu que par le grincement des chaînes de hallage des chalands sur le fleuve… en dépit de sa totale impiété, Flaubert fut essentiellement un anachorète ».

Par contre quand il vivait à Paris, il était selon James, qui l’y connut, pensait « qu’au cours des mois qu’il passait régulièrement à Paris, il se montrait tout à fait disponible à l’amitié. Sensible, passionné, bourru non moins qu’épris d’une sociabilité immédiate (car s’il détestait en bloc ses contemporains, sa timidité le rendait humain et lui faisait abandonner cette attitude quand il rencontrait des individus), il apparaissait dans le privé, comme l’être non banal par excellence, peut-être était-il plus attachant pour les hommes que pour les femmes, car se dégageait de lui une aura de respect n’ayant absolument rien de fade, respect non fondé, si l’on en juge par l’apparence de gens respectables,  sur une vague présomption mais que l’on témoignait presque exclusivement à ses incohérences, à ses bizarreries et qui par conséquent était très voisin de l’affection. En tout cas ses amis composaient un cénacle plein de diversité et de vie dont Flaubert, par sa personnalité pittoresque était souvent le centre naturel et incontesté, en partie, cela tenait peut-être au comportement tellement familier qu’il avait chez lui. À toute heure de l’après-midi il portait encore cette longue et cordiale robe de chambre, avec pantalon assorti dont nous avons tous associé l’image à la littérature française : ce véritable habit des libres propos. Et les libres propos foisonnaient autour du feu d’hiver, car le cénacle se composait presque entièrement de la fine fleur de ses contemporains : philosophes, gens de lettres et gens d’affaires de sa génération comme de la suivante.

À l’époque à laquelle je songe, Flaubert avait un petit logement haut perché à l’extrême pointe, presque une banlieue alors du faubourg St-Honoré. Là, le dimanche après-midi, tout en haut d’un escalier interminable, on pouvait rencontrer au sein d’un nuage de conversations et de fumée, la plupart des romanciers du sillage balzacien. Manifestement, ceux d’une autre origine, d’une autre tendance n’étaient point du nombre : on n’eût même pu imaginer leur présence. On ne voyait là, si je me souviens bien, nul de ceux dont les romans paraissent alors en feuilleton dans la Revue des Deux Mondes. En dépit de Renan, de Taine et de deux ou trois autres, un collaborateur de la Revue n’aurait pu en ce milieu retrouver sous ses pas sa lande natale… Il n’y avait pour ainsi dire que la conversation, extrêmement diverse et intense, rien sinon une idole peinte, rehaussée d’or, riche vestige du passé aux dimensions considérables installé contre la cheminée. Flaubert était énorme et manquait d’assurance, mais en même temps flamboyait et retentissait et de lui, je me rappelle avant tout une certaine idée de la courtoisie, une ouverture aux relations humaines, auxquelles manquait seulement de savourer avec certitude quel comportement adopter… En tout cas la présence presque constante, dans cette petite pièce haut perchée au bout du faubourg, d’autres gens et d’autres voix, contribue à clarifier mes souvenirs. Si j’entendais très clairement la voix de Flaubert, c’est que mes sens conservent vif cet après-midi d’hiver, un jour de semaine, où par extraordinaire je me trouvai seul, et où je ne sais sous quelle impulsion il se mit à me lire, pour me confirmer un jugement qu’il avait lancé, un poème de Théophile Gautier. Il le donnait en exemple de vers intensément et spécifiquement français, français dans un genre de mélancolie à laquelle il estimait que ni Gœthe, ni Heine, ni Léopardi, pas plus que Pouchkine, Tennysson ou Byron, n’avaient su atteindre. Il me convertit alors à son sentiment, tant par sa sensibilité aux vers que par sa haute déclamation…

Henry James dit ensuite qu’il dut « avoir un sens spécial pour de tels événements quand il se revoit, très jeune à Paris, chez ses parents, saisir sur une table la dernière livraison de la Revue (de Paris) où était en cours de publication le chef-d’œuvre de Flaubert (Madame Bovary) qu’entourait un parfait silence. Le moment n’est point historique, mais nous dirons qu’à la lumière de l’histoire, il allait devenir à ce point inoubliable que ses moindres aspects continuent de vivre en moi : il est toujours là tout au fond des temps. Si je ne me trompe la couverture de l’ancienne Revue de Paris était jaune comme la nouvelle et au verso : Madame Bovary : mœurs de province, était déjà, en tant que seul titre, quelque chose de mystérieusement prenant, chargé d’un indéchiffrable sens. Je ne connaissais pas les passages précédents, comme j’allais ignorer la suite ; pourtant, elle m’est toujours présente, mon image d’alors debout contre la basse cheminée à la française, tout en peluches et ornements, y puisant avec autant de surprise, tant de surprise, tant de passion, et peut-être avec un tel éclair de pressentiment, que le petit salon ensoleillé, le jour d’automne, la fenêtre entrouverte, sur le gai tumulte de la rue Montaigne se mêlent plus ou moins au récit, comme le récit se mêle plus ou moins à eux… Madame Bovary ne porte pas seulement le sceau du parfait ; c’est la perfection en soi, apparaissant avec une assurance pure et suprême qui tout ensemble provoque et défie le jugement critique, car cet art irréprochable ne doit rien à la noblesse ou au raffinement d’un sujet : il ne fait que donner à une matière passablement vulgaire une forme insurpassable. Par elle-même la forme est aussi captivante, aussi vivante que ne l’est le sujet dans son essence, même, et pourtant elle s’y adapte si étroitement, en épouse tellement la vie qu’on ne la voit jamais s’isoler dans son existence propre. Voilà l’authenticité, la plénitude même. L’œuvre est un classique parce qu’il s’agit d’un objet suprêmement fait, qui démontre qu’en une telle facture doit résider l’éternelle beauté »…

Ce témoignage d’Henry James est d’un grand intérêt. D’abord il a connu et fréquenté Flaubert, même s’il donne ses souvenirs vingt ans après, et s’il rapporte le choc qu’il a subi en lisant à la dérobée, à l’âge de treize ans, Madame Bovary. On n’a pas de témoignages semblables. Mais aussi, il rapporte ce qu’étaient les dimanches parisiens des romanciers après la guerre de 1870, Zola et Maupassant ont eux aussi exprimé leurs impressions. Ils devaient être tristes, maussades et ternes. Aussi, les romanciers interrompant leurs travaux journaliers étaient heureux de se regrouper et de s’inviter ou d’aller passer leur après-midi chez l’un de leurs aînés ou de celui qu’ils considéraient comme leur chef de file. N’oublions pas que le téléphone n’existait guère, la radio, la télévision, les réunions sportives, pas davantage, et que les résidences secondaires n’étaient pas encore à la mode. Si bien qu’il faut penser que le repos dominical devait être triste et mortel. Ayant, il nous le semble du moins, moins de soucis divers que nous, la belle ou bonne époque avait ses revers, ce qui explique que vivant sur un rythme plus lent et certainement plus naturel que nous, ces générations s’ennuyaient plus que nous ne le supposons et que l’on retrouve à fleur de peau chez Madame Bovary et dans l’Éducation Sentimentale. Une preuve sans doute que les hommes et les femmes ne sont et ne seront jamais complètement satisfaits de leur époque.

 

André Dubuc.